CHAPITRE SIXIÈME

À cinq heures et demie, comme tous les matins, Mme Desclaux se leva. Elle ne pouvait plus dormir, et rester au lit lui donnait des crampes dans les jambes. Il fallait bien du reste qu’elle commence très tôt la journée, avec tout ce qu’elle avait à faire ! Aller à la messe de six heures à Saint-Germain, d’abord. Heureusement, c’était en face, l’Avenue à traverser seulement.

En sortant de la messe, Mme Desclaux passa prendre son lait chez le marchand de Beurre, Lait, Fromages, qui faisait le coin de la rue. Ce n’était pas qu’elle aimât cette boutique, on y était servi par des jeunesses mal élevées : Fernande, la nouvelle employée, lui avait dit, en lui tendant le pot de lait : « Voilà grand’mère ». Mais, pour trouver un autre marchand, il aurait fallu faire cent mètres de plus, une vraie expédition, une chose impossible à entreprendre seule. Après le lait, elle acheta son journal : La Dépêche du Nord-Est, et rentra.

Sur le palier du premier étage, pour souffler un peu, elle ouvrit le journal. Un titre gras attira son regard.

ENCORE UNE VICTIME DE LA ROUTE

Hier au soir, sur la route de Huchemont, les gendarmes Leprince et Radiguet rentrant de tournée ont trouvé inanimé auprès de sa motocyclette renversée, M. Desmoiseaux, 61 ans, habitant 37, rue de la Montagne. Transporté chez lui, le blessé ne reprit pas connaissance et un médecin appelé en hâte ne put que constater le décès. C’est une des sympathiques figures de notre ville qui disparaît, victime de la fatalité, dans cet accident stupide. Nous présentons à Mme Desmoiseaux, à sa fille, et à son fils, nos condoléances émues. La date des obsèques n’est pas encore fixée.

— Desmoiseaux, Desmoiseaux ? Ça me dit quelque chose, murmura Mme Desclaux… Ah ! Mais c’était un camarade de Paul. Les pauvres gens ! Il va falloir que j’aille à l’enterrement, quelle fatigue !… Et ce Paul qui ne me donne pas de nouvelles, c’est insensé ! Je commence à être inquiète. Ah ! Il a de la chance que je ne sois pas d’un naturel à me tourmenter.

Mais deux lettres attendaient sur le paillasson. « Une lettre de Paul ! » s’écria-t-elle en reconnaissant l’écriture, « enfin ! »

Elle alla chercher ses lunettes, s’installa dans le fauteuil de la salle à manger, et commença par l’autre lettre : c’était une réclame pour la vente de charbon au prix d’été. « Du charbon, du charbon, » grommela-t-elle. Puis elle ouvrit la lettre de son fils.

Amsterdam le 1 er   mai. « Comment ? Il est à Amsterdam ! » Ma bonne maman, tu dois être bien étonnée de ce départ si rapide et de mon silence. « Ah bien, je comprends que je suis étonnée, on le serait à moins. » Chargé d’une commission tout à fait urgente et extrêmement importante par un de mes amis, j’ai dû aller tout droit, devine où ? « Comment veut-il que je devine ? » Jusqu’en Hollande. « En Hollande, mais c’est insensé ! » Tout cela doit te sembler bien mystérieux, mais je t’expliquerai plus tard. J’espère que tu n’as pas peur seule dans l’appartement. « Peur ! Peur ! Mais si, heureusement que j’ai pu avoir ma nièce ! » Amsterdam est une ville très propre que tu aimerais beaucoup. On peut laisser les fenêtres ouvertes sans qu’il entre un grain de poussière dans les appartements. « Il me laisse des jours sans nouvelles, et voilà maintenant qu’il se moque de moi ! Il ferait bien mieux de me dire pourquoi il est parti. » Écris-moi que tout va bien, à Amsterdam, poste restante, où je suis obligé de rester quelques jours. J’ai hâte de t’embrasser.

