CHAPITRE CINQUIÈME

Mon retour à la maison, après la nuit passée à Sainte-Honorine, s’était effectué sans difficulté, contrairement à ce que j’avais craint. Tout le monde dormait encore lorsque j’avais regagné ma chambre, et je n’avais pas eu d’explications à fournir.

La journée du dimanche s’était ensuite écoulée de façon assez morne, comme à l’ordinaire. Je me sentais fatigué, mais ne m’étais pas reposé. À onze heures du soir, je me retrouvai dans ma chambre sans avoir encore aucune envie de dormir. Je venais en effet d’avoir avec ma sœur une discussion violente qui m’avait fort irrité. Cette petite sotte, interrogée par moi au sujet de la lettre, avait naturellement commencé par nier, puis elle avait avoué, était revenue sur ses aveux, entrecoupant le tout de supplications, de larmes, de protestations de tendresse, mais refusant de dire quoi que ce fût, et surtout ce qu’elle avait fait de la lettre.

À un moment où, particulièrement nerveux, je l’avais bousculée au point de la faire tomber, elle m’avait embrassé les genoux, me disant qu’elle m’aimait plus que tous les autres, qu’elle m’avouerait tout, mais plus tard. Je m’étais retenu pour ne pas la gifler : cela m’eût fait du bien.

Je l’avais reconduite dans sa chambre, la laissant sur son lit le visage caché dans l’oreiller. Ce qui m’irritait le plus, était tout ce qu’il entrait de bêtise dans cet entêtement de petite fille. Une mule, une véritable mule, voilà ce qu’elle était, et ce que je ne m’étais pas fait faute de lui dire.

Passablement secoué moi-même, et mécontent de n’avoir rien pu obtenir, je commençais à me déshabiller, quand on sonna à la porte. « Bon », me dis-je, « c’est papa qui a oublié ses clefs. » En effet, contre son habitude, mon père était sorti après le dîner. Il avait passé l’après-midi aux « Chrysanthèmes », et, revenu pour dîner, s’était aperçu qu’il avait oublié là-bas sa blague à tabac. Je lui avais bien offert d’aller moi-même lui acheter un paquet de tabac pour ce soir, mais il avait préféré remonter sur sa motocyclette et refaire vingt kilomètres pour aller chercher la blague oubliée. Je ne pus m’empêcher de penser que c’était là encore une manifestation de son avarice. Il ne pouvait supporter l’idée d’acheter un nouveau paquet de tabac quand sa blague était encore pleine, et ne voyait pas qu’en retournant aux « Chrysanthèmes », il dépenserait bien plus en frais d’essence.

Au coup de sonnette, j’étais descendu. Comme j’ouvrais la porte, je trouvai deux gendarmes sur le perron. À leur vue, je pâlis, l’affaire Desbois-Santerre me revint d’un seul coup à l’esprit : « Ça y est », pensai-je, « me voilà arrêté ». Brusquement, je compris que ma sœur devait m’avoir trahi. L’un des gendarmes dit d’une voix sourde.

— Monsieur Desmoiseaux ?

— C’est moi, fis-je, et d’un geste instinctif je tendis les poignets pour qu’il me mît les menottes.

Mais le gendarme prit seulement mes mains, les serra, et balbutia ; « Mon pauvre Monsieur, mon pauvre Monsieur… »

Il était si étrange d’entendre ces mots dans cette grosse figure à moustaches, que je faillis éclater de rire. Devant l’incapacité de son collègue, l’autre gendarme, dont la poitrine était barrée par une grande courroie de cuir verni qui luisait étrangement dans le vestibule, prit la parole : « C’est votre père, Monsieur », dit-il. Puis, lui aussi, s’arrêta.

— Quoi donc ? m’écriai-je.

— Un accident, reprit le premier gendarme. Nous revenions d’inspection sur la route, mon camarade et moi, quand nous avons trouvé sur le côté du chemin, à cinq cents mètres d’ici, une motocyclette renversée et un homme étendu. Nous avons regardé ses papiers, et nous…

— Où est-il ?

