CHAPITRE TROISIÈME

La première chose que je vis en ouvrant les yeux fut la tête de Pierre Leblanc penchée sur moi. Il avait l’expression souriante qui lui était habituelle et qui disait une certaine facilité à vivre. Je dis : « Où sommes-nous donc ?… » Et presque aussitôt, je reconnus la tapisserie de ma chambre, le petit carré de soie qui faisait abat-jour sur ma table, et mon flacon d’eau de Cologne sur l’étagère de ma toilette. Comme je tournais la tête, je vis ma mère, debout à la tête du lit. « Ah mais ?… » fis-je encore.

— Et bien, tu as dormi plus longtemps que d’habitude, me déclara Pierre.

Et ma mère ajouta :

— Toute la journée d’hier, nous ne savions pas ce qui t’arrivait. Alors nous avons été chercher Pierre…

Elle n’eut pas besoin d’en dire davantage. Je compris qu’un choc nerveux avait entraîné quelques heures de léthargie. On avait dû aller chercher mon ami Pierre pour lui demander conseil en sa qualité d’étudiant en médecine, et probablement parce que mon père trouvait inutile de déranger un médecin auquel il aurait dû payer sa visite. Je reconnaissais bien là son avarice, lui qui passait son temps à grogner devant les dépenses, et qui nous dût, ma sœur et moi, laissés complètement sans le sou, si notre mère n’y avait veillé.

— Mais, je vais très bien, dis-je. Je me sens très bien, je vais me lever…

— Doucement, dit Pierre. Tu vas d’abord manger un peu, et nous verrons comment tu iras après.

Ma mère sortit pour aller à la cuisine. Pierre en profita pour me dire :

— J’avais une frousse terrible que tu ne te mettes à délirer et à raconter toute notre histoire…

Ces mots me rappelèrent la journée qui avait précédé mon long sommeil. Je n’y avais pas encore repensé. Mais maintenant, je revoyais tout, peu à peu…

— Ah oui, avant-hier, fis-je…

Et disant ces mots, « avant-hier », je ne sais pourquoi, je pensai à leur contraire : après-demain. C’était cet après-demain qui me préoccupait, ou plutôt un mot approchant : « surlendemain ».

Aussitôt, je me souvins que la jeune fille aux oiseaux avait donné un rendez-vous pour le surlendemain, que ce surlendemain était aujourd’hui. Je compris que je me réveillais pour ne pas manquer l’occasion d’entrevoir la jeune fille, au Vélodrome.

Pierre Leblanc devait faire allusion à l’histoire de l’avant-veille pour voir comment je me comporterais sous l’effet du souvenir… Je lui demandai à voix basse :

— Quoi de neuf dans l’affaire ?…

— Nous ne sommes pas encore en prison, les uns, ni les autres. Paul est parti, par contre, ce qui est assez maladroit et peut attirer l’attention. J’imagine que Desbois-Santerre lui avait confié quelque chose, quelques papiers à remettre à quelqu’un…

J’écoutais ce que disait Pierre, mais ma pensée était ailleurs. Le mot quelque chose, qu’il avait employé, m’avait soudain fait penser à autre chose. Mais le plus bizarre est que cette expression « autre chose » s’appliquait, dans mon idée, non pas à une chose autre que celle que disait Pierre, mais à une chose autre que la jeune fille pour laquelle je m’étais réveillé.

Il y avait la jeune fille, et il y avait autre chose

— Eh bien ! Mon vieux, dit Pierre en se levant, je te laisse, tu n’as rien. Mange et repose-toi…

Et il frappa du plat de la main mon traversin, comme pour le remettre en bonne forme.

« Ça y est », me dis-je, « j’ai trouvé l’autre chose, c’est la lettre sous mon traversin, la lettre que je n’ai pas eu le temps de lire. »

De la porte, Pierre m’adressa encore un petit signe de sa main largement ouverte et sortit. Aussitôt, je glissai mes doigts sous le traversin. Rien à droite, à gauche non plus. La lettre avait disparu. Je m’y attendais parce que, dès que Pierre m’avait fait un petit signe de sa main largement ouverte, j’avais senti que l’autre chose, l’autre chose qui n’était pas la jeune fille, n’était pas non plus la lettre. Il devait y avoir encore autre chose, autre chose qui était venu dans ma vie après la jeune fille, et après la lettre.

