Sur une étendue d’un demi-département, vivaient dans une réserve spéciale les derniers représentants de la vieille humanité. Je les avais presque oubliés, je les retrouvai et, curieusement, les regardai vivre.
Ils étaient là, ces anciens hommes, avec leurs dieux, leurs amours, leurs vieux usages. Des clochers s’élevaient au-dessus de leurs villages empanachés des fumées familières, et les horizons, les lignes des collines, pour eux immuables, retrouvaient au fond de leurs yeux les traces des impressions ancestrales.
Ils sont là, ni grands, ni petits, à la taille du monde qui les entoure, et auquel ils ont préféré rester attachés plutôt que de risquer l’aventure. Ni lents, ni vites, ils vont au pas sur la vieille terre, enfonçant le pied dans les labours, courbant le dos quand la pluie tombe, soignant la vigne et le blé. La sueur de leur corps semble être leur raison de vivre. Ils peinent, sans plaisir, mais sans amertume. Leurs mains calleuses mènent les bêtes auxquelles ils ressemblent. Debout avec le soleil de toujours, ils vont aux champs pour revenir quand le soir tombe, manger, comme leurs pères, ce que le feu a cuit. Au bruit des grosses roues du chariot cahoté dans le soir, les corbeaux s’envolent comme au temps des augures. Les saisons les enferment dans leur cadre inchangé.
Fils du sol, ils ont retrouvé en eux le vieux fond paysan de l’espèce tout prêt à les recevoir. La poussière de la terre vient amicalement se coller sur leur chair. Le vent qui passe sur les arbres et la plaine emporte du même souffle leur haleine et la buée montant du flanc de leurs bœufs. Ils sont de la couleur de la terre sous le ciel, bruns en été, roux en hiver. Tous les vieux mots usés, dont le sens est reçu sans effort de l’esprit, composent le langage suffisant de leurs besoins. Et leurs petites histoires, leurs mouvements de cœur, leurs affections et leurs dissentiments les occupent au long de la vie, comme depuis toujours. Le ciel est à la même distance, éternellement, au-dessus de leurs têtes, ils n’interrogent pas les étoiles et craignent seulement la grêle.
Devant ce tableau qui retraçait le sens naturel donné par l’humanité de jadis à sa présence en ce monde, nous n’oubliions pas l’humanité nouvelle qui poursuivait sa marche hors des voies rebattues. Elle, elle s’était évadée. Où allait-elle ?
Des nouvelles du monde extérieur parvenaient jusqu’à nous. Nous nous tenions au courant des dernières nouveautés. Des hommes, si petits et si denses qu’ils résistaient à tous les efforts, allaient en personne sonder le fond des mers et tous les secrets replis de l’édifice des choses. Nous apprenions que des microscopes spéciaux, aux mains de ces êtres eux-mêmes microscopiques, permettaient de plonger doublement dans l’infiniment petit, d’assister à la formation des molécules des corps, de surprendre le travail de l’hérédité dans les germes paternel et maternel, d’agir à la source même de la vie. Il paraissait qu’à ce point de vision extraordinairement reculé, toute chose prenait l’aspect d’un ciel nocturne où les atomes seraient les mondes. Nous avons su, il y a quelques semaines, que des yeux humains, ces yeux faits pour regarder se lever le soleil ou l’éveil de l’amour dans un jeune visage, ont pu voir pour la première fois l’électron solitaire de l’atome d’hydrogène tourner autour de son proton !
On nous disait qu’ailleurs des usines nouvelles condensaient et comprimaient des tonnes et des tonnes de la roche dont est faite notre vieille planète, afin de les entasser dans un espace si réduit que l’équilibre et la répartition des charges de la Terre même en seraient modifiés. Sa rotation changerait, une oscillation transversale du globe sous le soleil compenserait la chaleur de l’équateur par la glace des pôles, assurerait sous toutes les latitudes un climat tempéré. Ainsi l’homme explorateur de l’infiniment petit introduisait aussi son doigt dans l’infiniment grand de la mécanique céleste, et l’on ne pouvait prévoir les retouches qu’il y apporterait.
