CHAPITRE QUATRIÈME

Quand on avait amené la malade à l’hôpital Saint-Antoine, l’avant-veille au milieu de la nuit, l’interne avait fait une moue, mais l’infirmière-major, la mère Antoine, avait déclaré que ça irait. Puis, comme ce n’était pas une malade ordinaire que cette petite dame qui avait voulu s’empoisonner, à son âge, avec la jolie petite tête qu’elle avait, la mère Antoine l’avait prise sous sa protection.

Le soleil mordait largement sur le ripolin du mur, il allait être onze heures, et la malade dormait toujours. Pourtant, à certains signes, on pouvait voir qu’elle allait s’éveiller. La mère Antoine alla baisser les écrans devant les fenêtres, puis revint s’asseoir devant le lit. La tête sur l’oreiller était pâle et tirée de fatigue, mais le pouls tenait bon et, peu à peu, reprenait son rythme normal.

Un gémissement se fit entendre à la tête du lit. Des petites bulles de salive se formèrent entre les lèvres. La mère Antoine vint essuyer la bouche qui murmura : « Où suis-je ? J’ai mal à la tête… »

— Pour sûr, après la promenade que vous avez faite. Ne parlez pas, on vous soigne.

La malade se tut, mais ses yeux coururent d’un coin à l’autre du plafond, s’abaissèrent le long de la fenêtre. Elle dit : « L’hôpital ? »

La mère Antoine approcha une tasse pour la faire boire.

— Allez, ça ira bientôt mieux. Dormez…

La malade ferma les yeux, mais ne se rendormit pas. Maintenant, elle reprenait peu à peu conscience. Elle revoyait très bien le pharmacien derrière ses lunettes, les comprimés, l’attente, et la question qui se pose, toujours la même : « Vais-je le faire ? » Les images qui défilent les unes après les autres, et qui recommencent quand le défilé est terminé… C’est comme un outil qui tourne, tourne pour perforer une plaque, le besoin de vivre, qui résiste, mais dans lequel peu à peu se creuse un trou. Son nom « Odette » qu’on voit très bien gravé en noir sur une pierre. L’inutilité qu’il y a, ce soir, à brosser ses cheveux. Et, dans le silence de la chambre, le bruit que fait le manche de la brosse à dents tournant dans le verre pour écraser les comprimés… Aller ouvrir le verrou de la chambre, pour qu’on n’ait pas à enfoncer la porte… Se recoucher. Puis, ce charme du mot « dormir », du mot « dormir » dit si doucement que c’est à croire que la voix maternelle de l’éternité elle-même le murmure à l’oreille…

Elle était là pourtant ; et la lumière aussi. Elle souleva les paupières pour voir la tache claire que faisait le soleil sur l’écran baissé devant la fenêtre.

La porte s’ouvrit sur un vieux monsieur en blouse blanche, suivi de deux ou trois personnes. Le vieux monsieur prit le poignet, considéra la feuille de température.

— Très bien, très bien… Les reins ? demanda-t-il à la mère Antoine.

— Fonctionnent bien, monsieur Leblanc.

— Alors, la bataille est gagnée. Faites-la boire le plus possible. Diète, bien sûr. Plus de saignée.

Il se tourna vers une jeune femme en blouse blanche qui faisait partie du cortège, et lui dit :

— C’est votre malade, ma chère consœur, vous l’avez sauvée.

— Je reviendrai ce soir, dit la jeune femme en blouse à l’adresse du visage posé sur l’oreiller.

La pièce se vida, et les heures ne furent plus occupées que par la marche du soleil sur le mur, et des idées très courtes, pareilles à des petites bêtes à bon Dieu, mais regardées de si près qu’elles semblaient géantes : conduire très vite sur une belle route, toute droite et menant à la mer… Se sentir soulevée par un grand vent chargé d’embruns. Courir se plonger dans les longues lames dorées par le soleil rasant… Rester sur la grève, étendue comme une étoile de mer, oubliant les heures en laissant couler entre ses doigts un filet de sable tiède et fin… Un pique-nique avec Teddy, avec du champagne, des pêches, ou simplement un épi de maïs bien jaune et ruisselant de beurre fondu…

Dans le courant de l’après-midi, passa la personne du Bureau des Entrées.

— Avant-hier, vous comprenez, vous ne pouviez pas répondre.

Maintenant, elle pouvait répondre :

— Odette Stevens, 22 ans, sans profession.

— Domicile habituel ?