— Je t’ai fait une escalope et des endives, me dit à ce moment ma mère qui entrait en portant un grand plateau, et il y a une surprise.

La surprise était une de ces bouteilles de champagne que mon père avait achetées il y a plusieurs années. On en ouvrait une de temps en temps, mais seulement dans les occasions exceptionnelles.

— Ton père n’est pas là, me dit ma mère. Il est parti ce matin pour mettre en état « Les Chrysanthèmes ».

« Les Chrysanthèmes » était la petite propriété des environs où nous allions chaque année passer trois mois d’été. Je compris que ma mère n’aurait jamais osé m’apporter la bouteille de champagne si mon père avait été à la maison.

— Ah ! Du champagne… fis-je, affectant une grande joie. Je vais me lever pour déjeuner.

Bientôt, je fus habillé et à table. Pendant que je mangeais, ma mère me regardait de ses bons yeux tranquilles. Soit que le champagne me montât à la tête, soit que je fusse encore sous l’influence de mon trop long sommeil, je m’écriai sans rime, ni raison : « Vive l’Amérique !… » Peut-être était-ce aussi à cause du champagne dont l’étiquette portait « Goût américain ». Puis je dis : « Mais où est donc Agathe ?… »

La question était inutile car je savais bien que si Agathe n’était pas là, c’était qu’ayant volé la lettre, elle avait peur de me revoir.

— Elle a tenu à accompagner ton père aux « Chrysanthèmes », me dit ma mère. Ils sont partis tous les deux en motocyclette, elle à califourchon derrière. Il y avait là-bas tout le linge à vérifier, c’était son affaire… » Et, en manière d’excuse, elle ajouta : « Tu n’étais pas si malade… »

— Mais je n’ai jamais été malade ! m’écriai-je.

En fait, je me sentais très bien, très reposé. J’avais presque fini de déjeuner.

— Tu devrais aller t’étendre un peu au jardin, il fait un beau soleil, proposa ma mère.

— À propos, quelle heure est-il ? demandai-je, car ma montre, pendant mon sommeil, s’était arrêtée.

— Aux environs de quatre heures, me répondit ma mère, je vais te préparer la chaise longue.

Peu après, je me trouvai dans le jardin. Il était assez petit, plutôt laid, sans rapport avec le jardin que j’avais vu l’avant-veille, du salon de la jeune fille. Mais l’éclairage était le même : l’air semblait tout tissé de ces rayons lumineux du début de printemps, ces rayons froids et blancs où chaque chose peut prendre sa couleur propre…

Après quelques instants de rêverie, le moment me parut favorable. Je gagnai rapidement au fond du jardin la porte qui ouvrait sur la ruelle. Je n’eus qu’à lever le loquet pour être dehors. Quand on s’apercevrait de mon absence, je serais loin. Du reste, j’étais assez grand pour faire ce que je voulais.

Au lieu de prendre à droite la ruelle qui m’eût ramené tout de suite vers le centre de la ville, je tournai à gauche, préférant faire le tour par les faubourgs du midi et le polygone d’artillerie. Ainsi j’éviterais de rencontrer des camarades qui m’eussent retenu ou posé des questions. Puis j’avais un peu peur de me montrer. Je traversai le faubourg de Pierrelatte habité par les ouvriers qui travaillent aux carrières de Saint-Blaise. Malgré la laideur uniforme des maisons ouvrières, malgré les appareils de T.S.F. qui, tous, hurlaient plus ou moins fort la même chanson du concert de cinq heures diffusé par le poste de Combaluze, je me sentais l’humeur assez détachée des pauvretés de ce décor. Je réfléchissais sur les chances que j’avais de rencontrer la jeune fille. Je ne savais pas le lieu exact où elle devait retrouver l’autre personne dans le Parc. Il m’était impossible de me rappeler son visage, ou la couleur de ses cheveux, mais, pour la reconnaître, je n’avais pas besoin de ça. J’avais seulement à me montrer attentif aux groupes de deux femmes que j’apercevrais. Je savais aussi qu’une des deux femmes devait s’appeler Marguerite. Peut-être même Marguerite Audivisier…

