CHAPITRE HUITIÈME

Durant les jours qui suivirent l’enterrement, j’eus un violent mal de tête et me trouvai complètement abattu. Ma mère manifestait l’intention d’aller s’installer aux « Chrysanthèmes » pour changer d’air, d’ambiance surtout. Je ne sais si j’approuvai ou désapprouverai ce projet. Tout me dégoûtait, m’ennuyait, me semblait au-dessus de mes forces et de ma compréhension.

Un matin, je m’étais installé au fond du jardin quand je vis venir ma sœur, très calme, toute droite dans sa robe noire, avec une expression de gravité qui lui était-inhabituelle.

— Je n’ai plus aucune raison de garder le silence, commença-t-elle, et je peux maintenant répondre à toutes les questions que tu me poseras.

Ce préambule pompeux et inhabituel me parut annoncer la scène que je craignais. Prendre ce ton n’était pas du tout me donner l’assurance qu’elle serait sincère, au contraire. J’avais mal à la tête. Je dis : « Pas aujourd’hui. »

— On dirait que tu prends plaisir à prolonger le temps où tu m’en veux, reprit-elle. Eh bien, je parlerai toute seule… Voici : Il y a quelque temps, j’ai reçu cette lettre que tu peux lire.

Elle me mit sous les yeux une lettre :

Hôtel de l’Avenue.

Vous ne me connaissez pas, je ne vous connais pas, mais j’aurais grand besoin de vous voir pour une question excessivement grave. Voulez-vous me fixer un rendez-vous quelque part en ville ? Je regrette d’accentuer le caractère mystérieux de cette lettre en vous demandant de ne pas en parler à votre entourage. Car il serait préférable que notre entrevue restât secrète. Croyez à ma sympathie.

Marguerite Audivisier.

Je lui rendis la lettre. Elle continua :

— J’allais répondre, je m’étais installée dans la salle à manger pour écrire, quand papa est entré brusquement. J’ai voulu cacher la lettre, il l’a vue, m’a demandé des explications, a soupçonné je-ne-sais-quoi. J’ai dû lui montrer la lettre pour lui prouver que je ne faisais rien de mal. Alors, il est devenu tout rouge, et d’un air fort autoritaire m’a ordonné de répondre que je ne pouvais aller à aucun rendez-vous. Il m’a même dicté une lettre assez impolie que j’ai dû mettre devant lui sous enveloppe, et qu’il est allé porter lui-même à la boîte.

« C’est ici que j’ai eu tort, continua ma sœur en baissant la voix. J’ai écrit une seconde lettre, expliquant tout, et fixant le rendez-vous demandé. C’est cette seconde lettre que je t’avais donnée à mettre à la poste.

« Au rendez-vous, je n’ai rencontré personne. Alors, René, j’ai cru que tu n’avais pas mis la lettre dans la boîte, que tu l’avais gardée pour la montrer à papa, et comme tu étais resté endormi ce jour-là, – tu te rappelles cette crise de sommeil que tu as eue – je suis allée dans ta chambre, j’ai cherché et trouvant une lettre sous ton traversin, je l’ai prise… »

— Qu’est-ce que tu en as fait ? m’écriai-je.

Ma sœur, très calmement, continua :

— C’était le jour où papa m’avait emmenée aux « Chrysanthèmes » pour l’aider à arranger la maison. Là-bas, il a été très gentil, beaucoup plus gentil que lorsqu’il était ici. D’ailleurs, dès qu’il n’était plus en présence de maman, il devenait tout différent, aimable, cherchant à faire plaisir. Après le déjeuner, nous nous sommes promenés, il m’a promis que, cet été, nous aurions une petite chèvre. Alors j’ai eu honte de lui cacher quelque chose, je lui ai tout avoué, et je lui ai montré la lettre que j’avais trouvée chez toi parce qu’elle me semblait avoir un rapport avec l’autre. Cette lettre, tiens, j’en ai une copie, si tu veux la voir…

Je la lui pris violemment des mains, et je lus :

Dédé chéri,

Non, je n’avais rien à te cacher, mais je n’osais pas te le dire, tu me faisais peur. Tu aurais dû deviner. Et maintenant, devines-tu ?… Tu vas être furieux, ou tu vas me quitter peut-être ?… Que sais-je ?… Et pourtant, je suis bien heureuse… Tu as deviné ?… Je voudrais que ce soit une fille, je l’appellerais Marguerite, à cause du bouquet dans le grand pré, tu te souviens ?… Tu n’auras à t’occuper de rien, je te le promets. Dis-moi que tu m’aimes quand même…

Léonce Audivisier.