— La Nouvelle-Orléans.

— Nationalité ?

— Canadienne, Canadienne française.

Odette demanda à son tour : « Est-ce que vous ne pourriez pas me faire donner une petite glace ? Je voudrais me voir. »

La personne du Bureau des Entrées tendit la glace de son sac.

— Oh ! Je ne me serais pas reconnue !

Puis ce fut encore la jeune femme en blouse blanche de la matinée, toute seule cette fois. Le même sourire relevait ses lèvres minces. Elle était assez jolie, cette jeune femme, avec son visage effilé, et une certaine expression vague et intelligente dans le regard. Elle était assez jolie pour qu’on ait honte de son propre visage.

— Je dois être si laide ! Alors, c’est vous qui m’avez soignée…

— Mais non, je n’ai rien fait, c’est le hasard. J’habitais le même hôtel que vous, et, comme je rentrais, j’ai trouvé le portier affolé qui m’a tout expliqué. Je suis docteur en médecine et je suis montée près de vous. Je n’exerce pas d’ailleurs en temps ordinaire, mais les circonstances étaient exceptionnelles… Vous êtes tout à fait bien. Dans huit jours, tout cela sera oublié…

— Oh ! Huit jours ! Je ne veux pas rester ici huit jours.

La jeune doctoresse s’était assise sur le bord du lit.

— Tout de même, reprit Odette, c’est grâce à vous… Et je ne sais pas même votre nom… Dites-moi…

— Audivisier, dit la doctoresse. Mais, moi aussi, je vais vous poser une question. Si ça vous ennuie, vous ne répondrez pas…

— Vous vous demandez pourquoi j’ai fait ça ?… Oh ! Je ne sais plus bien, ou plutôt, je ne comprends plus… J’étais déprimée, abattue… Fatiguée, vous comprenez, on supporte moins certaines choses… Une scène avec mon ami… Depuis quelques jours, ça n’allait plus.

— Un ami ? dit Marguerite Audivisier en caressant lentement la main qu’elle tenait dans la sienne.

— Oui, la vie est bizarre. Une rencontre sur le bateau, en venant. À bord, on se lie facilement, surtout dans les pays d’où je viens. Eh ! Mon Dieu, je n’avais rien à faire sur le continent, en arrivant à Hambourg, je suis restée avec lui. Je suis libre et je fais ce qui me plaît. Nous avons traversé la Hollande. Nous sommes restés quelque temps là-bas dans une petite maison à lui.

— En Hollande ?

— Ça vous intéresse ? Pour moi, vous comprenez, c’était nouveau, bien différent de ce que j’avais vu jusque-là. Il dansait bien. Fort et très caressant avec ça. C’est drôle un homme caressant. Et il y avait en lui quelque chose de secret, de caché, qui m’attirait… Enfin quoi ? Je perdais assez facilement la tête avec lui, et j’aimais lui plaire… J’aimais dire son nom : « Cyrill ».

— Cyrill ? Mais qu’est-ce que vous faisiez ici même ?

— Ici ?… Il avait quelqu’un à voir et nous allions dans le midi…

— Vous ne deviez pas séjourner ici ?

— Non, c’est-à-dire, je ne crois pas… Vous savez, moi, la géographie… J’étais en voiture avec lui, ça me suffisait. Il y avait des amis à lui, derrière. On s’arrêtait ici ou là, pour déjeuner ou dormir, je ne faisais pas bien attention…

— Vous avait-il dit ce qu’il faisait ?

— Lui ? Cyrill ? Dire quelque chose de ses occupations ? Oh ! Vous ne le connaissez pas !… Je ne savais rien, mais je n’avais pas besoin de savoir… Quand on se comprend, on n’a pas besoin de détails, on a confiance, et ça remplace tout. C’est très drôle, c’est la première fois que ça m’arrivait…

Marguerite se leva.

— Vous reviendrez ? demanda Odette.

— Peut-être. Je n’étais ici qu’en passant, pour des affaires personnelles.

— Oh ! Mais vous me direz où je pourrai aller vous voir, vous remercier…

Marguerite sortit avec l’infirmière. De l’autre côté de la porte, elle demanda :

— Elle a beaucoup déliré ?

— Ça n’arrêtait pas.

— Qu’est-ce qu’elle disait ?

— Ma foi, s’il fallait se rappeler tout ce qu’ils disent dans ces cas-là… Elle faisait des gestes comme si elle nageait.