Tout en songeant, j’étais parvenu à proximité du polygone d’artillerie, et bien que les signaux plantés au milieu des chemins de traverse eussent dû m’avertir que le polygone était occupé, le bruit soudain d’une explosion m’arracha à mes pensées avec une violence qui me fut douloureuse d’abord, puis insensiblement agréable. Je m’aperçus que si le bruit de l’obus me devenait agréable, c’était que je transformais inconsciemment la sonorité de l’explosion, en la sonorité des mots « autre chose ». Le sifflement des trajectoires avant l’explosion devenait chaque fois, pour moi, le début de la phrase : « Il y a… » qui se prolongeait plus ou moins, avant que l’éclatement de l’obus ajoutât, d’une manière vraiment joyeuse : « autre chose ».

Ma présence de civil pouvant paraître suspecte, je me décidai à repasser de l’autre côté des remparts, pour aller droit au Parc par le boulevard Mortemart. À mesure que j’approchais, je voyais, à travers les barreaux de la grille du parc, de nombreuses silhouettes s’agiter dans les allées, ordinairement désertes et tranquilles.

— Bien du monde aujourd’hui, fis-je en passant devant la marchande de bière et de limonade qui stationnait près de l’entrée.

— C’est la réunion du Vélodrome, m’expliqua-t-elle en m’indiquant une affiche attachée à la grille où l’on annonçait une grande exhibition avec le concours des célèbres sprinters hollandais Berg et Zuykert.

C’était un contretemps fâcheux. J’avais toujours eu la plus grande horreur des sports, et plus encore des spectacles sportifs.

Et avec toute cette foule, ma tâche serait plus difficile pour retrouver mon inconnue…

Je m’acheminai pourtant par les allées latérales du Parc, vers le Vélodrome, dont bientôt je pus distinguer l’entrée : un arc de béton qui se détachait vilainement sur la verdure commençante du printemps. Je ne pouvais croire que la jeune fille si mystérieusement rencontrée fût curieuse de spectacles cyclistes. Je m’abstins d’entrer et m’assis sur un banc, point trop nerveux puisqu’il n’était pas encore six heures.

Devant moi défilaient les promeneurs : de très jeunes gens, pour la plupart en tenue de cyclistes et tenant à la main leurs machines. L’un d’eux arborait, avec une fierté évidente, un maillot jaune. Il circulait avec un compagnon plus âgé dont il frappait l’épaule en s’écriant : « Ah ! Sacré Julot… ».

Celui qui s’appelait Julot continuait son histoire, d’un air grave qui contrastait avec la bonne humeur de son auditeur, une histoire de femme car j’entendis au passage :

— Quand je suis revenu, elle était là toute raide, mais le plus fort est que, penchée sur elle, cette sacrée poule du 31…

« La poule du 31 », me dis-je, « voilà bien le langage de ces coureurs, ils ne parlent que par numéros… »

Une détonation me fit sursauter. Je me retournai, pensant à quelque drame dans les bosquets, mais je compris qu’il s’agissait d’un coup de pistolet marquant un départ de course. La détonation eut encore un autre effet, me rappelant, mais plus vaguement que ne l’avaient fait les coups de canon du polygone, la phrase : « Il y a autre chose. » La pensée de la jeune fille fut cependant la plus forte. Maintenant, il était l’heure où j’eusse dû la rencontrer. Je me levai pour faire le tour du Vélodrome.

À quelque distance, une petite porte s’ouvrait dans le mur, et un écriteau portait Entrée des coureurs. Une autre inscription disait Vestiaire, avec une flèche. Non loin, deux cyclistes causaient avec une femme dont la silhouette assez étrange et l’imperméable au col relevé me rappelèrent une impression antérieure que je ne pus pas situer. Au reste, je n’insistai pas, car la vue des coureurs avec leurs casquettes crasseuses et leurs cuisses poilues hautement découvertes m’était antipathique.

Soudain, toute une cohue déboucha dans l’allée centrale, le spectacle était terminé. À demi dissimulé par un grand massif de rhubarbes, je regardai passer le défilé, scrutant avec attention les visages dans l’espoir que je pourrais peut-être reconnaître celle que je cherchais. J’aperçus le colonel Sardagne, que mon père avait connu autrefois et voyait encore de temps en temps ; le maire qui était l’oncle d’Hortense ; le docteur Leblanc, père de mon ami Pierre… Il était en conversation avec la femme à l’imperméable que je venais de voir avec les coureurs. Il passa assez près pour que je puisse l’entendre dire, avec une amabilité un peu ironique : « Mais ma chère consœur… », ce qui me surprit car je ne connaissais pas de femme médecin en ville.