— Là », dirent-ils. Et je vis, de l’autre côté de la porte, sur une sorte de brancard fait avec une bicyclette, mon père inanimé. Je me précipitai.

— Il vit ? demandai-je.

— Le cœur bat encore, dit un gendarme, c’est à la tête qu’il est blessé.

Sur ces entrefaites, ma mère arriva en robe de chambre. D’un coup d’œil, elle comprit tout. Elle n’eut pas un cri, mais un grand tremblement l’agita.

— Vite, dit-elle, venez l’étendre là-haut, sur le lit. Toi, René, cours chez le docteur Leblanc.

Je partis aussitôt comme un fou. « Ah mon Dieu ! » me répétais-je, sans trop savoir ce que je disais. Je courais, mais, tout en courant, je gardais assez de lucidité pour me dire que j’aurais mieux fait d’emprunter la bicyclette d’un des gendarmes, j’aurais été plus vite.

J’arrivai hors d’haleine rue des Arcades et tirai la sonnette de nuit du docteur Leblanc. Le valet de chambre du docteur n’était pas encore couché.

— Vite, le docteur, lui dis-je, c’est pour mon père, monsieur Desmoiseaux.

— Ah bien, dit placidement cet homme en me faisant entrer dans le salon, c’est tous les soirs maintenant qu’on vient chercher le docteur.

Ce ton calme m’exaspéra. Heureusement, une porte s’ouvrit et mon camarade Pierre entra.

— J’ai reconnu ta voix, me dit-il, qu’est-ce que tu as ?

— C’est papa, lui dis-je, il était allé chercher sa blague à tabac…

Puis, je m’aperçus soudain qu’il était stupide de commencer comme ça, je voulus modifier ma phrase, mais ne trouvai plus mes mots, ou plutôt j’en trouvais trop à la fois. Enfin ne sachant plus comment faire, je restai coi…

— Un accident ? Calme-toi, papa descend, fit Pierre.

— Il se passe trop de choses à la fois, je ne sais plus où j’ai la tête, répondis-je avec un accent lamentable.

Alors Pierre vint à moi et doucement me prit par les épaules.

— Tout ira bien, tout ira bien, balbutiait-il ne sachant pas, lui non plus, quoi dire.

Enfin, parut le docteur.

— Où est-il blessé ?

— À la tête, répondis-je, et d’un geste machinal je portai moi-même la main à ma tête, comme pour être sûr d’être mieux compris.

Le valet de chambre avait pendant ce temps sorti la voiture. Pierre tint à nous accompagner. Quand nous arrivâmes tous trois à la maison, mon pauvre papa était mort. Le docteur se pencha sur le lit, puis embrassa, sans mot dire, ma mère qui se tenait toute droite dans sa robe de chambre. Effondrée sur un pouf, ma sœur sanglotait sourdement. La pensée qu’elle versait maintenant les mêmes larmes qu’après la scène grotesque que nous avions eue tout à l’heure, cette pensée donnait à son chagrin je ne sais quoi d’artificiel, de ridicule, qui me la fit détester.

Je reportai mes regards sur le lit. Mon père avait dans la tête un gros trou, affreux à voir. Sur la table de nuit, se voyaient encore la cuvette, la ouate avec laquelle ma mère avait essayé de laver la plaie. Le docteur fit un pansement, pour cacher la plaie je suppose… Pierre me répétait : « Mon pauvre ami, mon pauvre ami… »

J’avais tellement perdu le contrôle de mes idées que je me laissai aller à dire une de ces pensées stupides qui vous passent par la tête en de pareils instants :

— Où donc sont les gendarmes ?

— Ils sont allés chercher la motocyclette, me répondit ma mère.

Et elle qui, jusque-là, avait été si merveilleuse de calme, se mit à fondre en larmes.

Je reçus sa tête sur mon épaule, je la serrai dans mes bras. Elle me disait au milieu de ses larmes : « René, ton papa, ton papa… » Je comprenais avec elle que l’idée de la motocyclette qui ne servirait plus, qui ne lui servirait plus, rendait plus sensible l’idée de sa mort, de sa disparition.

