CHAPITRE ONZIÈME

Au matin, avant de me mettre à ma vengeance, je décidai de rendre visite à la tombe de mon père. Elle était toujours recouverte de terre, la dalle commandée n’étant pas encore posée. Au-dessus des fleurs de l’enterrement, déjà fanées, se dressait la croix noire provisoire portant son nom, notre nom. Je m’étais proposé d’y méditer un instant, mais je n’éprouvais pas du tout d’émotion. Le matin, j’ai toujours l’imagination plutôt calme. Sous le soleil clair, le cimetière était désert, je préférai m’y promener un peu.

Je souhaitais aussi m’habituer à la compagnie des morts, avant d’aller dans la forêt des Sept-Pies procéder à l’exhumation profanatrice que je méditais. Mais je trouvai la compagnie des morts aussi discrètement indifférente que celle des arbres et des pierres ; et c’est en vain qu’en marchant dans les petites allées, j’évoquai la présence proche des cadavres pour créer en moi une mentalité d’oiseau de proie.

Deux moineaux s’abattirent sur une dalle, mêlant leurs ailes et se becquetant au milieu d’un concert de cris aigus. Je considérai leur manège, trouvant plaisant qu’ils aient choisi une tombe pour s’ébattre. Désireux de connaître le mortel favorisé de ces honneurs posthumes, je m’approchai de l’inscription. Je fronçai les sourcils, je croyais lire Audivisier. Je ne me trompais pas, la pierre portait : Léonie Audivisier, suivi de deux dates. Elle était morte quinze ans plus tôt. La stupéfaction me cloua sur place. Que faisait là ce cadavre ?

Un jardinier, qui désherbait l’allée, ne put me renseigner. Quand je lui eus montré la tombe, il me dit :

— Ah oui ! C’en est une – il voulait dire une tombe – qui, a toujours été entretenue. Les fleurs qui sont là – il montrait une gerbe toute fraîche d’arums – j’ai vu la personne qui les a apportées ce matin quand elle a passé la grille. C’est une jeune dame en imperméable qui a l’air pas commode.

J’appris ainsi que Marguerite Audivisier était revenue. Et aussitôt, la pensée me vint que j’avais été bien imprudent de sortir sans mon revolver. Mais cela fut très fugitif, et je questionnai encore avec assez de liberté d’esprit le fossoyeur. Pour obtenir des renseignements sur les tombes, il me conseilla de m’adresser à la mairie, au service municipal des pompes funèbres.

À la mairie, un vieil employé à cheveux blancs, à moitié sourd, mit sa main en cornet pour m’écouter. Je n’osai pas trop crier, mais je vis son visage s’éclairer.

— Léonie Audivisier, me dit-il, mais justement il y a quelque temps on est déjà venu me trouver à son sujet, je n’ai rien pu dire de bien précis. Ici, je ne m’occupe que de la répartition dans le cimetière, j’ai seulement le plan, la durée des concessions. Mais cette Léonie Audivisier, je me rappelle, et je l’avais dit à ce monsieur, oh ! Voilà bien quinze ans qu’elle doit être là – c’était l’année où mon petit-fils est mort de la coqueluche, oui, c’est bien ça, ça fait quinze ans – on en avait parlé dans les journaux, elle s’était empoisonnée. C’est la municipalité qui s’est occupée de l’enterrement. Elle avait de l’argent sur elle, on a pu faire les choses assez bien. Mais il y a eu une affaire de saisie sur les sommes qu’elle détenait, ça a fait des tas d’histoires… Ah ! Si tous les morts nous donnaient autant de mal !

— Elle s’était empoisonnée ?

— Oui, on en avait parlé à l’époque. Il y avait une affaire militaire là-dessous. Mais ça, je ne me souviens plus. Si ça vous intéresse, vous devriez aller voir M. Delorge.

— Monsieur Delorge ?