Les derniers spectateurs sortirent. Le concierge cadenassa la porte du Vélodrome, le Parc reprit son allure habituelle. Je n’avais pas rencontré celle pour laquelle j’étais venu, je continuai pourtant à circuler entre les massifs… J’avais perdu tout espoir, quand, en tournant derrière le belvédère, j’entendis à quelque distance une voix qui appelait : « Marguerite !… »

Mon sang ne fit qu’un tour, je me mis à courir. J’entendis encore, mais beaucoup plus distinctement : « Marguerite !… » L’intonation, quoique douce et lente, n’était pas du tout celle de la jeune fille. L’appel m’avait entraîné vers la pièce d’eau. Comme je débouchais, j’aperçus une vieille dame en noir, assise sur un banc, et qui répéta encore son appel chantant : « Marguerite ! » De rencontrer là cette vieille, fut une déception. Pourtant ce prénom de Marguerite était un indice. Je m’assis sur un banc, de l’autre côté du bassin, et je vis arriver une jeune fille de quinze à seize ans, beaucoup plus jeune que mon inconnue, très simplement mise dans sa robe noire, et sans chapeau. Elle dit, car à travers la pièce d’eau qui nous séparait j’entendais très bien les paroles : « Voilà ma tante. »

— Où étais-tu donc ?

— Mais là, ma tante, dit-elle en indiquant une direction quelconque.

Était-ce avec cette Marguerite que mon inconnue avait rendez-vous ? Avait-elle quitté sa tante pour la rejoindre ?

La présence de la vieille dame m’empêchait d’aller lui poser ces questions. Néanmoins, j’avais trouvé un fil conducteur qu’il ne fallait pas abandonner. Les deux femmes se levèrent, la vieille s’appuyant sur le bras de la jeune et sur une canne. Tout doucement, elles se dirigèrent vers la sortie du Parc. J’étais résolu à les suivre. Je griffonnai même sur un morceau de papier à l’intention de la jeune Marguerite : « Aviez-vous rendez-vous avec une jeune fille ce soir ? Je vous en supplie, répondez. » J’ajoutai mon nom et mon adresse. Il me suffirait de glisser le billet à la jeune fille à l’insu de la vieille.

À la difficulté que j’avais eue à écrire, je m’étais aperçu que la nuit tombait. Il était sept heures et demie. Qu’allait-on penser à la maison en ne me voyant pas revenir ? Mais les inquiétudes dans lesquelles j’allais jeter ma famille, ne me retinrent pas, et je continuai à suivre le couple, en m’indignant pourtant de la lenteur de la vieille qui ne pouvait savoir que mon père aimait dîner à l’heure.

Elles arrivèrent sur une petite place au moment où des cloches un peu grêles commencèrent à tinter. L’angélus, pensai-je. La place était occupée par une église assez ancienne, dont j’ignorais le nom, mais l’écriteau me renseigna : « Place Sainte-Honorine ». Les cloches continuaient à sonner, aigrelettes comme la nuit qui tombait. Les deux femmes se dirigèrent vers le portail et entrèrent.

J’eus un instant d’hésitation. Il était tard, et je risquais vraiment d’inquiéter outre mesure ma mère. Mais, dans l’ombre de l’église, je pourrais peut-être trouver facilement l’occasion de remettre mon billet à la jeune Marguerite ?… Je me dirigeai vers le portail à mon tour.

L’intérieur était sombre en dépit des cierges allumés çà et là. Du haut de la chaire, un prêtre en surplis dirigeait la prière. Dans le transept de gauche se dressait une statue de la Vierge entourée de bougies et de roses. Là, je reconnus très bien la jeune Marguerite à côté de la vieille dame. Je m’immobilisai dans l’ombre, près d’un pilier, assez satisfait de voir sans être vu. Sur un écriteau fixé au pilier se lisaient les mots : « Exercices du mois de Marie » qui me donnèrent l’explication de la cérémonie. C’était le samedi premier mai. Dans l’air un peu humide de l’église, flottait l’odeur de l’encens ; je n’y étais pas habitué et la trouvai assez agréable.

