7

Quand je m’éveillai dans ma chambre d’hôtel, les événements de la veille s’étaient un peu tassés dans mon esprit. Mes craintes m’apparurent exagérées. J’avais une maison qui m’attendait au pied des collines, que faisais-je encore à l’hôtel, dans cette ville bruyante, quand depuis deux jours je n’avais pas vu Yvane ? Traversant le marché de la vieille ville, j’emplis de fleurs ma voiture, et, fort de cette justification de mon séjour à Nice, je pris le chemin de la Colle. Tout était silencieux dans le pavillon et les environs. La loggia était charmante dans le soleil frais du matin. Je commençai à déballer mes affaires.

On frappa au carreau : c’était Yvane, désireuse de savoir comment j’avais dormi. J’avouai n’avoir point couché là. Elle en parut consternée.

— Ce qui me déçoit surtout, continua-t-elle, c’est qu’hier soir je vous imaginais là, dans votre maison, que je croyais vous y voir… et j’apprends maintenant que c’est faux ! Je ne suis pas habituée à ce que mes pensées puissent être fausses… Il n’y avait rien dans la maison où je croyais vous voir. Comme c’est extraordinaire !

Bien que ces soupirs pussent paraître assez puérils, il m’était impossible de ne pas être ému par les inflexions de sa voix où se résumait ce qui semblait être l’essence d’elle-même : une sincérité désarmée et désarmante devant la vie.

Pour la consoler, comme on console un enfant, je lui annonçai que j’avais trouvé un petit bateau de cinq mètres à vendre dans le vieux port à Nice et que nous pourrions peut-être l’acheter à frais communs. Mon idée fit merveille pour chasser sa déception. Le « nous » qu’elle répéta avait dans sa bouche quelque chose de clandestin et de chaste qui me ravit. Elle voulut aller voir le bateau tout de suite. Je cédai à son désir. Devant le bateau, il fallut l’essayer. J’avais à me faire pardonner mon manque de parole, je consentis à tout. Nous refusâmes l’assistance du matelot qui voulait nous accompagner, la mer était calme, nous pouvions bien manœuvrer seuls.

Yvane était d’une maladresse charmante, en dépit de sa docilité à suivre mes conseils. Le départ fut assez laborieux, mais nous prîmes tant bien que mal le large. Passée la première période d’activité, nous nous trouvâmes enfin côte à côte, les mains sur la barre. Alors nous eûmes ensemble la pensée que, pour la première fois, nous étions vraiment seuls, car nous échangeâmes en même temps un sourire qui avait cette signification.

Elle se laissa aller en arrière, sur le faux-pont, la nuque en porte-à-faux dans le vide, les yeux défiant l’éclat du ciel, et sa chevelure flottant au-dessus de notre sillage.

— J’ai l’air d’avoir pêché une sirène, fis-je.

Sur la barre était restée posée sa petite main, brune et nerveuse, qui ne semblait plus faire partie de son corps allongé, une main oubliée, suivant sagement les mouvements que j’imprimais au gouvernail, une main si seule et d’une ossature si délicate qu’elle en était attendrissante. Je m’inclinai, je l’embrassai longuement dans le vallon qui se creuse à la naissance de deux doigts.

— Vous m’embrassez en septembre, fit sa voix chantante au-dessus de la mer.

Et comme je comprenais mal :

— Vous savez bien, l’endroit où l’on compte les mois sur le poing fermé, trente et un, trente jours… Vous m’avez embrassée en septembre.

— Revenez près de moi, lui dis-je. Que faites-vous si loin ?

Elle releva son buste.

— J’oubliais, voilà ce que je faisais, j’oubliais.

— Oublier quoi ?

— Tout. C’est mon impression dominante en ce moment : l’oubli. Et cela me repose infiniment. Comme si j’avais tout laissé pour être ailleurs.

— M’ayant laissé avec le reste ? demandai-je.

— Non, pas vous, mais moi, mon « moi » que j’ai laissé.

— Alors, donnez-le-moi, je vais le garder pendant que vous n’êtes pas là.

D’un geste de petite fille obéissante, elle vint appuyer sa chevelure sur mon épaule. La voile nous emportait silencieusement sans effort, je murmurai :

— Un joli « moi », brun et or, tout parfumé du sel de la mer, un « moi » léger comme un ciel du matin.