— Oui, l’archiviste départemental. C’est un homme qui sait tout. Il n’est pas souvent aux Archives, mais vous le trouverez chez lui : il habite à côté du nouveau magasin d’alimentation générale, au coin de la rue des Bons-Pêcheurs. Allez donc le voir, c’est à dix minutes d’ici, cinq minutes peut-être pour vous qui êtes jeune et avez de bonnes jambes…

Par extraordinaire, l’archiviste n’était pas chez lui, mais à son bureau. Je dus prendre le chemin du bâtiment des Archives, à l’autre bout de la ville. Je parvins devant la porte peinte en marron sur laquelle s’enlevait en lettres blanches : Bureau de Monsieur l’Archiviste. Je frappai, j’entrai et exposai fort posément mon désir d’obtenir des renseignements sur Léonie Audivisier. Le personnage qui était derrière le bureau me demanda :

— À quel titre ?

Je compris aussitôt, et peut-être plus encore au timbre de sa voix qu’à l’expression de son visage, que j’avais à faire à un humoriste. Cette pensée me fut un peu consolante. Avec une discrète sympathie, je répondis de façon ambiguë :

— À plus d’un titre, car c’est très important pour moi.

Le personnage ajusta son lorgnon, gratta de chaque côté de sa bouche, les poils d’une petite barbiche rousse, et dit :

— Aux termes d’un arrêté préfectoral en date du…, la date m’échappe, la communication des archives n’est autorisée qu’aux personnes justifiant d’un diplôme de licencié.

Je déclarai que j’étais bachelier. L’homme leva les yeux. Toute sa physionomie feignit la consternation, et enfin, levant sa lèvre sur des dents jaunes, il me demanda :

— Monsieur, aimez-vous le Pernod ?

Je fis oui au hasard.

— Et vous jouez aux dames, sans doute ?

— Sans doute, fis-je en écho.

— Alors je vais voir ce que je peux faire pour vous. Suivez-moi.

Il m’entraîna à la terrasse d’un café sordide où il commanda deux Pernods et le jeu de dames. Je ne protestai pas ; j’étais à sa discrétion. Tout en plaçant les pions sur le damier crasseux dont la seule vue me faisait lever le cœur, il déclara d’un ton sentencieux :

— Il n’y a pas cinq personnes par an qui viennent consulter les archives. Félicitons-nous en, monsieur, car le passé doit dormir. Il y a quelque impiété à troubler son repos…

Je voyais bien qu’il profitait de ce qu’il pensait être ma naïveté pour jouer avec plus d’aisance son stupide personnage. Mais j’entrai dans son jeu, plus par lassitude que par habileté. Il manquait une dame blanche qu’il se mit en devoir de remplacer avec une rondelle de bouchon, en bougonnant dans sa barbiche :

— L’affaire Léonie Audivisier, une vieille affaire, monsieur, vous deviez être bien jeune…

Il se tut, absorbé par la confection de la dame manquante.

— Léonie Audivisier ! reprit-il en posant la rondelle sur la case vide, – comment peut-on s’appeler Léonie ? – Ah ! vous êtes bien tombé, monsieur, je connais cette affaire, il suffira que je feuillette ma mémoire devant vous, et vous échapperez aux redoutables embûches que dressent sous les pas du chercheur les catalogues des Archives… Je la connais cette affaire ; elle vient de revenir sur l’eau ; elle en avait besoin tant elle était couverte de poussière. Le Conseil de guerre qui jugeait l’affaire Desbois-Santerre a demandé communication du dossier, je l’ai reconstitué, constitué, devrais-je dire. Il m’en a coûté un mois de travail, soit deux mille cent, douze francs quatre-vingt-quinze, augmentés, il est vrai, de l’indemnité pour charge de famille. Et l’on dit que les fonctionnaires volent l’État !

Je l’écoutais, mais je tenais les yeux baissés sur le damier pour ne pas trahir l’excès de ma curiosité. Il crut que je méditais un coup.

