CHAPITRE SEPTIÈME

La veille, comme Hortense Bonfils était gentiment venue me voir pour me dire quelques mots émus, je l’avais longuement interrogée sur Marguerite Audivisier. Nous avions même parlé de Marguerite Audivisier beaucoup plus que de mon père. Je savais maintenant qu’arrivée quelques jours avant l’exécution, Marguerite Audivisier avait essayé de joindre Desbois-Santerre qu’elle avait connu jadis, qu’elle s’était heurtée à la rigueur des consignes, avait écrit, en désespoir de cause, à Hortense Bonfils, que c’était bien elle que nous avions vue sortir de l’institut médico-légal, enfin, qu’elle était malheureusement repartie, en Hollande vraisemblablement…

Ce qui m’intéressait encore davantage – et dont je ne soufflai mot – c’est que j’avais pu, grâce à ces renseignements, identifier Marguerite Audivisier avec l’inconnue à l’imperméable, qui s’était longtemps promenée de nuit en compagnie de la jeune fille dans les allées du parc. Le rendez-vous, surpris par moi au téléphone le premier jour, alors que j’étais chez la jeune fille, avait donc bien eu lieu – avec un peu de retard, il est vrai, mais j’avais pu mal comprendre la date et l’heure – et cela donnait du corps à tous ces épisodes étranges où je me refusais à voir des hallucinations, sans pouvoir, d’ailleurs, les insérer raisonnablement dans la trame de la vie quotidienne…

Durant ces dernier jours, je n’avais aussi cessé de ruminer les pensées qui m’étaient venues en retrouvant la blague à tabac : « Où mon père avait-il pu aller ?… Pourquoi était-il sorti ?… »

Je commençais à me rendre compte de tout ce qu’il y avait de mystérieux dans la vie de mon père. Jamais il ne parlait de lui ni de son passé. Nous ne savions rien de sa famille, rien de ce qu’il pensait ; et le plus curieux est que nous avions fini – ou tout au moins que j’avais fini – par trouver la chose normale, par considérer un père comme un individu à peu près inexistant, qui fumait sa pipe, s’occupait de son jardin, bricolait à droite et à gauche, ne sentant rien, ne comprenant rien, et n’ouvrant la bouche que pour dire des choses désagréables…

Il avait fallu ce hasard de la blague, suivi du malheureux accident, pour que j’apprisse qu’il avait fait un petit mensonge, lequel faisait comme une lézarde dans un mur et invitait à penser que derrière toute cette façade sans vie, sans tendresse, presque sans intérêt pour les siens, il pouvait se cacher quelque secret insoupçonné.

Passant d’un extrême à l’autre, j’en venais à me demander maintenant si ce père, que nous considérions tous comme l’être le plus insensible de la maison, n’était pas celui de qui nous tenions, nous ses enfants, ce tempérament de sensitives que ma mère nous reprochait, à ma sœur et à moi…

Mon père avait dû s’abriter, comme il avait pu, sa vie durant, derrière un rempart d’avarice matérielle et morale, préférant se faire détester plutôt que de s’exposer à des possibilités de souffrance… Pourtant, chaque fois que j’avais essayé – oh ! Avec combien de ménagements ! – de lui faire part d’une émotion que j’avais ressentie, ou d’une idée qui me préoccupait, il avait ricané pour me rembarrer avec des réflexions comme : « Gagne donc d’abord de l’argent, et après tu auras le droit de faire le malin… » Ou encore, c’était un violent haussement d’épaules, accompagné d’un grognement : « Fumisteries, tout ça, fumisteries… » Il me suffisait de penser à ces répliques, pour retrouver aussitôt toute ma sécheresse de cœur en face de sa mort.

Le mensonge de la blague n’eût peut-être pas suffi à me lancer dans toutes ces pensées, si un autre incident ne s’était produit. Ma mère avait reçu la visite d’un employé du garage qui proposait d’acheter ce qui restait de la motocyclette. Elle avait accepté une offre de trois mille francs, je crois. Le lendemain matin, cet homme était revenu pour enlever son acquisition, en compagnie d’un ami en qui je reconnus le cycliste en maillot jaune rencontré dans le Parc. La motocyclette était contre le mur de la buanderie dans laquelle je me trouvais moi-même à ce moment, et j’entendis, sans le vouloir, la conversation de ces gens qui paraissaient heureux d’avoir fait une bonne affaire. L’un d’eux déclara :

— Si on avait pu acheter, en même temps que la moto, la gonzesse avec laquelle le vieux se baladait, ç’aurait été encore mieux…

Ces mots me firent pâlir. Qu’il y eût une femme dans la vie secrète de mon père, m’étonnait fort pourtant… L’homme voulait-il parler de ma sœur que mon père emmenait parfois avec lui ?… Je restai perplexe, toujours tracassé par la pensée qu’il devait y avoir quelque chose à faire pour tirer la question au clair.

