6

Cette séance au laboratoire me laissait furieux et assez désemparé. La situation se trouvait retournée. Le docteur Mops, que je traitais jusque-là avec désinvolture, avait pris barre sur moi. Je me sentais diminué, prêt à subir son ascendant encore que je m’en défendisse. La pensée que je pouvais avoir été attiré dans je ne sais quel traquenard se faisait aussi jour en moi. Dès que nous eûmes quitté les salles d’expérience, il abandonna le ton un peu solennel qu’il avait pris, pour retrouver sans transition l’allure bonhomme et cordiale qui était à l’ordinaire la sienne. Ce brusque changement d’attitude ne fut pas sans me confirmer qu’il n’y avait qu’affectation dans sa jovialité coutumière, et je me tins encore davantage sur mes gardes.

— Un peu de genièvre ? me proposa-t-il quand nous fûmes dans le bureau. Skiedam est notre Bordeaux, et porte la renommée de la Hollande dans tout l’univers. Ma foi, cela vaut bien Rembrandt !

J’avalai l’alcool et me sentis plus rassuré sur mes bases. Le docteur se cala dans un fauteuil et, croisant les bras, commença par caresser à plusieurs reprises ses biceps velus sous les manches courtes de la blouse blanche.

— « Je vous ai dit, cher monsieur, que je ne voulais pas avoir de secrets pour vous. Cela va m’obliger à vous rappeler quelques données histologiques. Elles peuvent ne pas vous intéresser, elles ont leur importance. Depuis longtemps on a remarqué que, à l’inverse des cellules ordinaires qui composent notre organisme, les cellules nerveuses ne se multiplient pas. Vous naissez avec toutes vos cellules nerveuses et, leur nombre ne pouvant augmenter, elles vous accompagnent jusqu’à la mort. Ainsi, dès la naissance, la structure matérielle du système nerveux qui supportera tout l’édifice psychophysiologique de votre personne est prête à jouer son rôle, à se charger de toutes les connaissances que vous acquerrez. En d’autres termes, votre cerveau est une plaque qui s’impressionne à mesure que vous avancez dans la vie, et sur laquelle vous ne pouvez rien effacer puisque les grains qui la constituent sont toujours les mêmes. Cette particularité des cellules nerveuses est riche de signification sur la nature de la personne humaine. Point n’est besoin de faire appel à une âme surnaturelle pour justifier la conservation du moi au milieu de l’écoulement général des choses, la permanence de la cellule suffit à l’expliquer.

« Je passerai maintenant à l’autre bout de la spéculation philosophique. Je vous ai déjà fait une profession de foi matérialiste. Je crois que tout ce qui se passe dans l’univers, tout ce qui s’y passera, dépend de facteurs matériels dont l’évolution est régie par des lois immuables. Tout est écrit depuis le premier jour de la création, et rien ne peut modifier en quoi que ce soit le déroulement du programme initial. »

Après la scène du laboratoire, cette conversation philosophique avait quelque chose d’anodin, et, à tout prendre, je la préférais à des expériences où je servais de sujet. J’eus un geste de condescendance polie, comme pour réserver mon opinion, et me contentai de boire une gorgée de genièvre.

— « Ce que je viens de vous dire n’est pas essentiel à la suite qui reste acquise quelle que soit l’hypothèse qu’on accepte, mais cela explique l’orientation que je donnai à mes recherches. J’ai pu localiser dans l’écorce cérébrale les zones qui président à l’organisation de la mémoire, j’ai pu détecter, comme dans les expériences que nous venons de faire, les courants électriques associés à l’activité de ces zones.

« Tout à l’heure, si vous ne m’aviez pas brusquement interrompu, je vous aurais montré sur le lapin au crâne ouvert une curieuse expérience, au reste bien connue, qui consiste à rythmer artificiellement les oscillations électriques des courants corticaux. Il suffit de soumettre l’animal à des excitations périodiques : une lampe qui s’allume et s’éteint devant ses yeux, pour que les pulsations des courants cérébraux se modèlent sur le rythme artificiel de la lampe. Dès lors, suivez-moi bien. »

Il se leva, étendit un doigt de professeur pour souligner un point important de l’exposé, et continua :

— Voici un sujet. Je localise les courants cérébraux correspondant aux zones de sa mémoire. Je les soumets à un rythme accéléré d’oscillations qui ont pour effet de donner aux cellules nerveuses de sa mémoire une activité plus intense, plus rapide que l’activité normale. Je vieillis ainsi artificiellement les cellules, je les pousse dans le temps, dans la durée, en un point de leur évolution qui précède celui où se trouvent les autres cellules. Mais ces cellules de la mémoire n’ont pas deux façons de vieillir. Si, comme je vous l’ai dit, le film de l’évolution du monde est de tout temps enregistré dans les archives de l’avenir, si ce qui doit arriver est déjà contenu dans ce qui est arrivé, les cellules vieillissent comme elles devaient normalement vieillir, mais plus vite, et, au résultat, l’activité poussée de la mémoire de mon sujet le précède dans le temps pour me révéler alors l’avenir déjà enregistré, que rien ne peut modifier. J’obtiens finalement un sujet qui a la mémoire de l’avenir… Ce sujet, vous l’avez deviné, c’est Dirk.

Je restai un peu médusé, la tête renversée dans le fauteuil pour ne pas quitter des yeux le docteur, car je me méfiais maintenant de tous ses gestes. Mais le souvenir de l’étrange attitude de Dirk, lors de notre dernière rencontre, me revint à l’esprit.