— Ah ! Si vous jouez la défense Krakover, c’est le pion d’angle qu’il fallait pousser, mais maintenant c’est joué… Il y a quelque quinze ans, cher monsieur, la belle Léonie tirait ses ressources les plus claires du Service des Renseignements d’une puissance étrangère. Elle avait aussi d’autres ressources : en cette ville de garnison, le militaire s’ennuie et songe à l’amour… Donc, elle allait dans les cafés, – ici même, peut-être, sait-on jamais ? Et du client portant l’Uniforme de Mars, cette prêtresse de Vénus tirait quelques subsides sans doute, quelques renseignements peut-être, qu’elle s’entendait à monnayer, auprès de la puissance étrangère précisément… Sur le point d’être prise, elle préféra la mort. On trouva plus de dix mille francs dans le sac à main qu’étreignait sa main crispée… La revanche, maintenant, vous avez les blancs…

D’un air méprisant, il poussa un pion du coin de son lorgnon en fil de fer dont il venait de nettoyer les verres.

— Vous êtes-vous demandé quelquefois, monsieur, ce que les espions à la solde de l’étranger peuvent bien espionner ?… Moi, qui depuis trente ans habite cette ville, je n’ai jamais eu vent d’aucun secret intéressant la défense nationale, mais les militaires se font, paraît-il, d’autres idées à ce sujet. Mon ami, le greffier du Conseil de guerre, m’a dit qu’une seconde ligne de défense fortifiée passe non loin des collines qui entourent la ville. C’est bien possible, je ne vais jamais à la campagne… Il faut prendre, eh ! Oui, il faut prendre… Et que dites-vous de ce coup-là ?

Il éclata de rire en me raflant sept pions.

— L’instruction ouverte, après la mort de la belle, révéla, cher monsieur, un goût assez curieux de cette femme pour les oiseaux… Une cage était dans sa chambre, et son hôtelier avait ordre d’apporter chaque jour du mouron frais, du millet et des os de seiche où, comme vous le savez, ces bestioles aiguisent leurs becs. Mais les militaires s’attendrissent peu sur l’aviculture. Un sous-officier du train des équipages, envers qui l’infortunée Léonie n’avait pas été cruelle, déclara avoir surpris dans les doigts de sa maîtresse un de ces tubes légers dans lesquels l’œil expert peut reconnaître l’enveloppe où se glissent les dépêches que l’on souhaite confier à l’aile des pigeons voyageurs. Au hasard d’une promenade, un lieutenant des Eaux et Forêts découvrit un colombier rustique dans la forêt des Sept-Pies. Il n’en fallut pas plus, et ce fut tout.

— Dans la forêt des Sept-Pies ? dis-je avec un certain retard.

— Eh oui, fit-il en me soufflant au visage, dans un ricanement qui tenait du hoquet, son haleine anisée, cette forêt porte un nom qui la prédestine à servir de gîte à la gent emplumée… Un poète comme moi ne saurait s’en montrer surpris, car je suis poète, cher ami… Donc, j’en étais à ce point où, avec les années, la triste aventure de Léonie, la traîtresse, était si bien classée qu’elle était sortie de toutes les mémoires quand, au cours de l’affaire Desbois-Santerre, une dénonciation révéla que l’inculpé avait jadis été l’amant de cette femme. Du coup, la nécessité de l’archiviste départemental s’avéra impérieuse. On se tourna vers moi, comme vers la lumière, à venir. D’entre les casiers de sapin sur lesquels j’exerce ma garde vigilante, je pus alors sortir le fragment du passé dont je viens de retracer pour vous la rapide esquisse, et je le livrai tel quel à l’ingéniosité de l’accusation qui sut faire le reste et obtenir le résultat que vous savez sans doute…

— Ah ! Monsieur ! dis-je, me laissant aller malgré moi à son ton, c’est en effet cela que je désirais apprendre. Ne pourrais-je voir les documents ?

— Ils sont aux mains de la Justice militaire, me répondit-il, et portent en travers un grand coup de tampon bleu disant : Confidentiel. Car pour un militaire, n’est-ce pas, tout est confidentiel. Autant vous dire que vous pouvez appliquer à votre curiosité, l’inscription même que lisait, au-dessus des portes de l’enfer, mon confrère Dante, le poète : « Vous qui entrez… »

Comme il continuait à s’embarrasser dans des phrases, je le quittai assez brutalement.