Quand le prêtre descendit de la chaire, un petit tintement de sonnette fit s’agenouiller tous les fidèles. Profitant du bruit, j’avisai un confessionnal dont l’entrée était fermée par un rideau d’andrinople. En l’écartant, je trouvai un petit banc où je me rencoignai assez commodément. Laissant le rideau entrebâillé, je pus continuer à observer la jeune Marguerite. Par la fente, je voyais aussi des candélabres, une petite lumière rouge et un fragment de l’autel dominé par une grande gloire où des rayons d’or perçaient, de simili-nuages.

Je m’obligeai un peu à regarder tous ces détails, parce que, sous l’effet des litanies, j’avais comme une tendance à m’endormir. Mon confessionnal sentait le sapin plus que l’encens. Je l’avais d’abord trouvé commode pour m’asseoir, mais il ne fallait pas que je m’y laissasse aller au sommeil. Je fixai des yeux le point lumineux d’un cierge pour résister à la torpeur qui m’envahissait, mais peu à peu, sans que je susse comment, je m’endormis.

Quand je m’éveillai, il n’y avait plus de lumière, plus rien, plus personne dans l’église. J’avais manqué la sortie de la jeune Marguerite ! De colère, je jurai à voix basse deux ou trois fois. Ce fut bien pis, quand, voulant sortir, je m’aperçus que la porte était fermée. J’allai à la porte de la sacristie. Fermée, elle aussi. Au risque de faire un scandale, je frappai du poing contre cette porte, criai, tempêtai. Ma montre marquait minuit moins dix. Avant la première messe, j’avais le temps d’attendre… Avec ça, je risquais d’être pris pour un dévaliseur de troncs et, qui sait ? De permettre un rapprochement avec le vol du cadavre de l’institut médico-légal… Quant à l’état où allait se trouver ma famille en ne me voyant pas rentrer, j’aimais mieux n’y pas penser.

Le premier accès de colère passé, il me fallut prendre mon mal en patience. J’allai inventorier les recoins de l’église. Un léger clair de lune filtrait à travers les vitraux. J’essayai les banquettes des confessionnaux ; il y en avait trois, toutes aussi inconfortables. L’endroit le plus hospitalier était encore offert par les travées de bois de la grande nef. Je pris un petit banc pour y poser ma tête et, allongé sur le plancher, le visage tourné vers la voûte, protégé des courants d’air par les deux manières de bat-flanc que formaient les travées, je songeai à m’endormir.

Depuis que je ne la remplissais plus de bruit, l’église avait retrouvé son calme. La lumière de la lune caressait doucement les sommets des piliers. L’odeur de l’encens subsistait. Je me recueillis, j’écoutai le silence.

Peu à peu, une vague crainte s’empara de moi. Les rayons d’or de la gloire en stuc me faisaient maintenant l’effet d’éclairs gigantesques. Les fentes des tuyaux d’orgue s’ouvraient comme des manières de gueules. Toute l’ombre qui m’entourait semblait se peupler d’une présence. Comme je déplaçais lentement les yeux, j’eus un sursaut : je crus apercevoir la jeune fille pour laquelle je m’étais lancé dans toute cette aventure, elle venait à moi, ouvrant ses deux mains… Mais je reconnus la statue de la Sainte-Vierge. J’avais les nerfs surexcités : il fallait dormir. Mais plus je le souhaitais, moins je m’en trouvais l’envie. Un claquement sec me fit tressaillir. Je me levai criant : « Qui est là ?… » La voûte résonna, puis le silence se rétablit.