Paul.

Mme Desclaux soupira :

— Ah ! Ces enfants, ça ne sait pas écrire, ça ne dit rien ! Comment a-t-il trouvé l’argent du voyage ? Et où est-il installé ? Où mange-t-il pendant tout ce temps ? Il n’a même pas emporté de linge… Et avec ça il faut que je lui réponde maintenant… Comme si je n’avais pas assez à faire comme ça ! Marguerite ! Marguerite ! j’ai enfin des nouvelles de Paul.

Marguerite sortit de la chambre d’ami en achevant de rouler ses tresses sur ses oreilles.

— Ma petite, il va falloir que tu t’occupes ce matin de préparer le déjeuner, pendant que je répondrai tout de suite à Paul. Devine où il est ? À Amsterdam, en Hollande. Tu porteras la lettre à la poste en allant à ton magasin. Avec ça, ça tombe justement le jour où j’avais rendez-vous Au bon goût à dix heures pour essayer mon nouveau corset ! Jamais je n’arriverai à faire tout ça !

Marguerite proposa d’aider, de tout faire, mais rien n’avançait. Elle dut partir sans la lettre chez Mme Chitrine.

Au magasin, toute la devanture était à refaire avec les œillets et les tulipes qu’on venait de recevoir. La patronne s’impatientait :

— Mais voyons, ma petite, si vous tassez tellement votre parterre de mousse, vous n’en aurez pas assez pour toute la vitrine. Allez vite baisser le store, voilà le soleil qui commence à tomber sur les pensées du Japon. N’oubliez pas aussi qu’il faut livrer du feuillage à la Préfecture, avant ce soir…

Puis la mère Chitrine passa sur le trottoir pour régler la mise en place, à un poil de mouche, des calices des tulipes. Elle faisait de petits gestes du doigt : à droite, à gauche. Marguerite, restée dans la vitrine, épiait les indications comme un exécutant la baguette du chef d’orchestre.

Un jeune homme entra qui commanda deux bouquets de roses rouges à porter chez Mme Desmoiseaux. Il demanda aussi le prix des couronnes, et laissa deux cartes, l’une au nom du docteur Leblanc, l’autre au nom de Pierre Leblanc.

— Ah oui ! expliqua la patronne à sa vendeuse, c’est à cause de l’accident. Je pense que ça nous rapportera des commandes. Ce sera une bonne occasion pour vous, ma petite, d’apprendre à faire des couronnes feuillage et fleurs. Tenez, descendez donc tout de suite à la réserve voir si j’ai encore des montures de paille…

En poussant un soupir de soulagement, Marguerite suspendait, à midi, au bec de cane, l’écriteau Fermé de midi à deux heures, quand petit coup de sifflet partit d’une ruelle : Totor attendait un pied sur la pédale, l’autre sur le trottoir.

— Ça va le boulot ?

Marguerite lui parla des couronnes.

— Ah oui ! fit Totor, le père Desmoiseaux, c’est bien la première fois qu’il fera travailler le commerce des fleurs, celui-là.

— Tu le connaissais ?

— Si je le connaissais ! C’était le seul type qui avait une moto Ariel dans le patelin, une machine épatante… D’ailleurs, je l’ai rencontré quelques minutes avant qu’il se casse la pipe, le long du mur du parc. J’ai bien reconnu sa machine. Il était avec une poule…

— Non ! Avec une poule ?

— J’ai pas pu voir qui. Ils discutaient le coup tous les deux, je resserrais mon pédalier dans l’ombre. J’avais ma pelure grise, ils ne m’ont pas vu.

— Qu’est-ce que tu faisais là, toi ?

Totor lui pinça la taille.

— Jalouse, la môme ? Je revenais de l’entraînement sur la route de Huchemont, mademoiselle… Quand est-ce que tu m’apporteras une fleur ? Et tu dis que tu m’aimes !

