CHAPITRE, DIXIÈME

Quand je m’éveillai, le lendemain, il faisait beau. Les roses du jardin avaient fleuri sous l’averse de la veille ; les oiseaux, sentant la maison abandonnée, s’étaient donné rendez-vous sur la pelouse. Je restai longtemps à la fenêtre de ma chambre au deuxième étage, regardant au loin par-dessus les clôtures et les toits les échappées vers la campagne où flottait une brume bleue, çà et là assombrie par les premiers contreforts de la forêt des Sept-Pies. Puis, j’allai m’habiller dans le cabinet de toilette de mes parents où se trouvait la baignoire. Je me sentais heureux d’avoir tant de place pour moi seul, de pouvoir me promener, presque nu dans les couloirs, sans crainte de rencontrer personne.

Je me rasai devant la petite glace très commodément vissée par mon père, à bonne hauteur dans le bois de la fenêtre. Mon rasoir n’était pas fameux, je m’avisai que ceux de mon père pouvaient être meilleurs. J’en essayai un. Le manche en avait été lentement jauni au contact journalier de ses doigts. Cette pensée m’émut et, du coup, je me coupai légèrement le menton. Dans un tiroir, je trouvai une petite pierre antiseptique comme en ont les coiffeurs, et dont mon père devait se servir en pareille occasion. Il y avait encore beaucoup de petites choses à lui dans ce tiroir : un sac à éponge, une boîte à savon en aluminium, un vieux fer à friser les moustaches, qui ne devait plus lui servir depuis longtemps puisqu’il portait les moustaches en brosse. Mais, qui sait ? Peut-être était-ce le fer dont il faisait usage à l’époque où, au quartier latin, il sortait avec Desbois-Santerre ?… Je me demandais maintenant pourquoi Desbois-Santerre, qui savait bien que j’étais le fils de son ancien camarade, ne m’en avait jamais parlé, à moi qui l’approchais de plus près que les autres, et me montrais attentionné comme un disciple ? Pourquoi m’avait-il caché cela ?

Les volets du bureau n’avaient pas été ouverts depuis le soir de l’accident, ma mère évitant d’entrer dans cette pièce. Mais elle avait rassemblé sur le buvard les objets retirés des poches de mon père. Je trouvai là sa pipe, son revolver (il portait toujours un revolver depuis que nous avions été cambriolés aux « Chrysanthèmes »), sa montre, une grosse montre en nickel avec une chaîne terminée par une espèce de patte de bretelle qu’il attachait d’une façon désuète à un bouton de son pantalon. Je m’étonnai de voir combien il avait peu changé dans ses habitudes, et combien, dans ces petits détails, il était resté tel qu’il avait dû être aux environs de la vingtième année. Était-ce par goût, ou par avarice, qu’il se montrait si conservateur ? Il y avait aussi son portefeuille qui contenait le permis de conduire, un carnet de timbres entamé, des cartes de visite, sa carte d’électeur, une lettre du Ministère des Finances annonçant que sa demande de mise à la retraite était acceptée – cela remontait à seize ans presque – et enfin l’original de la lettre adressée à Desbois-Santerre et que m’avait volée ma sœur.

La nuit me surprit au milieu de l’inspection des divers tiroirs du bureau. J’avais passé toute l’après-midi enfermé, mais je ne ressentais aucune envie de voir des figures humaines. J’allai faire un tour dans le jardin. Je ne pensais à rien, sauf peut-être à cette question que je me répétais intérieurement : « Pourquoi Marguerite Audivisier a-t-elle tué mon père ? »

Durant la nuit, j’eus un cauchemar. Dans ce cauchemar, je m’étais trouvé en présence d’un homme à barbe, sale et déguenillé, et ayant toutes les apparences d’un animal traqué. Soudain, il avait arraché sa barbe, et j’avais reconnu Desbois-Santerre. Il m’avait dit :

— Ma fille est venue me chercher à l’institut médico-légal…

— Votre fille, votre fille, lui avais-je dit, pourquoi a-t-elle tué mon père ?

— Ce n’est pas elle, c’est moi, j’avais encore une balle à tirer depuis le quartier latin. Croyez-vous que ma fille aurait eu, seule, la force de porter le cadavre du Parc sur la route ?