Pierre avait reçu les explications des gendarmes, leur avait donné tous les renseignements. Il avait réussi à obtenir de ma sœur qu’elle se retirât dans sa chambre, qu’elle essayât de dormir. Ma mère avait commencé la toilette funèbre. Je l’aidais maladroitement, pensant que c’était la deuxième fois en quelques jours que je voyais un mort. Quand ma mère eut fermé les volets, allumé des bougies de chaque côté du lit, elle s’assit dans la ruelle et prit dans sa main la main froide de mon père.

Je remerciai Pierre qui venait de me rejoindre, et j’insistai pour qu’il regagnât sa maison. Par un sentiment de vanité assez pénible à avouer, il m’était désagréable qu’il se trouvât mêlé aux petits détails domestiques de notre intérieur très modeste. Entre autres, je souffrais qu’il pût voir, sur le lit, les grosses chaussures de mon père dont les semelles étaient en très mauvais état, et portaient encore les morceaux de fer avec lesquelles il les réparait lui-même par mesure d’économie. Pierre crut que ma mère et moi préférions être seuls. Il m’assura que, le lendemain matin, il ferait toutes les démarches, et me donna une dernière accolade. Je l’accompagnai jusqu’à la porte.

Quand je revins dans la chambre, ma mère assise au pied du lit, tenait toujours d’une main la main de mon père, et de l’autre se cachait la figure. Je pouvais voir, le long de son cou, couler les larmes, mais elle ne sanglotait pas. Il était près d’une heure, tout était silencieux. Je restai debout, m’obligeant à regarder en face le visage de mon père éclairé par les bougies. L’ombre de ma mère, que la flamme projetait sur le mur, paraissait immense et montait jusqu’au plafond.

Mort. Je me répétais le mot intérieurement, pour m’en pénétrer, mais sans bien le comprendre. Je voyais encore mon père si semblable à ce qu’il avait été quelques heures plus tôt. Lui, si actif, toujours brusque dans ses propos. Je me rappelai ses dernières paroles – ah ! je n’aurais pas cru que ce devait être là la dernière fois que j’entendrais sa voix ! – il m’avait dit : « Allez, ouvre-moi la porte », car il sortait, tenant des deux mains le guidon de sa motocyclette. Et je n’avais plus entendu que le bruit du moteur s’éloignant sur la route.

Je regardais la main de mon père, avec ses poils, ses ongles jaunis par le tabac, celui de l’index cassé par quelque travail manuel. Un peu de terre ou de poussière accusait les lignes de la paume, les plis des doigts contractés. La main sortait de la manchette comme un gant de peau oublié sur le lit, mais si semblable à ce qu’elle avait été vivante qu’à la considérer je me sentais repris par toute ma rancœur. C’était donc là cette main d’avare dont l’étreinte avait pesé sur ma jeunesse, m’avait tenu prisonnier dans la misérable atmosphère de cette ville de province… Mais cette étreinte allait se desserrer. J’allais enfin échapper à ces perpétuels rappels à l’économie, à cette hantise de la dépense, qui avaient sans cesse refréné mes ardeurs, mes désirs de vivre. J’allais pouvoir connaître maintenant autre chose, la liberté, l’évasion… L’amarre allait être larguée, et je la voyais glisser dans l’écubier que lui faisaient encore les doigts inertes de cette main frappée par la mort…