P. S. Le petit oiseau que tu m’as donné vient de chanter dans sa cage ; c’est bon signe et j’ai confiance.

— Papa a lu la lettre, très lentement, comme tu viens de le faire, poursuivit ma sœur. Il fronçait les sourcils comme toi, avec la même expression. Il est devenu très grave, a regardé l’adresse sur l’enveloppe, m’a posé des questions : « Où avais-je trouvé cette lettre ? Comment l’avais-je entre les mains ? » Je ne savais rien, je ne voulais rien dire. Il m’a menacée. Ne pouvant répondre, je pleurai. Alors j’ai dû promettre de ne parler de cette lettre à personne, de ne pas avouer que je l’avais prise. Papa était très animé, ses mains tremblaient au point qu’il ne pouvait plus ouvrir son portefeuille pour y glisser la lettre. J’étais au désespoir. Dans la journée, je l’ai surpris, une fois encore, en train de relire la lettre, et je l’ai entendu murmurer : « Ah ! C’était donc sa fille, eh bien ! Nous verrons… »

Je me dégageai avec rudesse, murmurant : « Ça va bien, ça va bien, laisse-moi… »

— Je vais tout dire à maman, dit-elle.

Alors, je me levai, et prenant sans le vouloir, – mais moi-même, je m’en aperçus – la voix de mon père, je lui dis : « Je te le défends, je te le défends !… »

Elle balbutia : « René, mais pourquoi ? »

— Plus tard, plus tard, il faut que je sorte, répondis-je.

En effet, en apprenant que Marguerite Audivisier était la fille de Desbois-Santerre, je m’étais subitement senti l’énergie de faire une démarche devant laquelle j’hésitais depuis trop longtemps.

Je montai dans ma chambre, pris dans le plumier la balle de revolver, et me rendis chez l’armurier, près du marché couvert. Il examina la balle, consulta quelques catalogues, prit un pied à coulisse, et me dit :

— Ce n’est pas une arme d’un modèle courant, pas même français, c’est un calibre de 8 millimètres 4. Je n’ai pas de balles de ce genre en magasin, il faudrait que je les fasse venir…

— Alors, c’est trop compliqué, fis-je, tant pis.

Je sortis, sans avoir l’impression d’être beaucoup plus avancé qu’avant. Je me demandais même à quel mobile j’avais obéi en cherchant à connaître le calibre de la balle. À nouveau la torpeur m’envahissait, ainsi qu’une espèce d’indifférence à l’action. Pourtant, comme je passais par hasard devant l’hôpital Saint-Antoine, j’eus encore un sursaut d’énergie.

Je connaissais la personne du Bureau des Entrées, qui avait été l’amie de Paul Desclaux. J’entrai, en visiteur, et après quelques phrases banales, demandai incidemment si elle n’avait pas vu une jeune femme avec une grande écharpe claire, signalement auquel j’ajoutai divers détails.

— Mais c’est la malade de la mère Antoine, s’écria-t-elle. Elle a quitté l’hôpital dernièrement.

Elle me montra la fiche d’entrée sur laquelle je lus « Odette Stevens », nom qui ne me disait rien. Quel rapport pouvait-il y avoir entre cette Odette et Autrechose ? Je repris la fiche d’entrée.

— Tiens, elle habite Orléans, fis-je.

Elle regarda la fiche. « La Nouvelle-Orléans », dit-elle.

Mon esprit était encore si loin de tout ce que je faisais, que je demandai : « La Nouvelle-Orléans, mais où est-ce donc ? »

— Mais voyons, c’est en Amérique !

— En Amérique ! » m’écriai-je. Tout d’un coup, je bondis, le visage épanoui. Je frappai la table du plat de la main, je m’écriai : « C’est elle ! C’est elle ! » Et sans donner d’autres explications, je m’enfuis comme un fou, répétant ; « C’est elle ! C’est elle ! » Je ne m’étais pas trompé : Autrechose était vivante, bien vivante !

