8

Je me fis annoncer dans le courant d’une matinée. Les impressions pénibles ressenties lors de mes premières visites m’assaillirent à nouveau dès mon entrée dans le bureau. Chaque objet occupait sa place immuable, et si les vitraux des fenêtres ne jetaient pas leurs taches de couleur sur le tapis, c’est que le ciel plombé de ce matin tournait à l’orage.

— Voilà quelque temps que nous n’avions eu le plaisir de nous rencontrer, me dit gaiement le docteur. Il n’est que d’être voisins pour ne pas se voir.

Je désirais en venir le plus rapidement possible au but de ma visite. Le docteur ne m’en laissa pas la possibilité :

— Votre demeure est-elle propice au travail ? Quant à moi, je n’ai pas perdu mon temps. Il marqua une pause pour m’annoncer avec plus d’emphase : « Dirk est en avance de quarante-huit heures… »

Tout ce que je m’étais proposé de dire me resta du coup dans la gorge, se trouvant hors de mesure avec cette extraordinaire déclaration. Moi qui voulais avoir oublié toute cette affreuse expérience, je m’y trouvais brutalement replongé, et demeurai saisi, la respiration coupée comme par un jet d’eau glacé.

— Nous n’allions pas rester en chemin après les premiers résultats encourageants obtenus, continua le docteur qui parut désireux de profiter de ma surprise pour placer des confidences. Le traitement par excitations artificielles semble agir de plus en plus rapidement à mesure que nous progressons. Les difficultés rencontrées sont, le croiriez-vous ? d’un ordre beaucoup plus mesquin : elles tiennent aux mesures à prendre pour rester en contact avec le sujet. Ces mesures, je les avais pressenties, mais je n’imaginais pas leur mise en œuvre aussi délicate. En effet, non seulement Dirk ne parle que si le décor qui l’entoure est identique à celui où il se trouvera quarante-huit heures plus tard, mais il faut encore que la situation des interlocuteurs soit celle-même qui se reproduira le surlendemain. Dans ces conditions seulement, il y a accrochage entre les deux composants de sa personne, entre son corps et sa pensée, et par suite expression possible. Autrement, il est déphasé, pourrais-je dire, il ne dit rien.

« Vous comprenez maintenant l’importance que j’attache à la permanence du décor autour de nous ? Un simple bouquet de fleurs sur ma table suffirait à paralyser Dirk. De plus, comme les questions que je lui pose doivent être celles que je lui poserai le surlendemain, je suis contraint à un emploi du temps très strict, se répétant scrupuleusement chaque jour, faute de quoi je ne pourrais espérer que des accrochages fortuits.

« Vous semblez incrédule, je vais vous convaincre. Il va être dix heures, l’heure de mon premier entretien journalier avec Dirk. Pour qu’il vous accepte comme interlocuteur, il faut d’abord que vous me promettiez de revenir me voir après-demain à la même heure, habillé autant que possible de la même manière. À cette condition, il vous dira aujourd’hui ce qu’il devait vous dire après-demain. C’est promis ?

Machinalement, j’inclinai la tête.

— Je vais d’ailleurs voir tout de suite si vous tiendrez votre promesse. S’il vous reconnaît, c’est que vous viendrez.

Il se leva, gagna la porte au fond de son bureau, et, l’œil fixé sur la montre de son poignet, attendit qu’il fût exactement dix heures pour crier :

— Nous allons pouvoir travailler Dirk, voulez-vous descendre ?

— Oui monsieur, fit la voix de Dirk.

— Ce sont nos phrases rituelles, m’expliqua le docteur tandis que j’entendais un bruit de pas sur les marches d’un escalier intérieur.

Dirk parut, calme, assez dégagé d’allure, plus à son aise que lors de notre dernière rencontre.

— Bonjour Dirk, fis-je d’une voix un peu étranglée.

— Tiens, monsieur Delambre, je suis heureux de vous voir.

Le docteur m’adressa un regard de satisfaction, sans doute pour me remercier de la visite que je lui ferais le surlendemain. S’approchant d’une fenêtre, il l’ouvrit sur le ciel.

— Que pensez-vous du temps, Dirk ?

— Soleil radieux, jour glorieux, fit Dirk.

Or, jamais il n’avait fait si noir, et l’orage paraissait sur le point d’éclater.

— Vous savez maintenant le temps qu’il fera après-demain, me dit le docteur. Ne craignez pas de faire des réflexions à haute voix, Dirk les entend peut-être, mais il ne manifestera pas si elles ne sont pas dans la ligne d’après-demain.

— Trouvez-vous réellement qu’il fait beau ? demandai-je à Dirk. Ne voyez-vous pas des nuages ?

— Vous plaisantez, répondit-il, jamais le ciel n’a été si bleu.