Je fis une profonde inspiration. La vie, j’en respirais les premières bouffées. Elle s’offrait tout entière devant moi… Mais, à l’horizon, là-bas, j’entendais pourtant, moi aussi, la sonorité du mot « mort ». L’évasion ? Une fuite plus rapide, une descente plus capricieuse de la rivière vers ce grand lac immobile de la mort où se confondaient indistinctement toutes les eaux… Oui, la mort était bien cela : un lac sombre, encaissé dans de hautes montagnes qui jetaient une ombre, des ombres qui se rejoignaient toutes, à la surface, et nous tous qui descendions les pentes pour rattraper les ombres des montagnes… C’était le dos de ma mère, avec son ombre énorme projetée sur le plâtre du plafond, qui me faisait penser à des montagnes… Je me tournai, je regardai mon ombre aussi sur le mur. Comme j’étais plus loin des bougies, mon ombre montait moins haut, elle n’atteignait pas la tringle des rideaux. J’étais plus loin de la mort, et, comme pour me faire plus petit encore, pour m’éloigner du grand lac, je m’assis dans un fauteuil, face à l’oreiller sur lequel se détachait, have et déjà jauni, le masque immobile de mon père…

Dans la chambre silencieuse, j’entendis un bourdonnement. C’était, une mouche – je crois que je pensai ; « Déjà ! » – et je me mis en devoir de la chasser. Sa présence avait quelque chose d’indécent. Je ne voulais pas la tuer, pourtant ; mais j’ouvris la porte pour qu’elle sortît. Tout ce manège, assez ridicule, ne réussit pas à tirer ma mère de son abattement. Je me rassis, je songeai alors à Desbois-Santerre, déjà sous la terre, lui, près du petit étang – « Tiens, un étang, un lac », pensai-je – et je retrouvai sans difficulté toute l’atmosphère où m’avait plongé, quelques jours plus tôt, la scène de l’exécution : la visite dans la cellule, la foule qui me pressait de toutes parts, mon désarroi ; et je repensai à cette jeune fille qui m’avait pris la main – hallucination peut-être, mais hallucination qui m’avait soutenu, apaisé… Ici, la main qu’on tenait, c’était la main de mon père, et c’était ma mère qui jouait le rôle de celle qui apaise. Ma main, à moi, était vide. Qu’en faisais-je ? J’avais chassé une mouche avec elle ! Ma main restait vide… Où était la jeune fille ? Et qui était-elle, d’abord ? Presque aussitôt, je me fis cette réponse étrange : « L’ange de la mort ». Mais si elle était l’ange de la mort, sa place était ici, dans cette pièce. Que faisait-elle ailleurs puisqu’elle était celle qui devait apparaître quand frappe la mort ? À nouveau, j’entendis encore un bourdonnement. « Ah ! Cette mouche ! » J’ouvris encore la porte pour chasser la mouche…

Là, je ne sais pas exactement ce qui se passa, mais je perdis complètement le contact avec mes pensées précédentes, et je crus que, si j’ouvrais la porte, c’était pour sortir, pour descendre l’escalier.

Deux idées, deux mots plutôt, me restèrent seulement présents à l’esprit comme pour faire le pont entre celui que je venais d’être et celui que j’allais être, ces deux mots étaient : la « mouche » et l’« ange de la mort ». Je suivais la mouche, et c’était l’ange de la mort au-devant duquel j’allais ; l’ange de la mort qui était la jeune fille, laquelle devait m’apparaître ce soir, comme elle m’était apparue le jour de l’exécution pour prendre ma main dans la foule et me consoler par sa présence… La jeune fille, elle était – je le savais car je brouillais tout – elle était dans le Parc, autour du Vélodrome… Et, dans la nuit, je continuai mon chemin, j’allai vers le Parc, accompagné, guidé par un bourdonnement qui était le bruit de cette mouche, et qui, parfois, par intermittences, devenait comme le bruit d’un moteur, d’une motocyclette passant au loin, très loin, sur une route dans la campagne déserte…

Le Parc était fermé, j’escaladai la grille. La lune décroissante montait à l’horizon. Une légère vapeur baignait les allées, les massifs. Il faisait une fraîcheur exquise. Dans les bassins, les jets d’eau au ralenti laissaient entendre leur plainte monotone. Çà et là, un crapaud jetait de minute en minute sa note solitaire et voilée. J’allai dans le Parc désert, au hasard, sans hâte, faisant crisser le sable légèrement humide des allées, ayant presque oublié pourquoi je me trouvais là, et pénétré seulement d’une étrange sensation de bien-être. Jamais je n’avais soupçonné que la nuit pût être aussi belle, aussi douce et prête à se donner à celui qui allait au-devant d’elle. Comme j’approchais du banc où je m’étais assis la veille pour regarder la vieille dame qui appelait Marguerite, je vis une forme légère se déplacer au loin dans la clarté de la lune. Il y avait tant de brume qu’on aurait pu la prendre pour un fantôme. Je devinai que c’était la jeune fille. Et comme j’avais une grande liberté d’esprit, je décidai de ne pas l’aborder tout de suite pour pouvoir l’observer quelque temps à distance.