Je rentrai à la maison d’un trait, j’allai aussitôt dans la penderie chercher mon complet bleu – je n’étais pas encore en deuil, cette nuit-là – et, de la poche du pantalon, je retirai la douille. Je savais ce qui me restait à faire : l’armurier me l’avait appris. Je pris dans la boîte à outils de mon père le pied à coulisse, et, l’appliquant contre la douille, je vérifiai sans peine que le calibre en était de 8 millimètres 4. « Vive l’Amérique ! » m’écriai-je alors.

Coup sur coup, je venais d’obtenir deux recoupements : Autrechose et l’Amérique, d’une part ; la balle et la douille, d’autre part. Deux petits morceaux du puzzle s’emboîtaient. Mais tout le dessin de l’image m’était encore invisible et incompréhensible…

Une première idée me vint avec assez de netteté, encore qu’elle fût difficile à formuler : il fallait séparer les choses que j’avais vues seul, et les choses que d’autres avaient pu voir. Les choses que j’avais vues seul : Autrechose en Amérique, la jeune fille dans le Parc, tout cela était à moi, rien qu’à moi, et je ne pouvais pas trop m’y fier. Mais pour ce que je pouvais vérifier sur les autres, il y avait la balle que l’armurier avait vue, et la douille qu’en ce moment même je tenais. Or, j’avais trouvé la douille dans le Parc. Il me manquait des précisions sur l’endroit où on avait relevé mon père. Lors de l’accident, je n’avais pu interroger les gendarmes, mais je pouvais chercher à les retrouver sous prétexte de quelque gratification à leur donner. Je pensai alors au colonel Sardagne et décidai d’aller le voir.

Le colonel était en veston d’intérieur et en pantoufles, derrière une grande table. Il fumait sa pipe, la pièce sentait la fumée froide. En pliant le journal qu’il lisait, il me désigna une chaise.

— Eh bien ? Jeune homme, eh bien ?

Il s’arrêta pour cracher dans son mouchoir, ce qui me dégoûta profondément. Néanmoins, je commençai d’une voix hésitante. Je le remerciai des marques de sympathie qu’il nous avait données. Il m’interrompit :

— Je connaissais bien votre père, un vieil ami, un vieux camarade… Je le voyais moins, à la fin… Pris de mon côté, lui du sien… Mais je l’ai bien connu : nature d’élite, vraie âme de soldat… Il disait ce qu’il pensait, tout net ; ou il ne disait rien…

Cette oraison funèbre me rappela ses vagues confidences du jour de l’enterrement. Il avait fait alors allusion à des services qu’aurait rendus mon père. Je m’arrangeai pour poser quelques questions. Le colonel semblait assez disposé à parler, mais répondait toujours à côté :

— Nous sommes environnés de fripouilles. Il y en a partout, et les plus grosses sont les plus haut placées, bien entendu. À la Préfecture… Ah ! Tout ça… tout ça… » Il eut un geste rapide de la main au-dessus de son bureau comme pour balayer tout. « Douze balles dans la peau, comme cette canaille de Desbois-Santerre. Là, justement votre père… »

C’était la première fois que j’entendais le nom de Desbois-Santerre associé à celui de mon père. Je me fis attentif.

— C’est lui qui a vu clair le premier, continua le colonel. Il est venu me trouver, s’est assis là sur la chaise où vous êtes assis, il m’a parlé… Mais je ne peux rien dire encore, l’instruction contre les complices n’est pas close…

À ce moment, j’eus peur, car les complices – ou ceux que le colonel appelait ainsi – je les connaissais bien. Mais qu’est-ce que mon père avait bien pu raconter sur Desbois-Santerre qu’à ma connaissance il n’avait jamais vu ? À tout hasard, je dis :

— Papa m’avait bien dit…

— Oui, reprit le colonel, il l’avait connu autrefois au quartier latin. Pendant deux ans, ils avaient été comme cul et chemise, pour finir par se battre en duel. Nous étions tous des gamins. J’étais à Saint-Cyr, moi, j’ai été témoin de votre père. Vieille, vieille histoire…

Ces nouvelles m’ahurissaient. Je savais que mon père avait fait son droit avant d’entrer dans l’administration de l’enregistrement et des domaines, je n’en savais pas plus. Il avait déjà démissionné comme j’arrivais à l’âge de raison, et, pour moi, il n’avait jamais été que le sombre tyran de la maison familiale. Malheureusement, le colonel avait changé de sujet.