— Dirk, reprit-il, resté entièrement normal quant à son comportement, vit actuellement en pensée à une minute dix secondes en avant du présent. Sa vie se déroule en partie double : son corps tient compagnie aux nôtres, et il fera au bon moment tous les gestes à faire, mais sa pensée le précède dans le temps de soixante-dix secondes et il dira, de temps à autre, ce qu’il y aura à dire soixante-dix secondes plus tard !

Il accompagna ces derniers mots d’un ricanement triomphal.

— Mais, balbutiai-je, Dirk consent à cette expérience ?

— La question n’est pas là, fit sèchement le docteur. Maintenant, vous comprenez très aisément la suite. Soixante-dix secondes d’avance dans la connaissance de l’avenir, il suffit de savoir en profiter. La durée moyenne qui sépare deux coups à une table de la roulette est de soixante-dix secondes. Au-dessus de la table de jeu, après chaque coup, un chiffre s’allume indiquant le numéro qui vient de sortir. Je me place avec Dirk de façon à voir ce signal. Le 12 vient de sortir et s’allume. Je lui demande : « Quel est le numéro allumé ? » Il me répond : « 28 ». Je sais que le 28 sortira le coup suivant et je joue le maximum. S’il ne répond rien, c’est qu’il ne peut rien dire parce que la cadence d’un coup à l’autre différera de soixante-dix secondes. Ce matin, j’ai obtenu quatre réponses, soit quatre coïncidences, résultat : quatre cent mille et quelques francs. Depuis une semaine, la principauté m’a versé douze millions.

Mon ahurissement se teintait d’un sourire prudent.

— C’est la fortune assurée… fis-je.

— Pas encore, dit le docteur. Mon petit manège ne saurait durer toujours, et, ce matin même, je me suis senti épié par quatre inspecteurs de la police des jeux. On ne peut rien me reprocher, mais on peut m’interdire, sous un prétexte ou sous un autre, l’entrée des salles de jeux. J’ai cueilli douze millions au passage, mais, en réalité, mes intentions sont autres.

Je fronçai les sourcils, repris par l’inquiétude.

— Souffrez, dit alors le docteur, que nous en restions là. Je vous ai fait les confidences promises. Pour le reste, il me déplairait de m’avancer avant d’avoir des certitudes, de vendre la peau de l’ours, comme on dit en français. J’espère que vous ne m’en voulez plus et que nous sommes toujours amis…

Toutes mes pensées se brouillaient dans ma tête, je me levai, serrai machinalement la main qu’il me tendait, et sortis.

Je ne revins un peu à moi qu’en me retrouvant à l’air libre. J’avais pris une dose trop forte de docteur, à moins que ce ne fût le genièvre… En tout cas, ma première impression claire fut une envie irrésistible de m’en aller le plus loin possible, le plus vite possible. Tout ce qui se passait ici m’apparaissait inquiétant, vaguement dangereux. J’avais fait une folie en souhaitant m’installer dans les dépendances du château. Prendre le large au plus tôt était la solution de la sagesse.

Peu à peu, l’air frais sous les arbres du parc calma cependant mon agitation. Au détour d’une allée, je tombai sur Narda en compagnie des deux chiens danois.

— Savez-vous que mon oncle m’a permis de rester ici ? me dit-elle. Je suis bien contente de ne pas retourner en Suisse. Si vous n’aviez pas été là pendant le déjeuner l’autre jour, je n’aurais pas osé parler.

Sa voix fraîche de toute jeune fille me faisait du bien à entendre. La pensée me vint d’en appeler au jugement de son innocence sur le point qui me préoccupait.

— Narda, que pensez-vous de votre oncle ?

— Lui ? Il me fait rire, me répondit-elle en riant elle-même.

« Heureux âge ! » pensai-je. Mais, qui sait ? peut-être avait-elle raison et convenait-il de rire ? Sa compagnie me ramenait à une vue plus saine des choses. Je me prêtai à son bavardage. Elle me dit incidemment, avec cette précision qu’ont les propos d’enfant, qu’Yvane était chez son coiffeur à Cannes. Yvane, c’était extraordinaire, je n’y avais plus songé. Mais aussitôt, toute ma pensée fut envahie par elle. Pouvais-je fuir et l’abandonner ?

Du pavillon, où je poursuivais mes méditations, je devinais entre les branches des oliviers l’aile gauche du château, celle des laboratoires, à quelques centaines de mètres. C’était une tache pénible dans le paysage et comme une sourde menace. Vraiment, la prudence me commandait de m’arracher à ces lieux, je le sentais. Mais, d’autre part, songeant à Yvane, je trouvais qu’il n’y avait pas de péril immédiat, que je pouvais encore attendre pour voir comment les choses allaient tourner. Malgré tout, je restais indécis.

J’allai jeter un coup d’œil à l’intérieur de ma demeure. Le divan, confortable sous ses cretonnes claires, semblait accueillant. Dans la pièce d’entrée, les fleurs qu’avait apportées Yvane mouraient lentement dans les vases. La promesse que j’avais faite la veille me revint à la mémoire. À bien y réfléchir, mon malaise tenait surtout à une vague crainte de surprendre des secrets que je n’avais pas à connaître, à me trouver complice de faits que je préférais ignorer. Et ce pauvre Dirk, dans tout cela, quel rôle jouait-il ?… Tout bien pesé, je ne pus me faire à l’idée de dormir si près du docteur. Il aurait pu influencer mes rêves, se livrer pendant mon sommeil à je ne sais quelle expérience sur moi. Avant la nuit, je sautai dans ma voiture, j’allai coucher à l’hôtel à Nice.

— Quand on a une maison, il est beaucoup plus drôle de ne pas l’habiter, me disais-je à titre d’excuse.

Share on Twitter Share on Facebook