À ce moment jaillit un éclair, le tonnerre retentit, et j’observai que Dirk avait tressailli.

— Avez-vous entendu ? lui demandai-je.

Il ne répondit pas.

— Votre question n’est pas de celles qui seront posées après-demain, le sujet est décroché, m’expliqua le docteur. Mais, cher monsieur Delambre, vous pensez bien que si je pousse ce jeune homme vers l’avenir, ce n’est pas seulement pour connaître le temps qu’il fera et faire recouvrir en temps utile mon parapluie. Comme nous n’avons plus de secrets pour vous, nous allons continuer devant vous la suite de nos travaux journaliers.

Il mit entre les mains de Dirk une longue bande de papier assez étroite, puis passant de l’autre côté de son bureau s’assit un crayon à la main.

— Vous pouvez commencer, Dirk, pas trop vite, fit-il.

— Central Mining 4 215. Geduld 1 700. Union Corporation 1 680. Areas 355. Anglo American 511. Gold-fields 698. Royal Dutch 6 957. Rio 2 486…

Je reconnus alors, dans la bande de papier qu’il lisait, une de ces feuilles comme en déroulent les appareils enregistreurs des cours de la Bourse. Le docteur notait les chiffres. Dirk, imperturbable, continuait :

— Rosario 4 520. Quilmès 5 390.

Au bout d’un quart d’heure, Dirk eut terminé sa lecture.

— Vous avez compris ? me demanda alors le docteur. Sur ce rouleau figurent les cours de la Bourse d’hier. Ce matin, comme tous les matins, il m’a été apporté de la succursale du Crédit Lyonnais à Nice. Je le fais lire par Dirk, qui, en son ancienne qualité de commis d’agent de change, n’a cessé de s’intéresser à la finance. Mais ce qu’il lit, ce ne sont pas les cours d’hier, ce sont les cours de demain. La suite est facile à saisir. Tout à l’heure, je vais téléphoner mes ordres. Je ne peux pas dire que je joue, puisque j’achète et vends à coup sûr. Et, cher monsieur Delambre, sur le marché des valeurs, nous ne trouvons plus d’inspecteurs pour nous interdire l’entrée des salles de jeu !

Un éclair diabolique faisait briller son regard derrière ses lunettes. Il sembla attendre quelque exclamation de ma part. Je lui refusai ce plaisir.

La séance était terminée, Dirk vint me serrer la main. Je me sentais une grande pitié pour ce pauvre diable.

— Au revoir, Dirk, fis-je en lui pressant longuement la main.

Il remua les lèvres, mais aucun son n’en sortit.

— Signe qu’après-demain, à dix heures trente-cinq, vous serez déjà sorti de mon cabinet, dit le docteur. Votre visite sera plus brève que celle d’aujourd’hui…

Je m’étais levé, j’étais sorti sans dire un mot. Comme chaque fois que j’avais rendu visite au docteur, je me trouvai d’abord dans l’état d’une boussole affolée par un orage magnétique. Je ne savais plus que penser et que faire. « Ah ! Il croit que je reviendrai, il se trompe ! » commençai-je par m’écrier. Porter ainsi atteinte à ma liberté, il ne manquait plus que ça ! Pour commencer je m’en irais… Mais poussant cette hypothèse d’une fuite précipitée, je me demandai où j’irais porter mes pas. Je pouvais rendre visite à mon beau-frère au Caire, ou aller retrouver une vieille amie à Cambo, vieux souvenir de mon dernier congé, mais aucune de ces perspectives n’était bien emballante. Quant à reprendre le vagabondage que j’avais mené jusqu’alors, c’était chercher des aventures qui seraient à coup sûr moins étranges que celle que je trouvais ici…

La pluie diluvienne qui commença à tomber me rafraîchit un peu la tête. En dépit de ses prétentions scientifiques, toute cette histoire était louche. La façon dont Dirk était traité m’indignait surtout. Non que j’eusse une sympathie spéciale pour le pauvre garçon, mais il était difficile de voir traiter comme un cobaye un être humain sans élever une protestation. Je ne m’étais pas montré assez énergique. De tous ceux qui vivaient dans l’entourage du docteur, j’étais le seul qui pût lui tenir tête. Moi parti, qui sait ce que sa tyrannie ou son influence pourraient faire des êtres qu’on lui abandonnait ? Mais, qui sait aussi s’il ne s’était pas servi de sa belle-fille pour m’attirer dans un guet-apens, et tenter sur moi quelque autre expérience ?… Eh bien, je ne reculerais pas, et, puisque j’étais entré dans le jeu, il aurait à compter avec moi. Pour commencer, je lui dirais que je n’acceptais pas qu’on estropie un être pour gagner à la Bourse…

Je ruminai des réflexions de ce genre toute la journée qui suivit. Yvane était absente. Prise d’une crise d’énergie, elle était allée à Marseille pour dédouaner des colis venant de Hollande. J’étais moi-même gonflé à bloc quand je me retrouvai, au jour et à l’heure dite, dans le cabinet du docteur.