Un mouvement sec de sa tête roulant sur mon épaule, indiqua une dénégation muette. Elle dit :

— Un « moi » qui me lasse et me désespère, un « moi » dont je ne sais jamais où il ira, ce qu’il fera, un « moi » qui m’entraîne dans des songes où je me perds… Elle me regarda en face : « Est-ce le même ? Est-il possible qu’il y ait tant de différences entre ce « moi » que vous voyez du dehors et celui que je vois du dedans ? »

— Alors, c’est celui du dedans qu’il faut me donner à garder.

— Non, c’est un animal sauvage, intraitable, répondit-elle. J’aime mieux vous donner l’autre.

Je dis : « Je les veux tous les deux. »

Elle hocha pensivement la tête, mais revint se blottir contre moi.

Moi aussi, j’oubliais tout. J’étais bien loin en ce moment de la Colle, du docteur, de son affreuse logique, de ses sombres expériences. Mon indécision coutumière cédait devant une certitude : la pensée que, de toute la vie où j’avais séjourné depuis trente ans, moi aussi sans trop la comprendre, il n’y avait à retenir et emporter que cette chose toute simple et merveilleuse, cette forme vivante serrée contre moi.

Je virai de bord dans une crique où l’eau était si calme, si transparente aux rayons du soleil que par vingt mètres de fond on pouvait deviner les taches de sable et les algues du sol sous-marin. Penchée sur le bord, Yvane dit, – et longtemps je devais m’en souvenir :

— Quels étranges et merveilleux paysages ! Pourquoi les noyés seuls ont-ils le droit de s’y promener ?

— Et les scaphandriers ?

Elle protesta contre cette lourdeur.

— Ce sont des paysages où il faut aller nue, caressée par les algues, cheveux au gré des flots, les yeux à même la mer… Ys, la ville d’Ys… Ce sont mes initiales, savez-vous ? Y. S. J’aimerais aller par les rues de ma ville engloutie, la ville d’Ys…

— Je le disais bien que j’avais pêché une sirène !… Et dès le premier jour j’aurais pu le savoir, continuai-je en faisant allusion à notre rencontre.

C’était la première fois que je me trouvais évoquer un souvenir que nous avions en commun. Je lui demandai ce qu’elle avait pensé de moi ce jour-là.

De la main, elle caressa le contour de ma joue.

— Rien. Je ne pouvais pas savoir que vous seriez si indulgent à tous mes caprices, si accueillant à tous mes propos de petite fille. On me dit souvent que je n’ai pas douze ans d’âge. J’aimerais que ce fût vrai. Mais j’ai plutôt l’esprit sans âge… Il n’y a qu’avec vous que je puis dire ce que je pense.

Le vent avait tourné, une légère houle se levait. Les mouvements du bateau nous amenaient parfois au contact l’un de l’autre, comme pour une leçon de salutaire rudesse, pour nous rappeler nos corps faits de muscles et d’os. Mais je n’avais pas le cœur, non plus que la pensée, à des gestes exigeants.

Je n’étais plus un enfant, ni même un tout jeune homme. À bien des reprises, il m’avait été donné de connaître la compagnie de femmes que l’on disait agréables. En ces circonstances passées, l’obligation de jouer un rôle, de me montrer attentif à l’impression que je pouvais produire, ou aux tâches attendues, m’avait toujours gâché l’agrément de ces rencontres. Ici, je ne trouvais rien de pareil. Pour la première fois, je me laissais aller sans arrière-pensée, sans souci d’un jeu à mener, non que je me laissasse conduire, mais tout se faisait de soi-même. « Avec vous, je puis dire ce que je pense », disait-elle. « Et moi », aurais-je pu lui répondre, « je n’ai jamais ressenti qu’avec vous cette impression d’être bien, sans effort. »

Nous ne revînmes qu’au soir. Et, ce soir-là, pour la première fois, je couchai dans le pavillon. L’attrait d’un cœur vierge l’avait emporté sur les troubles dangers qui semblaient rôder dans les allées du parc. L’événement prenait une valeur symbolique, et marquait un pas vers l’acceptation d’une situation qui, tôt ou tard, allait exiger une démarche officielle. Mais avant de me décider à parler au docteur, il me fallut pourtant bien près d’une semaine.

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