Le bois d’un confessionnal devait sans doute travailler. Mais ce claquement me rappela les coups de pistolet entendus près du Vélodrome, puis les coups de canon du champ de tir, et en même temps, la phrase : « Il y a autre chose » fit irruption dans mon esprit. Mais cette fois, un grand frisson me parcourut, allant et revenant sur moi comme un archet sur une corde, car je sentais que cette autre chose, cette chose que j’avais cherchée toute la soirée, que je n’avais cessé de souhaiter en croyant chercher la jeune fille, cette autre chose allait venir…

J’ouvris tout grand les yeux sur la ligne des piliers qui montait vers la voûte. Elle montait haut, et je vis nettement s’y ouvrir des fenêtres. Je comptai quarante-deux étages. Des nuages bas enveloppaient le sommet de l’édifice, poussés par un vent frais que ne parvenait pas à réchauffer les rayons d’un soleil pâle, dispensant une lumière blanche et presque lunaire qui m’éblouissait peu. Mais une animation étrange me pénétrait, m’imbibait. Il me semblait sentir mon sang courir plus léger, plus vif dans mes artères. Je venais de quitter le navire qui me ramenait au rivage, au pied de la ville aux gratte-ciel gigantesques où m’attendait Autrechose, celle que je ne connaissais que sous le nom d’Autrechose, ce nom qui lui plaisait au point qu’elle m’avait dit n’en vouloir jamais d’autre…

Autrechose était là, radieuse et gesticulante, de l’autre côté de la barrière où se pressait la foule attendant les passagers. Elle agitait sa grande écharpe à carreaux bruns. Son visage disait la joie de vivre et l’ivresse de sa propre jeunesse. D’elle, émanait ce même rayonnement qui, la veille, quand je l’avais rencontrée, m’avait cloué d’admiration sur le trottoir, à quoi elle avait répondu par un éclat de rire et l’offre de monter dans sa voiture.

Elle cria : « Hello !… »

— Autrechose ! fis-je à son oreille, car j’étais déjà tout près de son visage.

— Vite, fit-elle. Vous êtes en retard aujourd’hui !

Nous sautâmes sur les sièges par jeu, sans ouvrir les portières. Elle au volant, moi dans le sillage de son écharpe, et, déjà, nous partions à une allure insensée. Je clignais des yeux pour suivre la fuite des façades, des passants, des autres voitures que nous doublions à grands coups de klaxon. À un croisement, le signal rouge nous immobilisa en tête de la file. J’en profitai pour demander : « Recommençons-nous la randonnée d’hier ? »

Hier – je m’en souvenais très bien, comment avais-je pu l’oublier ? – après l’avoir rencontrée, nous étions passés chez elle, au dix-septième étage d’un bloc de marbre taraudé d’ascenseurs. Redescendus en trombe, nous avions fait un saut chez Teddy, pour prendre du champagne. Puis je me souvenais de l’immense foire où j’avais cru la perdre dans le labyrinthe, pour la retrouver sur le water-chute. Au cours de la descente en parachute, je l’avais embrassée pour la première fois, mais c’était au manège d’avions que j’avais perdu définitivement, à la fois mon cœur et mon chapeau. Nous étions retombés en plein milieu d’un orchestre de nègres, sous un hall immense décoré de palmiers et d’ananas. Dans la pluie des confettis et de ballons multicolores, je m’étais senti soudain étranglé : elle nouait autour de mon cou une poignée de serpentins pour m’entraîner au long d’une grande allée bordée de cocotiers. Là, nous avions retrouvé la voiture et bu le champagne pris chez Teddy. Je devais être ivre. Je m’étais dressé dans la voiture, j’avais crié « Vive l’Amérique ! » Elle était assise sur le pare-brise et s’était laissée tomber sur une grande peau de fourrure dans le fond de la voiture…

— Hier ?… dit-elle. Aujourd’hui seul compte. Oh ! Regardez, cher…

C’était un arbre cierge, gras et poilu au bord de la route. Des mouettes tournaient autour. Une auto nous doubla. Les occupants crièrent : « Ho ! » au passage, agitant les bras vers nous. Autrechose répondit : « Ho ! »

— Rattrapons-les, fis-je.

La course commença, qui ne finit qu’à la plage, où, d’un seul coup, notre voiture s’enlisa des quatre roues. Déjà, debout sur le siège, Autrechose criait en agitant son écharpe : « La mer ! »

De grandes et très longues lames vertes déferlaient sur le sable.

— Goûtez le sel, dit-elle, en tournant vers moi ses lèvres.