La scène se reproduisit avec une fidélité hallucinante.

— Nous allons pouvoir travailler, Dirk, voulez-vous descendre ?

— Parfaitement, monsieur.

Dirk parut.

— Bonjour, lui criai-je.

Il ne répondit pas.

— Voilà qui montre que votre visite ne se reproduira pas dans quarante-huit heures, ironisa le docteur.

Puis il y eut la scène de la croisée.

— Que pensez-vous du temps, Dirk ?

— Déjà bien chaud pour la saison.

— Donc, le temps ne changera pas d’ici après-demain, conclut le docteur.

— Vous ne trouvez donc pas Dirk qu’il y a des nuages ? fis-je déjà heureux de constater qu’il voyait le ciel aussi bleu qu’il l’était réellement.

Mais j’avais oublié qu’il ne pouvait me répondre puisque je ne devais pas être là le surlendemain.

Le docteur lui mit dans les mains les cours de la Bourse.

Aucun son ne sortit de ses lèvres.

— C’est vendredi, m’expliqua le docteur, et demain samedi la Bourse de Paris est fermée. Il ne peut donc rien dire. Je lui laisse cependant le papier dans les mains pour ne pas perdre le rythme de nos occupations régulières.

Familiarisé avec l’atmosphère, j’étais moins impressionné. C’était le moment que je m’étais fixé pour intervenir. Je pris le docteur à l’écart et commençai de but en blanc :

— N’avez-vous pas abusé de vos pouvoirs pour contraindre Dirk à s’engager dans cette horrible aventure ?

Le docteur releva la tête avec surprise pour me toiser sous le verre de ses lunettes. Je soutins avec résolution son regard. Il put voir que j’étais décidé à tout.

— Je pourrais vous demander de quoi vous vous mêlez, me répondit-il sèchement.

— Je ne supporterai pas qu’on torture quelqu’un devant moi, quels que soient les mobiles plus ou moins scientifiques qu’on invoque.

L’impassibilité qu’affectait le docteur achevait de me mettre en colère. Malgré moi, mes poings se serraient. Le docteur poussa un soupir.

— Ce beau mouvement de générosité, commença-t-il, tombe à faux, ainsi qu’il est en général de règle. Vous voulez des explications, les voici, quoiqu’il m’en coûte : l’homme dont vous prenez la défense a profité de l’hospitalité qu’il trouvait à mon foyer pour séduire ma femme. Oui, ce galopin, monsieur, m’a déshonoré. Par amour, que non pas ! par vanité. Bien plus, il a osé comploter ma propre disparition. Sa conduite criminelle fut à l’origine de la mort de Gabrielle. Un mot de moi, il serait entre les mains de la Justice, il le sait. J’ai sur lui un droit de vie ou de mort, et je pourrais légitimement disposer de lui à mon gré, mais je ne lui ai pas imposé de conditions, c’est lui qui, pour se racheter, m’a-t-il dit, m’a demandé de le prendre comme sujet d’expérience… J’aurais préféré le chasser, ne plus le voir… Ah ! Je ne sais si vous avez aimé, monsieur Delambre, si votre confiance a été trahie. Moi, j’aimais, j’aimais avec une stupidité, un aveuglement, une foi, enfin passons… L’affreuse révélation fit de moi une loque. C’était un effondrement intérieur, un déchirement viscéral, un goût du néant qui me submergeait. À quarante ans passés, Gabrielle avait conservé toute la naïveté de l’enfance. La maternité même n’avait pas réussi à la lester de gravité et de soucis. Elle était comme l’incarnation de la jeunesse éternelle, sa candeur était prodigieuse…, c’était pour cela que je l’aimais. Je vous étonne peut-être. Il est extraordinaire que l’équilibre de nos vies sérieuses et appliquées se trouve reposer sur des appuis si minces, si légers que la moindre voix tentatrice peut les faire fléchir. Concevable ou non, cela est. Elle, elle n’était pas coupable, elle ne pouvait comprendre, elle s’était abandonnée à je ne sais quel jeu. Quand elle a compris, elle en est morte… Mais lui, ce misérable… Et, à toute heure du jour, il faut que j’aie devant moi le visage de cet homme, la bouche qui s’est posée sur…, les mains qui ont… Ah ! c’est affreux. Dans la jalousie, les images précises qui tiennent à la chair sont particulièrement torturantes. La source de ces images est là, constamment sous mes yeux. De lui ou de moi, le plus à plaindre n’est pas celui que vous pensez. Il y a trois ans de cela, et je n’ai rien pu oublier encore… Après ce coup, que me restait-il ? Mon travail. Mes recherches, je m’y suis jeté avec l’ardeur du désespoir, c’était le seul lien qui me rattachait à la vie. Et c’est aussi pour éloigner de moi cet homme, ce rappel constant de mon malheur, que je le pousse devant moi dans l’avenir, plus loin, plus loin encore…