— Ne lui parlez pas de son délire, recommanda Marguerite.

Elle quitta l’hôpital pour regagner l’Hôtel de l’Avenue. Comme elle traversait le hall de l’hôtel, Jules, le garçon, lui tendit une lettre qu’on venait d’apporter, il y a une demi-heure à peine, et il ajouta :

— Puis-je demander à mademoiselle comment va la jeune dame du 8 ?

— Beaucoup mieux, elle s’en tire…

Elle décachetait la lettre, et semblait penser à autre chose. Un quart d’heure après, elle redescendait pour annoncer au bureau qu’elle partirait le lendemain matin, et, sans hâte, les mains dans les poches de son imperméable, elle prit le chemin du quartier du centre.

Parvenue rue Mouillepêche, elle sonna à la porte cochère des Bonfils. Hortense l’attendait près d’un feu de bois, dans le petit salon du rez-de-chaussée.

— Je suis en retard, commença de sa voix calme et lente Marguerite, on m’a remis votre mot un peu tard. J’étais avec une malade à l’hôpital… Et ce sera aussi une visite d’adieu. Je suivrai votre conseil, je pars demain…

— Déjà ? dit Hortense. Mais vous avez raison de partir, je voulais justement vous dire : mon oncle a déjeuné avec le préfet. Si vous n’étiez pas rentrée de bonne heure, le soir de l’institut médico-légal, vous seriez, peut-être, déjà arrêtée, ma pauvre amie… Notre voisin, le docteur Leblanc, avec qui vous vous êtes trouvée hier, a été invité à se montrer circonspect… Quant à moi…

— Je vous compromets ? dit légèrement Marguerite qui ne semblait pas prendre les choses au sérieux.

Elle avait gardé son imperméable et tendait vers la flamme ses longues mains nues.

— Non, répondit Hortense, mais pour être franche, vous m’inquiétez. M’avez-vous bien tout dit ?

— Mais oui, fit doucement Marguerite qui se mit à sourire, tout ce qui peut se dire… Le reste n’a d’intérêt que pour moi…

Renversée dans son fauteuil, elle regardait Hortense à travers ses paupières à demi-fermées, et comme pour faire entendre qu’elle préférait parler d’autre chose.

— Depuis quand connaissiez-vous Desbois-Santerre ? demanda Hortense.

— Depuis toujours. Il m’a soignée lorsque j’étais malade.

— Était-ce grave ?

— Peut-être. Mais j’ai trouvé mon équilibre maintenant…

— Toujours étrange, Marguerite. On vient à vous, on ne vous trouve pas…

— C’est qu’on ne me cherche pas où je peux être…

— Ah ! Vous m’agacez, dit alors Hortense. Je voudrais vous en vouloir, et je ne peux pas…

Marguerite étendit la main et, un instant, joua avec la petite bague de la jeune fille.

— Vous avez été très gentille, ma petite Hortense, dit-elle de la même voix calme, vous m’avez rendu de très grands services, ici, où j’arrivais sans connaître personne. Et c’est très bien ce que vous avez fait avec vos amis, pour lui… Quand je reviendrai, vous me conduirez là-bas, dans la forêt, puisque maintenant c’est impossible et que vous êtes surveillée… Dites-moi encore : Desbois-Santerre a-t-il soigné des gens pendant qu’il était ici ?

— Je ne crois pas, il n’exerçait pas. Vous savez, en dehors de nos petites réunions je le connaissais peu…

Marguerite reposa sa tasse de thé, dit simplement : « Il est tard. Je dois partir. » Elle se leva, replongea les mains dans les poches de son imperméable.

— Vous, dit Hortense en s’avançant vers elle, vous, avec vos cheveux coupés, votre allure de garçon manqué, vos yeux qui cherchent à plaire et qui n’avouent pas, vos mains toujours dans vos poches… Qu’est-ce que vous avez donc dans vos poches ?

— Dans mes poches ? dit Marguerite.

Elle sortit brusquement une main qui tenait un revolver. Hortense poussa un cri. Le revolver avait déjà disparu.

— Mais qu’est-ce que ça veut dire, Marguerite ? Ce revolver, pourquoi ?

— Il était dans ma poche, j’ai oublié de l’enlever. Dans ma chambre à l’hôtel, on aurait pu perquisitionner en mon absence… N’insistez pas, c’est un geste de gamine que j’ai eu.

Mais Hortense insista :

— Dites-moi, Marguerite, dites-moi franchement, aussi sincèrement que je me suis conduite envers vous, dites-moi ce que vous êtes venue faire ici ?