Deux sœurs de ma mère, alertées par télégramme, étaient arrivées, vêtues de noir des pieds à la tête, et avaient pris possession de la maison dans le désarroi où nous nous trouvions tous. Ces deux tantes étaient franchement effroyables. Elles m’accablaient de leurs protestations tendres, et l’une d’elles répétait à chaque instant :

— C’est étrange, comme c’est, étrange !…

Je n’avais pas besoin de ce refrain qui s’enfonçait presque mécaniquement dans ma tête, déjà assez houleuse. Cette tante, qui s’appelait Louise, se faisait répéter les circonstances de l’accident, demandait des détails avec une avidité de domestique. Elle avait un affreux regard, un œil enfoncé dans des paupières graisseuses dont les coins tombaient, et le plus pénible était qu’elle offrait une certaine ressemblance avec ma mère que je ne pouvais plus regarder sans voir l’atroce caricature que les années feraient d’elle, à l’exemple de sa sœur. Le « Comme c’est étrange !… » me poursuivait jour et nuit… Tant et si bien qu’à quatre heures du matin, ne pouvant dormir, je rencontrai enfin l’idée de cette chose à faire, vainement cherchée jusque-là…

Pour savoir exactement à quoi était due la mort de mon père, il suffisait de demander l’autopsie du corps. Mais je devinai que ma mère n’y consentirait jamais, voyant là une profanation inutile.

Je pris alors un parti extrême. J’avais fait de la dissection, et possédais des notions d’anatomie suffisantes. Je pris ma trousse, et sans m’habiller, en pyjama comme j’étais, je gagnai la chambre de mon père. Je n’avais pas de temps à perdre, la mise en bière devant avoir lieu le matin même. Elle avait même été exceptionnellement retardée par la mauvaise volonté de l’agent des pompes funèbres, fâché que nous ayons refusé un service religieux, mon père ayant demandé, dans son testament, un enterrement civil.

L’opération fut très simple. Je suspendis la lampe électrique au-dessus de la tête de mon père et défis le pansement auquel personne n’avait touché depuis que le docteur Leblanc l’avait posé. J’étais très calme et opérais avec une grande insensibilité, comme sur un cadavre quelconque à l’amphithéâtre. La boîte crânienne était défoncée sur quelques centimètres carrés presque au milieu de l’os frontal, mais légèrement à gauche. La matière cérébrale s’était en partie échappée par l’ouverture, il en restait quelques fragments dans le pansement. Avec mon bistouri, je sondai la plaie, et retirai de la cervelle quelques esquilles des os du crâne. Il avait dû tomber sur un caillou à pointe acérée. La violence du choc avait provoqué une fissure suivant la ligne de suture des os pariétaux qu’on pouvait faire jouer à la main. Les esquilles avaient pénétré assez profondément. Je les retirai une à une, légèrement sanguinolentes, et présentant des adhérences de matière cérébrale déjà desséchée. Avec la pointe du bistouri, j’en sentis une que je ne parvins pas à extraire tout de suite, la lame glissant sur elle. Alors je creusai franchement et amenai d’un seul coup à l’extérieur un gros fragment de matière blanche. L’esquille y était noyée. Je fendis le fragment pour y trouver un petit cylindre métallique allongé, d’un centimètre environ. De toute évidence, c’était une balle de revolver.

Je poussai un soupir de soulagement : avec cette balle, je pouvais justifier maintenant ce que ma conduite précédente avait eu d’insensé. Mon père avait été tué d’une balle de revolver en revenant sur la route.

Je refis le pansement avec la même bande de gaze, m’attachant à faire coïncider les parties sanguinolentes pour que personne ne pût se douter de rien. Dans ma chambre, je nettoyai la balle avec soin, et, faute d’autre cachette, la mis provisoirement dans mon plumier d’écolier sur ma table de travail.