Cette confession me laissa une fois de plus interdit. Tout le plan d’offensive que j’avais projeté en était bouleversé. Au lieu de me trouver en présence d’une machination plus ou moins obscure, je ne découvrais qu’une lamentable et banale histoire de malheurs conjugaux. Sur le moment, je ne trouvai plus rien à dire. Mais de ces confidences, je retenais surtout, avec un égoïsme qui faisait bon marché des déceptions sentimentales du docteur, ce qui concernait la mère de celle qui me tenait à cœur. Dans le bref portrait qu’avait fait le docteur de cette Gabrielle, j’étais surpris de la trouver moralement aussi semblable à sa fille, et plus étonné encore que les raisons qui avaient motivé l’attachement du docteur : le charme d’une certaine innocence, d’une certaine candeur, fussent celles mêmes qui m’avaient séduit chez Yvane. Une telle identité de sentiments m’empêchait de sourire d’une infortune assez comiquement avouée entre deux expériences. De plus, dans ce recommencement poursuivi à travers les générations successives, et dans cette communauté d’instincts qui faisait les hommes toujours émus par les mêmes choses, je trouvais je ne sais quoi de mécanique, d’obligatoire qui diminuait, me semblait-il, la portée, la valeur de mon inclination pour Yvane. Alors que je croyais naïvement l’avoir choisie parce qu’elle était elle, et parce que j’étais moi, alors que notre rencontre me paraissait merveilleuse parce qu’elle me semblait unique, je n’avais fait que céder aux obscures sollicitations de l’hérédité et de l’instinct général qui gouvernaient le cœur de tout mâle. Je n’avais été qu’un jouet, qu’un rouage. Avait-il donc encore raison, le docteur, quand il prétendait que tout était inéluctablement inscrit d’avance dans les profondeurs matérielles de la chair ?

Ce semblait être aussi une manière de règle qu’après chacune de mes entrevues avec le docteur les sentiments que j’éprouvais pour Yvane fussent comme ébranlés, et qu’il me fallût la revoir, revivre avec elle quelques jours avant que se retissent tous les mystérieux petits liens qui nous attachaient l’un à l’autre.

S’en rendait-elle compte ? Il se peut. Jamais sa présence ne se faisait plus discrète, plus légère, que dans ces instants où je m’éloignais d’elle en pensée, – comme si elle eût deviné que c’était là le meilleur moyen de me reprendre.

J’avais renoncé à l’interroger de front à propos des confidences du docteur. Il me semblait que des questions précises eussent rompu le charme et la délicatesse de l’atmosphère où se déroulaient nos rapports. Ce qui se passait entre nous ne devait avoir trait qu’à nous-mêmes. Aussi pris-je mon parti – et peut-être fut-ce ma grande faute – de soustraire complètement notre intrigue aux pensées qui continuaient à m’occuper à d’autres heures et qui se concentraient sur l’activité du docteur. Avec Yvane, je n’étais qu’avec elle, je ne souhaitais voir d’elle que la personne même qu’elle voulait être pour moi, la détachant, la retranchant de ses tenants et aboutissants, de tout ce cadre dans lequel elle avait vécu. Je la prenais comme une apparition soudaine qu’on ne cherche pas à s’expliquer, pour mieux me laisser séduire par la magie de sa présence gratuite. En elle, aussi, il faut le reconnaître, quelque chose invitait à cette manière de faire. Il semblait qu’elle exigeât, pour être pleinement elle-même, de ne pas être rattachée de façon trop étroite et précise au monde qui l’environnait. Il était dans son destin de jouer les fées. Et l’on ne doit pas soulever les voiles de brume qui planent sur la lande où se donne la féerie.

Mais il me restait assez d’heures de solitude pour réfléchir, de façon plus terre à terre, à la confession du docteur. La première surprise passée, il m’apparut que je n’avais entendu que la version que lui-même donnait des événements, version qui, à plus d’un titre, me paraissait suspecte. Un autre témoignage eût été nécessaire, et ce témoignage je ne pouvais l’obtenir que de Dirk, de Dirk devenu invisible et étroitement tenu au secret. À force d’y songer, j’en vins à me persuader qu’une rencontre avec Dirk m’était indispensable, et, peu à peu, je dressai tout un plan pour y parvenir.

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