Puis il avait pris une tête d’oiseau, de merle, et s’était mis à siffler :

La p’tite Léonie

M’avait bien promis

De m’faire un tapis…

J’avais fermé le poing pour lui lancer un coup direct dans la figure en poussant un grand cri qui m’éveilla.

J’étais trempé de sueur. Il était huit heures du matin. Dans la maison silencieuse, je restai au lit, songeant à mon cauchemar. Il ne ressemblait pas du tout à mes autres hallucinations. De celles-ci, je gardais le souvenir d’avoir été en présence de personnages véritables, tandis que, dans cette image de Desbois-Santerre, je voyais aisément qu’il s’agissait d’un fantôme de ma seule imagination. Pourtant, une phrase du fantôme me semblait pleine de bon sens : « Croyez-vous que ma fille aurait eu la force de porter le cadavre du Parc sur la route ? »

Dans la matinée, je recommençai à inventorier les tiroirs de mon père. Ils contenaient quelques dossiers relatifs à l’achat de la propriété des « Chrysanthèmes », à un litige que nous avions eu avec le voisin au sujet d’un mur. J’admirai comme les pièces étaient en ordre et soigneusement épinglées. Mon père avait conservé de ses habitudes d’ancien fonctionnaire un goût pour les paperasses. Comme je n’avais absolument rien à faire, je lus tous ces documents, même les imprimés. C’était tout le passé de la famille qui défilait sous mes yeux. Je retrouvai, ce faisant, ce tic qu’avait mon père et qui, étant enfants, nous frappait ma sœur et moi : il se tirait les poils du sourcil gauche pendant toutes les lectures qui demandaient une certaine concentration d’esprit.

Un autre tiroir contenait les papiers de famille : l’acte de naissance de ma sœur et le mien, le contrat de mariage de mes parents que je lus de bout en bout. Je reconnaissais au passage certains objets mentionnés dans le contrat : la grande pendule à balancier de la salle à manger, la commode de l’antichambre… Rien n’avait changé… J’aurais souhaité trouver des documents antérieurs à l’époque du mariage de mon père, mais là je me trouvais en présence d’une lacune. Devant la méthode dont il avait fait preuve pour le classement de ses archives, il semblait bien que la lacune eût été voulue.

Dans un coin de la pièce, j’avisai une vieille caisse, dont mon père, – je reconnaissais bien là son travail, – avait transformé un côté en panneau mobile faisant battant d’armoire. La caisse contenait plusieurs années du journal : La Moto pour tous, et toutes les factures acquittées au cours des dernières années. Elles étaient classées par ordre de date. Je commençai à dépouiller les liasses, et vis ainsi se succéder tout ce qui était peu à peu entré dans la maison : la moto, la petite auto que nous avions eue avant, les rideaux du salon, la baignoire… Puis ce furent les trimestres du lycée, les notes des fournisseurs, de l’eau, du gaz, mes notes de tailleur, celles des chapeaux de maman et de ma sœur, la fameuse caisse de champagne… Je remontai jusqu’à l’achat du berceau, dont la facture portait à quelques jours près la date de ma naissance… Toute l’histoire de la vie, de la famille se trouvait rassemblée là, dans la monotonie de ces règlements périodiques de loyer, de gaz, d’électricité… La pensée que, moi aussi, plus tard, j’aurais à acquitter peu à peu, jour après jour, les mêmes notes, et que toute ma vie pourrait se raconter ainsi avec des quittances, cette pensée me rendit malade d’ennui et de tristesse… J’allai me coucher la mort dans l’âme.

Je rêvai de mon père. J’étais assis dans un coin de son bureau, tout enfant, dans le petit fauteuil d’osier, – le même dans lequel j’attendais si douloureusement l’heure où allait venir mon professeur d’anglais pour la leçon supplémentaire, – et mon père, qui épinglait des factures, disait : « À quoi ça sert-il un plumier ? Dès que tu as de l’argent, tu le dépenses bêtement. » Puis, il tombait mort, tout d’un coup. Moi, j’allai m’asseoir à sa place. De cette place, je regardais le petit fauteuil d’osier qui restait vide dans le coin, je lui disais adieu, comme à quelque chose qu’on quitte pour toujours. Avec ses barreaux, il me faisait l’effet d’une cage où les oiseaux ne chanteraient plus jamais. Et je continuais, comme avait fait mon père, à épingler les factures restées sur le bureau…