C’était un plumier noir, avec une décoration simili-chinoise. Il m’avait accompagné à travers toutes mes études. Je me souvenais l’avoir acheté à huit ans, avec une pièce de quarante sous que m’avait exceptionnellement donnée mon père, parce que je venais d’être second en histoire naturelle. C’était la seule largesse de sa part dont je me souvinsse. J’en avais tant eu envie de ce plumier ! Pendant des mois, je l’avais regardé à la devanture de la papeterie. Il coûtait 1 fr 95. À peine mon père m’avait-il donné les quarante sous inespérés, – je m’en souvenais très bien, c’était au déjeuner, – j’avais bondi chez le papetier pour revenir frémissant de joie avec mon acquisition. Je l’avais montrée à mon père, qui m’avait dit :

— Tu vois, dès que tu as de l’argent, tu le dépenses bêtement. Un plumier, ça ne sert à rien.

Je savais maintenant à quoi cela pouvait servir. Quant à lui, mon pauvre papa, il était écrit qu’il ne le saurait jamais…

L’heure vint où je dus m’habiller pour l’enterrement qui devait avoir lieu le matin même à dix heures. Mon costume noir, fait à la hâte, allait mal et sentait le drap de mauvaise qualité, ce qui me communiqua une maussaderie, d’assez heureux effet étant données les circonstances.

Dans la matinée, on apporta des fleurs et des couronnes. Bientôt arrivèrent les premiers invités. La vue de tant de visages, pour la plupart inconnus, me plongea dans un état de semi-prostration. Je recevais les gens dans la cour, devant la maison. Le cercueil était exposé dans le couloir d’entrée. Je vis passer M. Ciel, le proviseur du lycée, avec la redingote et le chapeau haut-de-forme qu’il mettait pour lire les places des compositions ; le père Lepoutre, le pharmacien, qui me glissa : « Du courage ! », comme s’il m’avait tendu un médicament ; nos cousins de Champlâtreux que nous n’avions pas vus depuis dix ans ; enfin des camarades, Pierre Leblanc, qui resta à côté de moi, Hortense Bonfils qui monta au premier étage pour rejoindre ma mère et ma sœur.

Peu après, arriva le colonel Sardagne, en complet de cheviotte bleue qui disait le militaire en civil ; il avait mis une cravate noire, pourtant. Il me serra la main à me casser les os, me prit à part, et commença à prononcer une brève oraison funèbre, à laquelle je ne prêtai pas grande attention sur le moment :

— Un vrai citoyen, un brave, que votre père. Vous saurez ça plus tard, jeune homme. Pour l’instant, je ne peux rien dire de plus. Mais il a fait son devoir, tout son devoir, et vous pouvez être fier de lui, croyez-moi…

Je l’écoutais vaguement, il m’ennuyait ; je le trouvais ridicule avec son râtelier qui branlait entre les poils de sa moustache.

Je fus surpris de voir le maire, nous ne le connaissions qu’assez peu. Je supposai qu’Hortense, par gentillesse, lui avait demandé de venir. Il me dit :

— Le préfet s’est fait représenter par le secrétaire de la Préfecture, Monsieur Béval.

Et il me présenta à un homme maigre en jaquette, à figure habituée aux corvées officielles. Je ne pensais pas que tant de gens s’intéressassent à mon père.

La foule était maintenant assez dense. Tout d’un coup, je vis venir à moi la vieille dame du Parc que j’avais suivie jusqu’à l’église. Je me raidis, croyant à un retour d’hallucination, mais elle me dit :

— Je suis Mme Desclaux, la mère de votre ami Paul, qui m’avait souvent parlé de vous. C’est un bien grand malheur…

Paul, lui, ne m’avait jamais parlé de sa mère. Je brûlais de lui demander où était la jeune Marguerite qui l’accompagnait l’autre soir, mais je proférai seulement :

— Ah ! Paul, mais oui, où est-il donc ?

— À Amsterdam, me dit-elle avec une certaine fierté.

Les femmes voilées descendaient et le cortège se mettait en marche. Je pris la tête avec mes cousins. Pierre Leblanc était à côté de moi. Comme nous nous ébranlions, j’entendis la voix de la vieille dame dans la foule, cette voix chantante, facilement reconnaissable – elle ressemblait un peu à la voix de Paul, en effet – qui disait : « Mais où est donc le prêtre ? »

On dut la faire taire, et, malgré moi, je souris. Pauvre vieille, je la voyais dans l’église, agenouillée pendant le mois de Marie. Elle ne devait pas comprendre qu’on pût être enterré civilement…

Nous allions lentement au cimetière, situé de l’autre côté de la ville. Il faisait un merveilleux soleil, tiède et blanc, mettant dans les rues une atmosphère printanière de vie légère et facile.