— Votre mère, comment supporte-t-elle ?… Je suis à sa disposition si elle a besoin de quelque chose… Action auprès de la compagnie d’assurances peut-être ?… Il était bien assuré, je pense ?…

— Je ne sais pas, fis-je, mécontent de voir combien j’étais malhabile à obtenir d’un interlocuteur les renseignements que je désirais avoir.

— Conseil de tutelle ? continuait le colonel qui faisait l’inventaire des moyens par lesquels il pourrait être utile. Vous, vous êtes majeur ? Mais la petite sœur ?

À ce moment, une femme fit irruption : « Écoute Ernest, » je t’avais déjà dit que… »

Elle s’arrêta en me voyant. Le colonel fronçait les sourcils. Il dit en me montrant :

— C’est le fils de Desmoiseaux.

La femme du colonel s’avança vers moi.

— Ah ! Nous avons bien compati… Votre pauvre papa… Ces motocyclettes sont si horribles. Il a été tué sur le coup, n’est-ce pas ? Ou il avait perdu connaissance ?…

Elle se tourna vers son mari, et, sans plus prendre garde à moi : « Écoute Ernest, tu as encore laissé l’électricité allumée dans la pièce du fond. Elle a au moins brûlé pendant deux heures. »

« En voilà une qui se serait bien entendue avec mon père », pensai-je. Pour échapper à la scène de ménage, je me levai, je dis :

— Mon colonel, est-ce que je ne pourrais pas obtenir la faveur de voir les gendarmes qui ont ramené mon pauvre père à la maison ? Je voudrais les remercier.

Je n’osai pas parler de gratification, mais le mot même que j’avais employé était de trop.

— Remerciements ? fit le colonel, pas de remerciements. Mes hommes font leur devoir, et c’est tout.

Je me retrouvai assez brutalement dans la rue, désorienté, et accablé par mon incapacité. Je n’arrivai à rien de ce que je me proposais de faire, pas même à revoir deux gendarmes ! Comment parviendrais-je jamais à voir clair dans tout le mystère qui enveloppait la mort de mon père ?… La vie était décidément trop difficile et je n’étais pas fait pour l’action. Je n’avais jamais été bon à rien, il n’y avait pas de raison pour que ça change… Alors comme je passais devant le cinéma de la rue Poinsot, je décidai brusquement d’y entrer. Les gens qui me connaissaient pourraient se scandaliser à leur aise de me voir là, en dépit de mon deuil : je n’allais pas laisser peser encore sur ma vie et mes distractions le cadavre de mon père. La tyrannie avait duré vingt ans, c’était suffisant.

Assis dans le fauteuil d’une rangée libre sur les côtés, j’éprouvai tout de suite une impression de bien-être. L’ombre, l’absence de voisins immédiats, la perspective de ne pas avoir à soutenir une conversation avec un de mes semblables, autant de facteurs favorables.

Le film racontait l’histoire des Trois Mousquetaires que je prenais au milieu. Manteaux et épées s’agitaient selon la tradition. Je mis quelque temps à comprendre qu’il s’agissait d’un duel, et que ce mot « duel » semblait décidément me poursuivre. Je venais d’apprendre que mon père s’était battu en duel. L’autre nuit, j’avais cru assister dans le parc à une manière de duel entre Marguerite Audivisier et la jeune fille baptisée par moi ange de la mort. Coïncidence, peut-être. Mais, de ma promenade dans le Parc, j’avais ramené une chose vraie : la douille. Il avait donc été tiré un coup de revolver dans le Parc. Mais était-ce celui qui avait tué mon père ? À l’heure où je me trouvais dans le Parc, mon père était déjà mort, étendu sur son lit. Le coup de revolver que j’avais entendu était venu bien après, à moins que… Et ici, il me fallut quelque temps pour me formuler l’idée qui me vint… Il me fallut penser que l’histoire des Trois Mousquetaires que je voyais en ce moment, à laquelle j’assistais comme j’avais assisté au duel dans le Parc, s’était passée bien des années avant ce moment même ; que l’on pouvait voir des événements en dehors du temps où ils étaient censés s’être produits. Il était possible que le coup de revolver tiré sur mon père eût pris place seulement quelques heures plus tard dans le monde anormal des choses qui n’appartenaient qu’à moi, dans le monde de mes hallucinations… cette espèce de cinéma intérieur qui se déroulait en moi à certaines heures.