— Et apprenez à jouer aux dames, jeune homme ! me jeta-t-il encore, en vidant le verre que je lui abandonnais.

Je revins par les rues, la tête un peu flottante, au milieu des soldats et des officiers. Jamais, jusqu’à ce jour, je ne m’étais autant rendu compte du désagrément qu’il y a à habiter une ville frontière. L’odeur de pipe et de crottin me poursuivait. Des moustaches d’adjudant semblaient se profiler sur tous les murs. Une atmosphère de guerre et de mort s’interposait entre le soleil et les choses. La boue, la crasse, la misère sans espoir, voilà dans quoi jusqu’à ce jour j’avais essayé de vivre. Voilà dans quoi avait vécu Léonie Audivisier ! De quelles stupides plaisanteries n’avait-elle pas dû rire. Combien de parties de piquet n’avait-elle pas dû faire dans les arrière-salles des cafés en attendant que ses amants eussent quartier libre ! Il n’était plus question de Robinson. Je l’imaginai roulant par les rues de la ville, relevant sa jupe à volants sur son mollet éclaboussé, chantant dans les bouis-bouis à l’heure de l’apéritif. Elle aussi, avait souhaité autre chose, et le tube de poison le lui avait apporté… Le monde où vivaient les humains était vraiment trop ignoble !

Ah ! pouvoir le prendre à la gorge, le terrasser, le détruire ! Il fallait que je fisse quelque chose, tout de suite, n’importe quoi, mais quelque chose… J’étais rentré à la maison, j’étais dans la cuisine, je pris la saucière et, de toutes mes forces, la lançai contre les dalles du parquet dont la disposition me rappelait trop cruellement le damier où je venais d’apprendre le destin de Léonie Audivisier. Le bruit résonna longuement dans ma tête, je souris à ses répercussions, et, de m’être ainsi vengé, m’apaisa quelque peu.

Un coup de sonnette me fit tressaillir. Je réfléchis, je supputai, – car j’aime à prévoir dans des cas semblables, et je me trompe rarement, – que ce devait être Hortense. J’allai ouvrir : c’était Marguerite Audivisier.

Elle était debout sur le pas de la porte, en tailleur sombre, son imperméable jeté sur ses épaules, le chapeau assez enfoncé sur les yeux. Ma première pensée fut pour mon revolver, oublié au premier étage. Elle dit : « Monsieur René Desmoiseaux, n’est-ce pas ? »

J’inclinai la tête sans répondre, et de la main lui montrai le chemin. Je la fis entrer dans la cuisine, sans savoir pourquoi. Et ma pensée ne fut plus occupée que de rechercher pourquoi je la faisais entrer dans la cuisine. Évidemment, c’était la seule pièce du rez-de-chaussée dans laquelle j’avais ces derniers temps l’habitude d’entrer. Mon geste pouvait n’avoir été qu’irréfléchi et machinal. Marguerite Audivisier avait jeté un coup d’œil rapide sur les morceaux de saucière qui jonchaient les dalles, mais, sans faire aucune réflexion, elle s’assit sur une chaise de bois. Je fis de même de l’autre côté de la table.

Sur l’évier, toute la vaisselle des derniers jours attendait encore le moment d’être faite ; heureusement, la fenêtre grande ouverte assurait l’aération de la pièce. Ma visiteuse commença à parler, mais je ne cherchai pas à comprendre ce qu’elle disait. Je n’écoutai que le timbre de sa voix grave qui me faisait penser à ces râles de basse d’un orchestre par lesquels s’annonce généralement une catastrophe symphonique. Si j’avais eu mon revolver, je me serais senti plus à l’aise… Les poches de l’imperméable ne contenaient visiblement pas d’arme. Le sac qu’elle portait sous le bras était bien petit pour renfermer un revolver. D’autre, part, je remarquai que le tiroir de la table de cuisine, où se trouvait le couteau à découper, était de mon côté. D’un geste rapide je pouvais ouvrir le tiroir qui glissait très facilement, saisir le couteau, et me défendre sinon attaquer. « Voilà donc, » pensai-je, « pourquoi je l’ai fait entrer à la cuisine ! » J’entendis qu’elle disait : « Il n’y a aucun mystère dans les choses, et tout est très banal quand on sait de quoi il retourne… »