Au matin, je me rappelais encore très bien ces rêves qui n’étaient que des rêves. Mais il me suffisait de plonger la tête dans la baignoire pour les dissoudre et en être délivré. Car, chaque matin de ce mois de mai qui était merveilleux de tiédeur et de clarté, je connaissais un instant d’allégresse durant lequel j’oubliais tout avec facilité. Je laissais la fenêtre du cabinet de toilette grande ouverte, et, du fond de la baignoire, je regardais le ciel, les cimes des arbres, avec toutes leurs feuilles maintenant, j’écoutais les bruits venus du jardin, et je suivais à travers l’eau tiède le trajet des rayons du soleil qui venaient jeter des taches jaunes sur mon corps nu.

Une après-midi, j’allais et venais dans le cabinet de mon père, fumant sa pipe, en prenant, sans y penser, une de ces poses favorites : les mains derrière le dos, les épaules un peu effacées, la tête penchée vers le sol… Je l’avais souvent vu se promener ainsi dans le jardin après le déjeuner… Et, de même qu’il s’arrêtait parfois devant un arbre ou un rosier pour regarder une éraflure d’un tronc, ou des pucerons qui mangeaient les feuilles, tout en fronçant les sourcils avec un air qui le rendait méchant, je m’étais arrêté devant l’étagère où il rangeait ses livres, fronçant aussi les sourcils car j’étais mécontent de ne voir là que des volumes aux titres affligeants.

Mon père avait horreur des livres, parce qu’il fallait les acheter, je suppose. Sur les rayons, il n’y avait guère que des règlements d’administration publique, des livres de Droit, quelques dictionnaires, toutes choses qui avaient dû lui servir dans son métier et qu’il avait gardées comme il gardait tout. Au hasard, je pris un petit code Dalloz, à reliure souple, et je le feuilletais distraitement quand je tombai entre deux pages sur une carte-lettre très vieille et jaunie. Elle était adressée à mon père, à l’Hôtel de la Sorbonne, à Paris. L’encre toute pâlie rendait difficile la lecture. En m’approchant de la fenêtre, je déchiffrai :

Tout va très bien. J’ai commencé à parler de la chose et ils ne m’appellent plus que «  la fiancée  ». Ne fais pas de folies pour la bague, si tu savais ce que je m’en fiche ! Et puis, je te défends d’aller chez Nénette pendant que je n’y suis pas, je suis jalouse. Tous les pommiers sont en fleurs, admirables, je voudrais que tu sois là, avec moi. Et si tu savais les beaux pigeons qu’ils élèvent ici ! Dans le train, en venant, il y avait un type qui me regardait, j’aurais voulu que tu voies sa tête ! Je ramènerai un jambon qu’ils ont promis de me donner, et mardi prochain, mon coco, tu me verras débarquer à la gare. Je sentirai, le chemin de fer mais tu m’embrasseras bien quand même, dis ?

Léonie.

P. S. – Ils n’en revenaient pas, tous, de voir mon manteau de fourrure !

Du portefeuille, je retirai la lettre adressée à Desbois-Santerre, je comparai les écritures. Il ne pouvait y avoir de doute, c’était bien la même personne. L’histoire se lisait assez clairement : une vieille aventure au quartier latin, une petite fille qui change de mains, la brouille et le duel entre les deux amis de la veille. Je considérais la lettre et la carte adressée à chacun des rivaux, et qui, après plus de vingt ans, se trouvaient réunies dans ma main. J’avais recueilli ce double héritage…

J’essayai de me figurer quel genre de personne pouvait être Léonie Audivisier, cette première fiancée de mon père : une grisette du quartier latin portant un cabriolet, une robe à tournure, qui volait sur les balançoires de Robinson. Et voilà ce qui avait été cause de toute l’histoire !… Ce n’était que ça !… Ce n’était que ça !… Je me sentais déçu, comme on l’est dès qu’on a la solution de l’énigme.

Comme il faisait ce soir-là une chaleur exceptionnelle, je m’installai pour dîner dans le jardin. Je dressai la table en fer sous les branches basses du cerisier où s’emmêlaient des ramifications de la glycine. Je pris le plus confortable des fauteuils pliants et, tout mon repas étalé sur la table afin que je n’eusse plus à me lever, je commençai par songer lentement dans la tiédeur de l’air et l’odeur des feuilles chaudes.