La jeune fille marchait à pas lents, semblant perdue dans ses pensées. Autour d’elle flottait une robe légère et un voile lui encadrait le visage. Je ne me souvenais plus de la robe qu’elle portait lors de notre précédente rencontre, mais quelque chose d’identique se retrouvait dans la façon dont tombaient, à partir de la taille, les plis de ses vêtements. Une petite pèlerine couvrait ses épaules et ses bras, ne laissant voir que sa main nue qu’elle balançait doucement dans l’air comme si, traversant les champs, elle eût caressé au passage de hautes herbes, ou les ombelles des fleurs, par un matin de printemps, aigre et cependant agréable. Il me semblait l’avoir déjà vue dans cette attitude, sans pouvoir en situer le souvenir, quand, deux ou trois cris de crapaud se faisant entendre presque simultanément et composant comme un début de mélodie, je me rappelai le son aigrelet de la trompette de cavalerie entendue avant l’exécution de Desbois-Santerre. Ce son qui était un appel de mort, avait eu aussi quelque chose de clair et de joyeux évoquant pour moi, non pas un squelette affreux, mais la vision d’une jeune fille un peu maigre marchant dans les champs. Cette vision même se réalisait en ce moment sous mes yeux… L’ange de la mort, oui, c’était bien elle… Elle devait savoir le secret, et j’allais me faire reconnaître quand elle disparut derrière un massif.

Lorsqu’elle reparut, la stupéfaction me cloua sur place : une autre femme marchait à côté d’elle. Celle-ci, en tenue de ville, était enveloppée dans un imperméable sombre qui faisait ressortir la blancheur des habits de la jeune fille. Toutes deux marchaient du même pas, côte à côte, mais sans se toucher, sans échanger une parole. Elles remontaient l’allée qui les conduisait vers moi, la tête pareillement baissée vers le sol. Elles passèrent assez près pour que je reconnusse dans la nouvelle venue la jeune femme aperçue en compagnie du docteur Leblanc, celle qu’il avait appelée « ma chère consœur ». Elle tenait les mains dans les poches de son imperméable dont elle avait relevé le col. Je les suivais toujours des yeux bien qu’elles m’eussent dépassé. Alors je fus frappé de la similitude de leur démarche. Ce ne pouvaient être que deux sœurs, deux jumelles même.

Pour m’expliquer leur silence, j’imaginai qu’elles avaient dû trouver un moyen de correspondre plus subtil que la parole, et qu’à marcher simplement côte à côte elles pouvaient échanger leurs pensées. Cette clairvoyance que je leur supposais me rendit plus timide à les aborder, j’allais, pourtant m’y résoudre, quand il se produisit une scène étrange.

Les deux jeunes femmes s’arrêtèrent. Celle qui portait l’imperméable sortit de sa poche un revolver. La lune prenait l’allée d’enfilade, et m’aveuglait un peu des reflets qu’elle faisait naître. Les deux femmes se mirent dos à dos, puis s’éloignèrent l’une de l’autre… Au bout de vingt pas, chacune fit demi-tour. Je vis lentement un bras se lever, armé du revolver. « Un duel ! » m’écriai-je. J’allais bondir, quand un coup de feu, un seul, retentit dans le silence. Ce fut un éblouissement, il me sembla être frappé en pleine tête. Je portai la main à mon front, à l’endroit où j’avais vu la blessure au front de mon père, mais seulement pour y cueillir comme une chose tangible, comme un fruit merveilleux, la magnifique pensée que, la veille, le coup de feu avait déjà fait jaillir de mes songes : « Il y a autre chose ».