Je n’aimais pas ce « de quoi il retourne » et grimaçai machinalement. Elle continua :

— Dès que j’ai su par des papiers qui m’ont été remis à Amsterdam que vous aviez été soigné par Desbois-Santerre, je suis revenue. Hier soir, j’étais là, votre voisine, et, aujourd’hui, j’ai voulu tout de suite vous prévenir, pour que vous sachiez… J’ai été soignée, moi aussi, par Desbois-Santerre, et cela explique bien des choses. Vous savez sans doute que, je suis sa fille… Mon père a fait sur moi ses premières expériences. Mais il ne pouvait prévoir certaines choses, ces choses auxquelles nous devons les rapports bizarres que nous entretenons…

À ce moment je lui posai cette question saugrenue :

— Si vous êtes sa fille, pourquoi ne vous a-t-il pas reconnue ?

Elle ne manifesta aucune humeur.

— C’est notre histoire que vous désirez savoir ? La voici : Mon père et ma mère s’étaient fixés en Belgique où je suis née. Ma mère s’est enfuie avec un autre amant quelques mois après ma naissance. Mon père me mit en nourrice, en pension. Je ne le voyais que rarement. De ma mère, nous n’eûmes aucune nouvelle jusqu’au jour où nous apprîmes, avec près de quinze ans de retard, qu’elle était morte et enterrée ici, comme vous le savez peut-être. C’est la raison pour laquelle mon père s’attarda en cette ville. Il avait conservé un culte, étrange pour ma mère…

Je dis à ce moment :

— Le mien aussi…

Cela fit que le silence s’établit entre nous et que, de part et d’autre de la table, nous nous observâmes. Je savais qu’elle se demandait ce que je pouvais avoir découvert, je restai muet. Elle reprit :

— Il sera mieux de continuer mon histoire. Déjà, avant la crise où je faillis mourir, l’éducation d’orpheline que j’avais reçue avait développé en moi un goût de la méditation et de la retraite, un peu exagéré peut-être. Vers l’âge de dix-huit ans, je fis une maladie de langueur d’où je réchappai grâce aux soins de mon père, soins assez extraordinaires, mais auxquels je dus d’être débarrassée de l’oppression de ma pensée par une tendance à la rêverie inconciliable avec les nécessités de la vie. Cette tendance n’habite plus maintenant que les rêves de mon sommeil, à la manière d’un double, et ces rêves me délivrent. Mais ce que mon père ne pouvait prévoir, et ce qu’il n’a, je crois, jamais nettement su, c’est que deux sujets par lui traités, s’ils ne sont pas trop éloignés l’un de l’autre, voient s’unir leurs rêves, à leur insu, donnant à leurs visions un caractère d’authenticité, d’hallucination vraie, qui n’en font plus tout à fait des rêves ordinaires, non plus que de la vie véritable…

« Nos rêves se sont rencontrés déjà trois fois : le jour de l’exécution de mon père, où, pour oublier, j’avais pris un somnifère dans ma chambre d’hôtel, et où j’ai rêvé que j’assistais à l’exécution, trouvant un plaisir féminin à consoler un jeune homme inconnu, écrasé par l’iniquité de l’acte qui se commettait. Je vous ai rencontré une autre nuit, dans le Parc où je me promenais après l’entrevue secrète que je venais d’avoir avec votre père. Et, hier soir encore, comme j’étais arrivée ici uniquement pour vous avertir, j’ai rêvé que j’étais ma mère, ma pauvre mère Léonie, et c’est vous qui avez joué avec moi le rôle de votre père à l’époque où nos parents se sont connus, n’est-il pas vrai ? »