— Je t’en apporterai ce soir…

— Ce que tu marches ! Je m’en fous, moi, des fleurs. Où veux-tu que je les mette ? Amène-toi toute seule, ce sera bien suffisant. Adieu, môme, je les mets, je suis pressé…

Il donna encore un petit coup de sifflet et s’éloigna sans se retourner. Il avait son idée : passer au garage, voir son copain Ernest pendant que le patron serait à son déjeuner.

Ernest était, en effet, seul dans le hangar. Totor sauta de sa machine, criant :

— Vingt litres, jeune homme, et un bidon de Shell.

— Pour qui ? demanda Ernest en s’extrayant péniblement d’un châssis.

— Ah ! Tu as bien l’air noix ! Est-ce que j’ai une tête à avoir une bagnole ? Dis donc, vieux, amène-toi plus près, j’ai une combine, écoute…

Ernest se rapprocha.

— Tu as vu, dans le canard, le type qui s’est cassé la gueule ? Eh bien, il avait une moto épatante, mon vieux. En te décarcassant, en y allant dès ce soir, pendant que la famille est encore dans les larmes, on doit pouvoir l’acheter à rien. C’est une affaire, mais ne moufte pas à ton singe, il nous la soufflerait… Hein vieux ?… Une moto à nous deux… Pour ma part, je peux mettre 1 170 balles, pas un rond de plus. Et toi ?

— Oh, moi, tu sais, des affaires comme ça, dit Ernest en tournant ses doigts pleins de cambouis.

— Ah couillon ! s’écria Totor, puisque je te dis que c’est une affaire… Tu n’es vraiment pas démerdard. Tu ne dis rien, tu vas là-bas en sortant du boulot à six heures…

— Mais l’adresse ?

— Tu l’as sur le journal, ballot. Tu arrives, tu expliques que tu es employé au garage, ça donne confiance…

Il continua jusqu’à ce que l’autre promît d’aller voir. Totor l’accompagnerait jusqu’à la porte. Ils offriraient quatre mille francs, dernier prix.

— Tu comprends, dans ces circonstances-là, on doit être content de voir rentrer de l’argent pour payer les croque-morts. Ils sont foutus d’accepter, dit Totor, optimiste, en enfourchant sa bicyclette pour regagner la Préfecture.

Comme il passait sous le porche d’entrée, Jules arrivait aussi.

— On ne voit que toi !

Jules venait déposer au service des objets trouvés deux trucs oubliés par un client.

— Fais voir, dit Totor.

Jules sortit de leur papier de soie, la bague et la petite boîte laissées par l’automobiliste sur la table du lavabo.

— Tu ne pouvais pas les faucher ? dit Totor. Cette bague, elle ferait très bien pour ma môme…

Il avançait la main, Jules l’écarta du coude.

— Le gérant m’a dit de venir faire la déclaration. Dans un an et un jour, ce sera à moi.

— Un an et un jour, tu n’es pas pressé.

Au service des objets perdus, l’employé sommeillait derrière la barrière au-delà de laquelle le public n’avait pas accès. Jules dut le réveiller en faisant du bruit à distance.

— C’est une boîte.

— Une boîte, grogna l’employé, qu’est-ce qu’il y a dans votre boîte ?

— On ne sait pas, on n’a pas pu l’ouvrir…

— On n’a pas pu l’ouvrir, on n’a pas pu l’ouvrir…

L’employé retournait la boîte entre ses doigts. Brusquement, il saisit un marteau qui traînait sur la main courante, et, avant que Jules ait pu protester, il en asséna un grand coup sur la tranche de la boîte. Elle s’ouvrit en laissant échapper de la poudre…

— De la poudre de riz, dit Jules.

L’employé, du bout des doigts, écrasait la poudre.

— De la poudre de riz, de la poudre de riz… Vous avez vu de la poudre de riz qui cristallise, vous ?

Une secrétaire était en train de se peigner devant un morceau de glace cloué au mur.