C’était l’entr’acte, on ralluma, et le cours de mes réflexions fut interrompu. De nouveaux venus entraient. J’entendis : « Par ici, Marguerite. » Je me retournai : c’était le cycliste qui avait acheté la motocyclette de papa, en compagnie de la jeune fille que j’avais rencontrée avec la mère de Paul Desclaux. Cette petite avait de bien mauvaises fréquentations. Dire que c’était elle que j’avais suivie si longtemps, jusqu’à passer la nuit dans une église ! Mais ce prénom de Marguerite ramena ma pensée vers Marguerite Audivisier, et je me rappelai qu’Hortense m’avait dit l’avoir vue avec un revolver. Brusquement, la phrase du cycliste dans la buanderie me revint aussi à l’esprit : « Si on avait pu acheter la gonzesse avec la moto… » Cet individu avait rencontré mon père avec une femme, une femme qui devait être Marguerite Audivisier. D’un seul coup, tout commença à s’éclaircir.

Mon père, en apprenant que Marguerite Audivisier était la fille de Desbois-Santerre, lui avait donné rendez-vous, et y était allé le soir où il avait prétexté l’oubli de sa blague à tabac. C’est à ce moment que le cycliste les avait rencontrés. Puis mon père était revenu avec une balle dans la tête. La conclusion paraissait s’imposer : Marguerite Audivisier avait tué mon père.

Mais pourquoi ? Marguerite Audivisier avait-elle voulu se venger de mon père qu’elle accusait d’être responsable de l’exécution de Desbois-Santerre, comme le laissaient entendre les confidences du colonel Sardagne ?

La lumière s’éteignit à nouveau, la séance recommençait. Maintenant, je m’agitais avec impatience sur mon siège. Il me semblait que la présence dans l’assistance de ces deux êtres, le cycliste et la jeune Marguerite, troublait l’atmosphère dans laquelle j’avais jusque-là posément raisonné. D’un côté, le cycliste me rappelait cruellement cette conclusion, à laquelle j’avais abouti : « Mon père a été tué par Marguerite Audivisier » ; et de l’autre côté, la jeune fille me rappelait ma longue soirée dans le Parc, mon entrée dans l’église sombre, sombre comme l’était la salle de cinéma précisément, et toute l’étrange hallucination où j’avais rencontré Autrechose. Le grand film commença. Pour mon malheur, c’était un film américain.

Je déraillai complètement. Car tout ce que je voyais maintenant, me rappelait cruellement Autrechose, Autrechose avec laquelle je n’étais plus. Sur l’écran, l’héroïne et le héros se pressaient l’un contre l’autre à tous les virages du toboggan qui les emmenait à une allure fantastique. Ces deux-là s’étaient retrouvés dans la foule, ils avaient parcouru toutes les baraques de cette immense fête foraine, et, maintenant, je les voyais assis côte à côte, sur la grande plage de sable, devant l’océan qui roulait ses longues lames. Cela, je le voyais, je ne faisais plus que le voir, alors que, dans ma nuit à l’église, je l’avais non seulement vu, mais vécu. C’était moi-même, alors, moi qui avais été assis devant la mer. C’était moi qui avais ouvert la bouche pour mordre l’air salé, et qui avais goûté cette même saveur de l’embrun sur les lèvres de celle qui m’accompagnait. Je l’avais vécu, cela, et maintenant je ne pouvais plus que le voir…

Et le doute me venait de la réalité de mon aventure. Avais-je jamais vu, réellement vu Autrechose ? N’avais-je pas seulement, au cours de ma nuit dans l’église, anticipé simplement sur l’après-midi que je passais en ce moment au cinéma ?… Oui, oui, je tenais en ce moment l’explication, la hideuse explication de ce qui avait été pour moi un moment de vie étrange et si magnifique ! Tout mon monde magique s’écroulait. Il n’y avait eu, derrière ma randonnée en Floride, que la salle de cinéma à dix francs où je devais m’asseoir quelques jours plus tard…