Je balbutiai : « Mais il y a… »

— Autrechose, dit-elle avec un sourire, je sais que vous l’avez ainsi baptisée. Voici : lorsque j’ai constaté que mon rêve s’unissait au vôtre, j’ai pensé que ma compagnie ne pouvait guère vous convenir. Je suis trop loin de ce qu’espèrent les rêves de la jeunesse, pour que nos rencontres puissent avoir une vertu thérapeutique. Le hasard voulut qu’à l’hôtel, j’eus à soigner une jeune femme. Je le fis à votre intention. Vos rêves iraient alors chercher près d’elle ce que les miens ne pouvaient…

Je ne l’entendais plus. Depuis quelques instants, une voix criait dans ma tête : « Quoi ? Quoi ? Marguerite Audivisier, cette espèce de vipère maigre, non contente d’avoir tué mon père, veut encore à petits coups de langue et de sa voix égale et raisonnable détruire ce monde merveilleux où je vais chercher de quoi aimer et vivre ? Que me reste-t-il si je n’ai plus même Autrechose ? »

Je me dressai, et, appuyé sur la table car j’avais peine à me tenir debout, je lui dis d’un ton menaçant :

— Et le reste, le reste que vous ne me dites pas ?

— Le reste ? fit-elle.

Elle aussi s’était levée, un peu surprise et désemparée devant ma fébrilité.

— Calmez-vous, je suis venue pour vous calmer, pour vous expliquer. J’avais bien senti qu’une tête un peu frémissante comme la vôtre, ne pourrait pas supporter tout ce que les événements lui avaient apporté durant ces dernières semaines. Mais il suffit de voir clair pour être guéri. Puisque vous avez aimé mon père…

— Moi, l’aimer ? m’écriai-je. Aimer celui qui a volé la fiancée de mon père pour en faire une fille à soldats !

Elle pâlit.

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Que je hais votre père, lui dis-je, que, moi qui l’avais enterré, j’irai dès demain jeter son corps aux oiseaux charognards de la forêt…

Elle me regardait d’un œil calme avec une extrême attention. Elle devait me croire fou. De toutes mes forces, je lui hurlai en plein visage :

— C’est vous qui avez tué mon père !

Une grimace crispa sa bouche. Mais moi, j’y puisai un courage insensé. D’une main preste, j’ouvris le tiroir de la table, de l’autre j’empoignai le couteau, et je me jetai en avant pour le lui enfoncer dans le corps. Mon pied glissa sur un morceau de porcelaine, je m’allongeai sur la table, dans le bois de laquelle la lame pénétra. Elle, elle s’était enfuie dans le couloir. Je la poursuivis. Déjà la porte d’entrée claquait sur elle. Je ne fis qu’un bond jusqu’à ma chambre. Le temps de prendre le revolver, d’ouvrir une des fenêtres donnant sur la rue, elle était déjà hors de vue. Ma colère tomba tout d’un coup, je me dis : « Je suis fou. »

Puis, la pensée terrible que la folie allait venir en travers de ma vengeance et m’empêcher de l’accomplir ; la pensée que je n’aurais peut-être pas le temps de tuer Marguerite Audivisier, me fit trembler de tous mes membres. Je n’avais plus devant moi que quelques heures de lucidité, je les devais avant tout à ma vengeance.

À ce moment, j’entendis s’ouvrir la porte d’entrée. Le revolver dans la poche de mon veston, je descendais avec prudence l’escalier quand je reconnus dans le vestibule la silhouette de ma mère.

— Maman ! » m’écriai-je en poussant un soupir de soulagement. Et pour donner le change : « Ah bien ! Tu sais, tu ne m’as pas prévenu, tu vas trouver tout en l’air… »

— Je m’y attendais bien, dit-elle d’une voix résignée.

Elle avait déjà pendu son chapeau à voile de crêpe au porte-parapluie, elle poussa la porte de la cuisine et soupira :

— Quel désordre ! Ah ! Ces hommes ! Voyons René, tu ne devrais pas planter les couteaux comme ça dans les tables !

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