Le couchant devant moi était magnifique. Le ciel était chargé de nuages, mais à l’horizon s’était produite une éclaircie par laquelle filtraient de grands rayons qui faisaient de l’amoncellement des nuées une manière d’apothéose à la gloire du soleil du soir. J’avais été prendre à la cave une de ces bouteilles de champagne dont je venais de retrouver la facture. Dans la douceur du crépuscule, j’en bus un verre, puis deux, puis trois… J’allumai un cigare, un de ceux que mon père tenait en réserve. Le monde devant moi n’était plus fait que de ces volutes qui planaient très haut pour capter des reflets d’or sur leurs bords. Un mot me paraissait correspondre au spectacle avec une exactitude qu’aucune peinture n’eût pu atteindre : ce mot était l’Oubli, avec un O majuscule. « L’Oubli », je répétai le mot tout haut, et cela était moelleux comme les grappes des glycines qui pendaient au-dessus de ma tête, et presque de la même couleur, à peine un peu teinté de gris. Je voyais le mot « Oubli » s’inscrire en grandes lettres devant moi sur le ciel, et c’était vers lui que j’allais, tout en le contemplant. Mais, de même que dans « Oubli », un point perdu sur l’i semble ne pas faire partie de la coulée du mot ; de même, dans le ciel sur ma tête, je voyais encore une petite touche d’espace, bleu de nuit, et par cette ronde déchirure, qui était le point sur l’i de ma vie, je prenais conscience qu’au-delà de mon oubli se préparait une voie par laquelle j’allais m’évader de la grisaille des choses. Par cette imperceptible fissure au firmament de mon songe, il me serait donné de m’enfuir pour retrouver mon monde, le monde des choses qui n’appartenaient qu’à moi… Un instant, je me sentis en équilibre avec la liberté d’osciller entre la terre et l’au-delà, ludion aisé qui peut monter ou redescendre au gré de son désir, mais déjà je hâtais le pas, déjà je me pressais de peur d’être en retard. L’horloge, à la façade de la gare, m’avertissait que je n’avais plus que cinq minutes avant l’arrivée du train…

Elle sauta légèrement du compartiment sur le sol. Piqué sur le cabriolet dont elle était coiffée, un nœud de taffetas bleu pâle faisait paraître plus bleus les iris de ses yeux. Comme entre deux doigts elle étirait sa jupe dont les grandes fleurs brodées s’étaient froissées pendant le voyage, elle semblait faire la révérence, et la tête penchée laissait voir sa nuque où volaient des frisons. Un peu ému devant son élégance, je ne trouvai rien à dire. Je voulus prendre les bagages, et devant un paquet enveloppé de papier transparent, murmurai : « Ah oui ! C’est le jambon. » – « Mais non », dit-elle, « comme tu es sot ! Ce sont des fleurs », et déchirant un coin du papier, elle me fit voir un grand bouquet de marguerites.

— Nous repartons tout de suite, dis-je, je t’emmène ; ce soir nous dînerons à Robinson.

Je pris son bras, que je serrai, ému de sentir sa chair mobile autour de l’ossature fragile.

— Oh ! Tu sais, dit-elle mollement, la campagne, je sors d’en prendre.

Cette trivialité me déplut ; et aussi son absence d’enthousiasme pour accueillir le projet que j’avais si lentement mûri avec ravissement. Je l’entraînai pourtant, un peu malgré elle.

Nous entrâmes dans une guinguette, l’arbre était libre. Elle fit quelque résistance pour monter. Quand nous fûmes sur la plateforme, au milieu des branches, elle retrouva un pâle sourire. Le vent du soir jouait avec les brides de son chapeau ; le petit volant de dentelle qui bordait son ombrelle palpitait comme une chose vivante.

— Tu es belle, dis-je.

Comme elle semblait triste, moins allante que je ne l’espérais, je soupirai : « Léonie, ma chérie, qu’as-tu ? Es-tu fatiguée par le voyage ? »

— Rien, rien », fit-elle. Mais je la sentais lointaine, en proie à quelque pensée où je n’avais pas part.