— Eh bien, pensai-je, il aura bien beau temps pour sa dernière promenade… Mais s’en serait-il soucié s’il avait été en vie ?

Moi, je sentais très bien tout ce qu’apportaient de joie ces premiers rayons de chaude lumière. Les couleurs de la pierre des maisons, les échappées bleues entre les toits et les arbres des avenues, tout me plaisait, me ravissait. Au passage, je reconnaissais le facteur, sa boîte en bandoulière, revenant après la distribution du matin ; la femme de ménage dont le gros buste effondré se penchait à la fenêtre pour voir passer l’enterrement. Il me semblait que j’avais à voir et sentir toutes ces choses par délégation de mon père enfermé dans sa boîte noire. Et chargé de la mission de regarder pour lui l’univers, je m’en acquittais avec cette même conscience qui, enfant, m’avait permis de retrouver sur la route le raccord de pompe de sa bicyclette. C’était une vieille histoire.

Au cours d’une de nos promenades, mon père s’était aperçu qu’il venait de perdre son raccord de pompe. Nous étions revenus par le même chemin, et il m’avait recommandé d’inspecter avec soin toute la route. Du panier à roues traîné par sa machine, et où j’étais installé, j’avais alors, malgré la vitesse, scruté le sol avec une telle attention que, tout d’un coup, apercevant un petit serpent noir à moitié dissimulé dans la poussière grise, j’avais pu m’écrier : « Le voilà ! » C’était bien le raccord. Mon père avait souri, mais n’avait rien dit pour me remercier. Moi, j’avais trouvé la chose toute naturelle. Je la trouvais moins aujourd’hui. Et je me demandais, maintenant, si mon père n’aurait pas dû être pris de scrupules, s’il n’aurait pas dû regretter d’avoir mis au service d’une chose si futile – retrouver un accessoire sans valeur – toutes mes facultés d’attention qui auraient pu s’employer plus dignement, par exemple à contempler le paysage au cours de la promenade… C’était bien cela que je faisais en ce moment, c’était le paysage, qu’au cours de cette dernière promenade, j’inventoriais dans tous ses détails, pour en faire à mon père le rapport le plus circonstancié, le plus complet, sans que j’eusse à attendre de lui, cette fois comme l’autre, un remerciement. Car ce qu’il eût sans doute, maintenant encore, préféré, c’est que je lui rapportasse je-ne-sais-quel accessoire perdu, et qui lui manquait peut-être douloureusement dans le cercueil où il était pour toujours…

Et la merveilleuse lumière de mai, dont je prenais en quelque sorte conscience par ma nuque découverte, revenait avec insistance nourrir mes pensées, accentuait cette impression de bonheur de vivre, de participer à toutes choses, d’être mêlé à elles, au point que peu à peu se levait en moi une sourde protestation contre cette marche lente de mon corps derrière le corbillard par quoi je me rattachais sottement à l’aspect de mensonge et de mort du monde.

Sur la tranche d’une maison, une grande affiche jaune disait les mérites d’un apéritif. Cette affiche m’apparut comme un programme splendide de vie, placardé en plein ciel. Au D, au triste D d’argent sur fond noir, que portait l’écusson au front du corbillard, s’opposait ce même D de la réclame Dubonnet, éclatant dans le panneau jaune d’or, illuminé par la lumière matinale. C’était une réplique étincelante, une réponse fière et arrogante, pleine d’affirmation et de certitude. Entre les deux, je n’hésitais pas, c’était l’or et le ciel que je choisissais, et je marchais les yeux fixés sur l’affiche éblouissante, beaucoup plus qu’en tête du convoi de mon père…

Nous allions passer devant l’hôpital Saint-Antoine, que je connaissais bien pour y avoir suivi les consultations pendant ma première année de médecine, quand, soudain, par la petite porte près de la grille, sortit une femme qui nous devança rapidement sur le trottoir. J’eus un choc en plein cœur : là son tailleur beige, à son écharpe claire à carreaux, je croyais reconnaître Autrechose ! Autrechose, en plein jour, là, dans notre ville ; Autrechose vers qui m’avait conduit la lumière, et dont la présence m’expliquait maintenant l’exaltation qui m’avait envahi à mesure que, sans le savoir, je me rapprochais d’elle. D’un geste brusque, j’avais tendu le bras pour saisir ce qui se trouvait à ma portée : le poignet de Pierre Leblanc.