À peine eus-je le temps de les effleurer qu’elle s’enfuit en criant : « À l’eau ! À l’eau ! »

Sous sa jupe, elle était en maillot de bain. Elle entra, elle courut dans la mer, levant très haut les bras, offrant ses paumes et ses aisselles à la belle lumière blanche. Les deux mains à sa taille, je la poussais devant moi, vers le large. Elle plongea la tête sous la vague et me souffla l’eau de l’océan à la figure, comme une jeune sirène. Pour me venger, j’essayai de pincer sa cuisse dure et lisse. D’un coup de talon, elle se libéra. Ses jambes glissèrent entre mes doigts comme des tentacules.

— Que faisiez-vous là-bas ? fit-elle tandis que nous nagions côte à côte.

— Je dormais, répondis-je.

— Je suis jalouse, très jalouse, savez-vous ?

Un instant, je pensai alors à la jeune fille, celle du piano et du jardin silencieux, celle qui, sans mot dire, mettait sa main sur mon front… Puis je dis : « Il y a autre chose. Il n’y a qu’Autrechose. »

Elle insista : « Dites-moi : comment est-elle ! »

— Aujourd’hui seul compte, répliquai-je.

Elle disparut sous l’eau, reparut, regagna le rivage, s’étendit au soleil. Je la rejoignis, me penchai sur elle. Brusquement, elle dit : « J’ai faim ! » J’allai prendre les sandwichs dans la voiture. « J’ai faim ! » répéta-t-elle. Et, comme elle parlait la bouche pleine, je vis dans sa bouche la tomate du sandwich comme une hostie rouge. Je l’embrassai, elle fit entendre un petit grondement sourd, puis quand elle fut libérée, elle poussa un soupir.

— Moi, j’ai de la peine, fit-elle, de la peine là-bas…

— Comment est-il ? demandai-je.

Elle haussa les épaules.

— Je suis fière, savez-vous. Je ne ferai pas les premiers pas avec lui.

J’étais jaloux maintenant, bien plus qu’elle n’avait pu l’être de moi. Tendrement, pourtant, je m’enquis :

— Que vous a-t-il donc fait, l’autre ?

Elle écarta les mains pauvrement, et ses yeux eurent, durant un éclair, un regard de chien perdu. Puis, soudain, elle éclata de rire.

— Vous avez l’air d’un fox mouillé, déclara-t-elle en frottant durement ma chevelure de la paume de sa main.

Je répétai : « Que vous a-t-il donc fait, l’autre ? »

— Nageriez-vous jusque-là ? me demanda-t-elle en me montrant un signal assez loin sur la mer.

— Avec vous, au bout du monde !

— Ah ! Ne soyez pas bête. Nagez, ordonna-t-elle, nagez jusqu’au signal.

— Au moins, oublierez-vous l’autre ?

Elle répéta : « Nagez ! »

Je regardai la mer. À notre droite, se dressaient de grands rochers, gris et noirs, et les vagues, poussées par la marée montante, se brisaient sur eux avec fracas. Je songeai au bruit éternel de la mer, et me souvins que c’était l’image que j’avais choisie pour m’y réfugier à l’heure de la mort. Me penchant sur le visage d’Autrechose, je lui dis :

— Le bruit de la mer ! J’y pensais avant-hier. C’est le bruit que j’ai choisi pour mourir…

Elle me regarda, me secoua le bras vigoureusement.

— Qu’est-ce qui vous prend ? dit-elle.

Et brusquement, encore une fois, elle commanda : « Nagez ! »

Alors je m’élançai vers la mer, je nageai vigoureusement vers le signal. Debout sur la plage, elle me suivait des yeux. Je nageai toujours plus loin d’elle. Ce que nous avions cru être le signal était un grand navire qui m’attendait, le navire du retour. Comme j’en approchais, il bascula. Il bascula tout entier, ce grand vaisseau, pour m’accueillir, et je me retrouvai prisonnier de sa coque grise, de la voûte de pierre de l’église. Je n’eus pas à m’éveiller…

Un petit tintement de sonnette m’avertit que la première messe était commencée. Sans bruit, je passai la tête au-dessus de la travée. Personne dans l’église. Le prêtre et l’enfant de chœur tournaient le dos à la nef. Je gagnai la porte ouverte. Je me souvenais parfaitement de tout. Je savais qu’Autrechose existait, aussi vrai que j’étais vivant. Je savais quelles mains humides d’eau de mer pouvaient dispenser le bonheur.

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