Et la vague roulait et s’abattait sur la grève déserte, aux pieds de ceux qui se tenaient serrés l’un contre l’autre, ceux que j’avais cru être Autrechose et moi-même. Alors, dans mon rêve, pour revenir, j’avais dû, je m’en souvenais, plonger dans la mer. Ici, pour sortir, allais-je être obligé de traverser l’écran ? Allait-ce être encore la même chose, la même fin ? Je voulais encore que ce fût moi, celui qui levait sa tête au-dessus de l’horizon des mers tandis que le vent emportait sa chevelure déchiquetée, je voulais que ce fût moi… Comment ne savait-on pas que c’était moi qui étais là, sur l’écran, qu’il n’y avait plus d’écran, mais une vraie mer, un vrai ciel, un vrai moi, et que tout cela qu’on croyait être un film, n’était que ma vie, m’a vraie vie que je laissais voir à d’autres ?… Je m’étais redressé sur mon siège, je crispais les doigts sur le dossier du fauteuil devant moi. Allait-on tout leur montrer, tout leur expliquer à ces spectateurs accroupis dans l’ombre ? On ne voyait plus sur l’écran que le visage en gros plan de la femme étendue sur le sable, un visage qui riait, une bouche qui allait manger le sandwich aux tomates… Mais ce visage, par une épouvantable tromperie, n’était pas celui d’Autrechose. On l’avait changé pour me meurtrir, pour me tuer. Quoi ? Quoi ? Quelle était cette fille brune, au nez trop court, aux pommettes trop saillantes ? Qu’avait-elle à faire dans ma vie, celle-là qui disait, en traînant les syllabes : « Are you sure ? » quand on m’avait dit : « Nagez, nagez jusqu’au signal ! » Pourquoi avait-on changé tout cela ? De quel droit ? Je n’y tins plus, je me dressai, je criai à ce visage de femme qui n’était pas le visage attendu, je criai pour qu’il se fit à l’image de mon rêve : « Autrechose ! Autrechose ! » Je criai de toutes mes forces, sans me soucier de l’entourage, pensant qu’à force de l’appeler, ce serait bien Autrechose qui viendrait sur l’écran et lèverait vers moi le regard de ses yeux clairs où je reconnaîtrais toute son âme…

C’est un homme galonné qui vint à moi, me frappa sur l’épaule pour dire : « Si vous n’êtes pas content du spectacle, sortez s’il vous plaît. »

Je le suivis. Il y eut à la caisse une scène ridicule. Le directeur du cinéma était là : il me déclara qu’il choisissait toujours ses films avec le plus grand désir de satisfaire les goûts de son cher public, qu’il comprenait bien néanmoins qu’on préférât autre chose, mais qu’il était obligé de passer des films américains parce que la production nationale était insuffisante…

J’eus l’air d’accepter ses excuses. La lumière de la rue faisait papilloter mes yeux. Il tombait une petite pluie, fine et froide. Je relevai le col de mon veston, et, courbant le dos, partis à grands pas. Toute la carapace de la vie me retombait sur les épaules, grise, froide, hostile comme le ciel.

Je ne comprenais plus rien à rien, et j’étais résolu à ne plus chercher à comprendre.

Arrivant à la maison, je fus surpris de voir devant la porte une voiture attelée, sorte de tapissière chargée de valises. Ma mère, des paquets entre les mains, débouchait dans la cour.

— Ah bien te voilà ! Où étais-tu donc ? Nous te cherchions partout, il ne manquait plus que toi…

— Pour quoi faire ? demandai-je tout étonné.

— Voyons, René, tu seras toujours dans la lune, je t’ai dit ce matin que nous allions nous installer aux « Chrysanthèmes ».

Ma sœur et la tante Louise arrivaient sur ces entrefaites, toutes prêtes, le chapeau noir sur la tête.

Je dis brusquement : « Écoutez, partez toutes, ne changez rien à vos projets, moi je resterai seul ici. »

— Par exemple ! Mais qui est-ce qui s’occupera de toi ? Tout est fermé, rangé dans la maison.

— Partez, je me débrouillerai bien, ne vous occupez pas de moi, fis-je avec décision.

Et je les aidai à monter dans la tapissière dont les rideaux de cuir étaient rabattus à cause de la pluie qui tombait toujours.

Du seuil de la maison, je les regardai partir, j’agitai ma main. On me cria : « Viens le plus tôt possible. » Je fis oui de la tête. Je sentais, présente derrière moi, la maison, ma maison que j’allais avoir à moi tout seul, comme un asile. Malgré la pluie, je restai sur le pas de la porte jusqu’à ce que la tapissière eut disparu. Je voulais m’assurer qu’elles étaient parties, bien parties. Alors, seulement, je poussai la porte. Dans le couloir, je m’arrêtai une seconde pour me préparer à voir les choses, toutes les choses lorsqu’elles sont seules et loin des hommes.

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