— Tenez, madame Leron, dit l’employé, portez ça tout de suite au laboratoire d’analyses du Service des Fraudes. Vous demanderez à M. Fabriolle qu’il dise ce que c’est que cette poudre…

Jules restait penaud derrière la barrière. L’autre le congédia d’un : « Ça va bien, on vous préviendra ». Jules fila, heureux de s’éloigner. Dans la cour, il faillit se faire écraser par une auto qui démarrait. Totor, qui attendait en permanence chez le portier, lui décocha au passage : « Tu veux te faire monter dessus par le patron, maintenant ? »

Alors Jules regarda dans la voiture. Le préfet, M. Signac, répondait distraitement au salut de l’agent de police en faction. Jules n’était pas fâché de connaître l’amant de Mme Pertinet. Il ressemblait un peu au gérant de l’hôtel, importante nouvelle qu’il se promit d’annoncer à ce dernier.

M. Signac, en compagnie du secrétaire de la Préfecture et d’un attaché, se rendait à Sézardieux, pour l’inauguration de la nouvelle mairie. Calé dans les coussins, il déclarait :

— Si le vent tourne, comme il est facile de le prévoir, il faut que je sois gardé à carreau… Mais les élus du département le sentent bien, ils se méfient… Ils sont tout prêts à me faire grief de mon abstention dans l’affaire Desbois-Santerre, et, pourtant, je les ai laissés faire ce qu’ils voulaient… Pour l’instant, je me tais, mais mon silence parle. Au conseil général, Aussonne était d’une ironie qui frisait l’insolence. Ce vieux crétin qui se donne des airs de fin politique… Je suis sûr qu’il trafique quelque chose contre moi au ministère. C’est d’ailleurs pour ça que je pars ce soir…

Les autres écoutaient les confidences d’après-déjeuner du patron, avec un sourire vague.

— Vous savez que c’est après-demain qu’on enterre Desmoiseaux, dit l’attaché.

— Desmoiseaux ? dit le préfet.

— Qui s’est tué en motocyclette. Il était l’auteur du fameux rapport n° 395, dans l’affaire.

— On le sait qu’il en était l’auteur ? demanda le préfet.

— Au corps d’armée, certainement.

— Bon, eh bien, vous Béval, dit le préfet en se tournant vers le secrétaire général, vous irez à l’enterrement. Je pourrai toujours en faire état plus tard, comme d’une preuve de sympathie à l’égard de la cause de ces messieurs…

Il ricana et continua :

— Vous y avez cru, vous, à la trahison de Desbois-Santerre ? Un illuminé, un pauvre maboul, avec ses airs de mage prêchant un évangile oriental. Il assurait sa matérielle en trafiquant avec le 2e bureau, mais il était marqué par la Sainte-Vehme de la réaction. Ils l’ont eu… Moi, au fond, je m’en lave les mains. Allons, passez-moi ce discours pour la mairie de Sézardieux, c’est la seule commune qui vote bien, il faut leur faire plaisir…

L’attaché lui passa le texte du discours. Le préfet commença à le parcourir.

— Le nouveau maire s’appelle Lapis. Faut-il faire sonner l’s, ou pas ? Vous n’en savez rien ? Mais si je fais sonner l’s contre l’usage, tout le monde va rigoler. Vous auriez dû téléphoner à l’avance, mon petit. Posez la question à l’arrivée, et soufflez-moi discrètement la réponse. Et puis, que tout soit mené rondement. Je veux être rentré à temps pour prendre le train de quatre heures. Je dois passer, demain matin de bonne heure, au Ministère.

L’attaché s’inclina en silence. Il savait qu’avant d’être demain au Ministère, le patron tenait à être ce soir avec Mme Pertinet.

— Joli temps, fit Béval en indiquant la campagne de mai.

— En fait de temps, dit le préfet, nous avons celui de fumer un cigare.

Il sortit un étui de sa poche et le tendit à la ronde.

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