— J’ai une surprise pour toi, murmurai-je en m’approchant.

Je lui tendis l’écrin qui contenait la bague. Elle la mit à son doigt, écarta la main pour juger de l’effet. J’étais le plus attendri de nous deux, je balbutiai : « Léonie, mon cher amour… ». Elle se laissa embrasser, sans résistance, mais sans élan. Je prolongeai l’étreinte. Enfin ! Je la tenais dans mes bras, je la retrouvais ! Elle se dégagea brusquement. D’en bas, le garçon m’appelait pour que je débarrasse le monte-charge des plats qu’il envoyait. Je mis le couvert, je disais : « Comme je me suis trouvé seul durant le temps où tu n’étais pas là !… Si tu savais comme j’ai pu être bête, pensant à toi sans relâche. J’étais si seul… André, lui-même, était parti aussi… » Elle tourna vers moi un regard rapide quand je prononçai le nom d’André, et je précisai :

— André Desbois-Santerre, tu sais bien qui je veux dire ?… Où es-tu donc ce soir, ma chérie ? Parle-moi. Dis-moi ce qu’ils ont dit là-bas. Alors, ils ont accepté ? C’est fait ? décidé ?

— Demain, demain, fit-elle d’une voix lasse. Laisse-moi reprendre mes idées.

Je me rapprochai d’elle. Elle, de la main, s’amusait à jouer avec ma cravate lavallière, – pour me tenir à distance peut-être. Mais comme nous avions commencé par manger les oranges, je sentais sur ses doigts l’odeur du fruit mêlé à celle de sa chair, qui venait à moi comme une ombre chaude et vivante.

— Ma chérie, je voudrais tant que tu sois heureuse. Vraiment tu étais fière du manteau que je t’ai donné ? Tu verras, plus tard, quand je pourrai, quand je serai très riche, je te donnerai tout, tout ce qui te fera envie…

Elle dit : « Mais je serai vieille. »

— Jamais, bien sûr, et nous ferons tant de choses ensemble que tu n’auras pas le temps de t’apercevoir du temps qui passe.

— Il passe pourtant », soupira-t-elle, et elle ajouta assez brusquement : « Toi, tu ne seras jamais riche ! »

— Eh bien, je m’en fiche, après tout, dis-je. Je m’en fiche, si tu m’aimes…

— Moi, je pourrais gagner de l’argent, dit-elle après un silence.

Elle semblait peu à peu s’éveiller, retrouver la parole.

— Et comment ? demandai-je.

— Avec des pigeons, » fit-elle. Et je sentis, plutôt que je ne vis, un sourire sur ses lèvres.

J’en profitai pour rire, pour me forcer à rire. J’allais la plaisanter sur son amour des oiseaux, quand elle me dit :

— C’est plus sérieux que tu ne crois.

Et, brusquement, d’un ton qui me fit mal, elle décida : « Rentrons. »

Chez elle, je vis d’abord sur la table une cage avec un oiseau. Elle changea l’eau du petit abreuvoir, glissa un morceau de sucre entre deux barreaux. L’oiseau chanta. Attendait-elle ce signal ? Elle se tourna vers moi pour dire :

— Pardonne-moi si je te fais de la peine, mais je ne peux plus continuer, je ne peux plus continuer cette vie… Toi et moi, c’est impossible… Une occasion m’est offerte… Je gagnerai ma vie, je la gagnerai bien, ailleurs… Pour toi, ce sera une charge de moins…

Je reçus le coup en plein cœur. Je comprenais tout maintenant : sa froideur, ses silences. Dans un cri rauque je demandai : « Qui ? Qui est-ce ? »

Elle continuait, avec des phrases maladroites, mais l’air farouchement décidé :

— J’en ai assez, comprends-tu, je veux vivre. Vivre, tu sais ce que ça veut dire ? Je ne veux plus être pauvre. J’en ai assez des omnibus, des bottines percées, des repas à dix sous, de ces envies qui rongent sans que jamais on puisse les satisfaire… Moi aussi, je veux des voitures et des toilettes dans mes placards, et connaître autre chose que l’attente éternelle sous la lampe… Attendre, toujours attendre… La vie n’est pas ici. C’est autre chose que je veux, que j’aurai… Quant à la patrie, c’est une idée de riche ; moi, j’étais trop pauvre… Le métier que je vais faire n’est pas celui que tu crois. Ne cherche pas à me revoir, jamais. Tu aurais honte, et tu ne comprendrais pas…

— C’est André, hurlai-je, je le tuerai, je le tuerai.