Marguerite hésita. Sa main s’avança vers la collerette d’Hortense, et, distraitement, elle en arrangea les plis. Enfin, comme l’autre paraissait suspendue à ses lèvres, elle dit :

— Eh bien ! Je suis venue aussi pour empêcher que l’on commette un crime. C’est tout. Ne m’en demandez pas plus. Je pars demain. Cette fois, bonsoir…

— Et peut-on savoir où vous allez ?

— À Amsterdam.

— Ah ! Vous me laissez toute glacée ce soir ! soupira Hortense.

Marguerite ne releva pas le propos et sortit.

La porte cochère retomba, et le bruit résonna dans la solitaire rue Mouillepêche. Activant le pas, Marguerite passa devant la caserne de gendarmerie, puis déboucha sur la place d’Armes dont elle fit le tour sans modifier son allure. L’heure du dîner avait fait disparaître la plupart des promeneurs. Au milieu de la place, le jet d’eau s’élevait tristement à sa hauteur du dimanche. Devant la station du tramway, l’employé essayait de mettre la perche du trolley sur le fil. Aveuglé par le bec de gaz, il ne réussissait qu’à faire éclater de grandes étincelles. Cinq ou six personnages attardés à la terrasse du grand café considéraient ce spectacle avec intérêt. Marguerite passa devant eux et s’engagea dans une rue sombre qui menait vers les remparts. Là, elle ralentit sa marche. Bientôt, elle entendit un pas derrière elle, et ralentit encore… Dès qu’elle sentit le suiveur un peu proche, elle se retourna. Le grand jeune homme blond qui se trouvait derrière elle, dit en souriant : « Vous ne vous attendiez pas à me voir ? » et, claquant des talons, il s’inclina, comme pour lui baiser la main, ce qu’il ne fit pourtant pas.

— Au contraire, je suis passée devant le café uniquement pour que vous me suiviez et vous m’avez obéi sans le savoir. Je savais que vous étiez ici, Cyrill. J’ai vu tout à l’heure à l’hôpital votre dernière victime.

— Ah ! Odette, dit Cyrill avec un mouvement de surprise. Un alibi, ma chère, un alibi commode pour arriver ici, sans attirer l’attention.

— Et j’étais aussi hier au Vélodrome, continua Marguerite.

— Les coureurs-observateurs, fit l’homme d’un air détaché. Ils vous ont dit pourquoi ?…

— Oui, et c’est justement pour cela que je voulais vous voir.

Des militaires les croisèrent, et elle se tut pendant un instant.

— Vous ne dînez pas ? demanda-t-elle d’une voix indifférente.

— Je dînerai tout à l’heure. Auparavant, il faut…

— Auparavant, non, dit Marguerite. Et c’est justement ce que je voulais vous dire. Il ne le faut pas, je ne le veux pas.

— Mais, fit l’autre, vous n’êtes pas qualifiée pour dire : « Je ne veux pas. »

— Est-ce vous qui commandez le réseau ou moi ? Dès que je serai de retour à la Centrale en Hollande, j’expliquerai ce qu’il en est. En attendant, je vous demande, je vous ordonne de surseoir.

— J’ai déjà tendu mes batteries et je ferai très proprement le nécessaire, ce soir même probablement.

— Et si je vous faisais arrêter ? dit Marguerite.

Elle le tenait sous son regard. Lui, se dandinait, souple et indifférent ; un sourire découvrait ses dents blanches qui luisaient dans l’ombre.

— Ce serait drôle, fit-il, entre nous… Mais pourquoi ce revirement ? Seriez-vous accessible à la pitié ?

Marguerite haussa les épaules.

— En voilà assez, fit-elle, j’ai dit.

L’homme eut une quinte de toux.

— Qu’y a-t-il ? demanda Marguerite.

— Rien, j’ai avalé un moucheron.

Un nuage de moucherons volait autour du bec de gaz.

Comme l’homme reprenait haleine avec un bruit rauque, Marguerite lui tendit la main.

— Inutile de prolonger cet entretien. Et encore une fois je vous dis : ne faites rien. J’espère pour vous que je me fais bien comprendre.

L’homme s’inclina sans mot dire. Au bout de cinquante mètres, elle se retourna. Elle ne vit pas que l’autre s’était dissimulé derrière le talus des remparts et qu’il la suivait silencieusement dans l’herbe.

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