Ah oui ! Par-delà l’ange de la mort, il y avait autre chose. Comment avais-je pu croire que j’échappais à l’étreinte de la main paternelle pour aller simplement retrouver le docile fantôme aux mains caressantes : l’ange de la mort, dont la douceur accueillante n’avait pour remède à la détresse que la triste compréhension de son regard ? Il y avait Autrechose, l’ivresse brutale du mouvement, l’éclat de la jeunesse et du métal poli. Il y avait Autrechose, la matière vivante à étreindre à pleins bras dans le vertige de la plus folle vitesse. Il y avait Autrechose !

Mais il n’y eut pas Autrechose… Je me retrouvai seul dans l’allée du Parc. Les deux jeunes femmes avaient disparu… Avais-je fait un rêve ? Me penchant sur le sable humide, je vis nettement des traces de pas, d’une chaussure de femme dont le talon plat avait enfoncé assez profondément. Tête baissée, j’essayai de suivre la direction prise par les pas. Hélas ! La piste se révéla embrouillée, illisible. Mais à la lueur de l’aube qui s’annonçait dans le ciel, j’aperçus dans le sable, presque au bord de l’allée, un point brillant. Je me penchai, ramassai l’objet : c’était la douille d’une cartouche de revolver. Je la tournai, la retournai dans mes mains. Son bord rond et tranchant imprimait sur le bout de mon doigt un petit cercle qui sentait la poudre. Je mis machinalement la douille dans ma poche avec l’impression bizarre que tout était fini, que j’avais recueilli tout le butin de ma vie, qu’il ne me restait plus qu’à mourir…

Presque inconscient, je me laissai aller, obéissant au poids de mon corps qui me ramenait à la maison comme un animal fidèle. Doucement, je montai l’escalier, poussai la porte de la chambre funèbre. Ma mère était assoupie, serrant toujours entre ses mains la main de mon père. Les deux bougies étaient presque à bout de souffle. À travers les volets fermés, une espèce de lueur sale, le jour, commençait à filtrer et à jeter au plafond des traînées pâles.

Je m’assis, tête basse, dans le fauteuil au pied du lit. Je me sentais las, si épuisé que je n’avais plus la force de regarder la mort en face. Il n’était point encore six heures. Dans la rue passa une voiture de laitier. J’avais soif. Je descendis à la salle à manger pour boire un peu d’eau. Comme je m’efforçais d’ouvrir sans bruit le battant du buffet pour y prendre un verre, je remarquai sur la desserte parmi les enveloppes où nous pliions nos serviettes, un objet brun que je n’identifiai pas tout d’abord. Je le touchai : c’était la blague à tabac de mon père. Les larmes m’en vinrent aux yeux. Ainsi ce pauvre père qui croyait avoir oublié sa blague aux « Chrysanthèmes », qui n’était ressorti que pour aller la chercher, l’avait tout bonnement laissée sur la table de la salle à manger ! Et la bonne l’avait rangée avec les serviettes ! « Quelle fille stupide », pensai-je, « si elle nous avait avertis… »

Mais la fatigue m’avait donné une espèce de lucidité particulière. Tout d’un coup, une hypothèse se fit jour dans mon esprit, et y prit corps avec une rapidité stupéfiante : mon père n’était pas ressorti pour chercher sa blague, ce n’avait été qu’un prétexte. Les gendarmes avaient dit l’avoir trouvé sur la route à cinq cents mètres ; par conséquent sur la route de Huchemont. Pour aller aux « Chrysanthèmes », il aurait pris à gauche, traversant le faubourg de Pierrelatte. Mon père n’était pas allé aux « Chrysanthèmes ». Mais pourquoi lui, qui ne sortait jamais le soir, était-il sorti ? Et où était-il allé ?

J’entendis alors un gémissement venant de l’escalier. C’était ma mère qui, en s’éveillant, reprenait contact avec l’affreuse réalité. Rapidement, je remontai auprès d’elle.

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