Je donnai dans la cage un coup de poing qui la fit voler à travers la pièce. Puis, sans forces, je tombai dans un fauteuil, la tête dans les mains.

Une grande lueur rouge vint m’emplir les yeux. L’explosion m’arracha à moi-même. J’ouvris tout grands les yeux, mais ce ne fut que pour voir un nouvel éclair, tandis que le grondement du tonnerre secouait les couches d’air alourdi.

J’étais seul, sous l’orage, étendu dans le fauteuil au milieu de la pelouse devant la maison familiale. En un clin d’œil, la pluie me trempa jusqu’aux os. Je me précipitai à l’abri de la maison. Des bouffées de vent secouaient portes et fenêtres, faisant claquer les volets sur les murs. Les éclairs se succédaient sans arrêt. Alors, pour mieux voir, je montai au grenier, j’ouvris la lucarne du toit et, sans me soucier de la pluie qui me fouettait le visage, je regardai les cimes des arbres s’incliner très bas devant l’orage, les jeunes feuilles, arrachées comme des feuilles d’automne, voler à travers les airs. Plus loin, les éclairs tombaient sur la forêt des Sept-Pies. Des flammes même jaillissaient çà et là, tandis que le vent emportait en trombe des colonnes de fumées qui prenaient des colorations fantastiques. C’était un vrai cyclone.

De voir le monde réel, le monde ordinaire, bouleversé par l’orage et devenir fantomatique à la lueur des éclairs, le faisait plus proche de mon monde intérieur. Il semblait plus fragile, plus propice à recevoir mes songes. Oui, c’était bien Léonie Audivisier qui venait de m’apparaître, cette fille enfuie avec Desbois-Santerre, plus riche, plus séduisant peut-être que ne l’avait été mon père… Mais maintenant, je comprenais, la comédie n’avait pas été inutile, je comprenais la colère de mon père devant la trahison de celle qu’il aimait. Il me suffisait de penser à mon propre désespoir en ce jour de détresse où, devant moi, s’était fermé le visage d’Autrechose, ce jour où la mort avait fait place à la vie. J’avais été vaincu, cette fois-là, mais ici je ne me laisserais pas faire. Je me sentais repris par le sang qui coulait dans mes veines. La vieille querelle, je la faisais mienne. Et je vengerais mon père ! L’orage qui grondait sur la forêt des Sept-Pies n’était que la manifestation de la colère de ce Desbois-Santerre, que je reniais, et qui, enterré près de la petite mare, communiquait à toute la nature son ressentiment de me voir, moi le fils et le vengeur, au courant de l’aventure !

Je bravai cette colère, je ricanai, la tête passée dans la lucarne du grenier, sans me soucier des grêlons qui me criblaient le visage. La lutte commençait entre moi et l’orage, entre moi et la colère de Desbois-Santerre. Mais j’étais invincible, dressé sur le toit de la maison paternelle. Et comme l’orage redoublait, je hurlai dans le vent des imprécations à l’adresse de ce Desbois-Santerre et de sa fille l’Audivisier. Non, il n’y avait pas Autrechose, il n’y avait qu’une chose : la vengeance.

Je brandissais le poing dans la direction de la forêt. Bientôt, cette menace me semblant insuffisante, pour faire aussi ma partie dans le concert, pour répondre à cette provocation de la voix de l’orage, de la voix de Desbois-Santerre, j’allai chercher le vieux revolver de mon père. Dressé sur le toit, je déchargeai les douze balles dans la nuit, dans la direction de la forêt des Sept-Pies, pour donner au vieux séducteur un premier avertissement. Il m’entendit, car, après le dernier coup de revolver, le tonnerre cessa.

Mes vêtements étaient à tordre quand je redescendis. Je rechargeai avec soin le revolver, et le posai sur la table de nuit. Puis, sachant qu’avant tout, pour accomplir la tâche que je m’étais fixée, il me fallait du calme et des forces, je m’étendis et m’ordonnai de dormir.

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