Mon père, très atteint par la déportation, demeurait de longues heures songeur sur le banc, près de la porte de notre maison. Humanité ancienne, humanité nouvelle, les deux volets du diptyque s’offraient à son regard de juge. Je savais le cours de ses pensées.
Peut-on faire passer pour sagesse ce repliement de la vieille humanité sur elle-même ? pour délicatesse, cette façon d’épouser le cours naturel des choses en le troublant le moins possible ?
Peut-on voir un épanouissement, une conquête, dans cette course folle de l’humanité nouvelle à travers un désert où rien ne parle plus au cœur ? N’abuse-t-on pas de ses forces en allant jusqu’au bout des pouvoirs de l’intelligence sur la Nature ?
Un soir, il me dit qu’en dépit des façons variées dont on interrogeait l’univers, il semblait toujours s’arranger pour nous empêcher de conclure et d’obtenir une réponse ferme.
— Rien n’est sûr, et le doute lui-même n’est pas une solution certaine. Je me flattais d’obtenir une certitude en poussant l’humanité entière dans mon champ d’expérience. Je m’aperçois maintenant que je n’en saurai sur ce point pas plus que mes devanciers, et peut-être pas plus que mes successeurs…
En dépit de mes soins, il déclinait à vue d’œil. Un soir, le vieux curé du village auquel nous étions affectés vint le voir.
— Vous êtes un grand coupable, lui dit-il. Mais la miséricorde divine est infinie, et il nous est interdit de vous juger. Votre faute n’est peut-être pas vôtre, au point que votre orgueil se plaît à le croire. Les fruits de l’arbre de Science étaient dès l’origine des fruits corrompus. Vous en avez extrait le plus subtil poison, mais peut-être ne fûtes-vous, ce faisant, que l’instrument de la colère du Dieu que vous voulez ignorer.
Mon père le laissa parler. Il ne donnait plus tort ni raison à personne. Quelque temps après, il murmura, comme pour lui seul :
— Bien des choses sont passées sous mes yeux, bien des paroles dans ma bouche. De tout cela, un seul mot garde son sens, pour moi comme pour les autres, c’est le mot Mort. Quant à la chose que le mot désigne, a-t-elle elle-même un sens ? Désormais, je ne serai plus longtemps avant de le savoir…
Une dernière fois, il devait être bon prophète. Quelques jours plus tard, il s’éteignait, et ce grand homme que l’oubli avait déjà enveloppé de son linceul a rejoint maintenant sous terre le dernier de ses semblables.
Rien ne me retient plus désormais auprès de l’humanité ancienne près de laquelle j’ai prolongé, trop longtemps peut-être, mon séjour. Ayant rempli jusqu’au bout mon devoir filial, je vais rejoindre le monde nouveau. Avant de partir, j’ai cru bon de retracer cette histoire pour les quelques amis du passé qui vivent encore en ces lieux, et pour rendre à la mémoire de mon père l’hommage qu’en d’autres siècles il eût obtenu de façon plus éclatante. Mais je n’ai pas à m’attarder davantage auprès d’une tombe. Je comprends mieux, en l’éprouvant en ma personne, l’instinct qui poussa l’humanité à s’évader de sa prison naturelle. Depuis longtemps j’ai passé l’âge de l’amour qui fleurit encore ici avec les vieux usages, et eût pu me retenir. Plus mûre, mon opinion est faite : la vie est ailleurs, ailleurs où l’intelligence l’emporte sur le cœur et vous offre jusqu’à la vieillesse un champ d’activité. Ce sera ma manière d’être fidèle au souvenir de mon père que de l’oublier comme l’ont oublié les autres, et d’accompagner aussi loin que possible vers des horizons nouveaux cette humanité que, plus que quiconque, il a contribué à pousser sur le chemin d’un immense avenir.