— Qu’est-ce que tu as ? me dit-il à l’oreille.

J’avais peur d’être encore victime d’une hallucination, je lui demandai, le plus calmement que je pus :

— Là, devant nous, sur le trottoir de gauche, vois-tu une femme qui marche ?

— La jeune femme avec une écharpe à carreaux ?

Je me tus. Il la voyait, je ne lui en demandais pas plus.

Mais Autrechose, ennuyée peut-être par la présence de l’enterrement, hâtait le pas, nous distançait peu à peu. Comment supporter la pensée de la Voir sans pouvoir lui parler ? Mais aussi, comment pouvais-je, en tête du cortège, me mettre à courir pour essayer de la rattraper ? Ah ! Si j’eusse été seul derrière le corbillard, je n’aurais pas hésité une seconde. Le cadavre de mon père avait tout le temps de m’attendre ; mais les autres, les vivants, comment leur faire comprendre ?

Et, chose bizarre, ce n’était pas la pensée de ma mère, ou des membres de ma famille, pas plus que celle du maire ou de l’adjoint au préfet, qui me retenait le plus, mais celle de M. Ciel, mon ancien proviseur, en chapeau haut-de-forme.

Devant lui, je ne pouvais me laisser aller à un geste de fou ; et pourtant, il s’agissait de l’espoir de toute ma vie ! Intérieurement, j’essayais de délibérer dans une agitation insensée de tout mon être. Il me devenait impossible de savoir où j’étais : Étais-je encore l’automate marchant derrière les fleurs et les couronnes sur le chemin du cimetière ? Ou étais-je déjà le jeune homme un peu ivre qui bondit sur les traces de celle qui rit, qui s’envole, de celle entre les dents de qui il a vu luire l’hostie rouge des fruits de la terre ?

Je vis l’écharpe de laine tourner dans une rue à gauche. Elle allait disparaître, elle était disparue. Je n’y tins plus, je me penchai vers Pierre : « Une seconde, j’ai un mot à dire à ma tante. »

Ma tante Louise était montée dans la voiture qui suivait le cortège. Les yeux baissés, je m’écartai un peu, et quand ils furent tous passés, je courus vers la rue où j’avais vu disparaître Autrechose.

Arrêtée devant une vitrine, elle ne me voyait pas venir. Je criai : « Autrechose ! »

Elle se retourna, mais au lieu du rire que j’attendais, je ne vis qu’un visage fermé, une ride d’incompréhension creusée entre les sourcils. Je dis, et mon cœur bondissait : « Autrechose, c’est moi, René. »

Elle me dévisagea, son regard me parcourut de la tête aux pieds, cherchant quel pouvait être ce grand garçon essoufflé, ridicule dans son habit noir ? Elle dit : « Je ne vous connais pas. »

Moi qui avais sacrifié tant de choses pour la rejoindre, elle ne me reconnaissait pas ! Je joignis les mains et je dis avec toute la persuasion dont j’étais capable : « C’est moi, René, le René de la plage et du grand navire. »

Elle dut me croire fou, haussa les épaules, et sèchement, déclara : « Laissez-moi. »

Déjà elle reprenait sa marche ; et je restai là, anéanti. Elle ne se retourna pas, accéléra l’allure…

Je ne sais comment je rattrapai l’enterrement, et montai dans la voiture des femmes. Ma tante Louise me dévisagea avec surprise : « Eh bien René ? » Je secouai la tête sans répondre. Ma tante me dit : « Ça ne va pas ? » Elle se pencha vers moi. Je vis sa figure fanée, inclinée sur la mienne, ses yeux méchants et tristes que les coins tombants des paupières faisaient plus tristes encore. Je regardai ce visage épaissi, fatigué, avili par la vie, ce visage tout proche de la mort, déjà lourd et gras comme la terre qui bientôt le recevrait. Je regardai le visage de ma tante Louise, alors que le visage après lequel j’avais couru était un visage de vie et de lumière, un visage plein de promesses dont l’éclat m’eût arraché à la nuit… Mais ce visage m’avait été brusquement fermé par un implacable : « Je ne vous connais pas », que maintenant je répétais à ma tante : « Je ne vous connais pas ! » Je ne voulais pas la connaître, je voulais repousser loin de moi toute cette vieillesse laide, résignée, qui n’était plus capable que de gestes de pitié. Ma tante m’épongeait le front avec son mouchoir. Et dans ce linge qu’elle promenait sur mon visage, le plus atroce était qu’à travers une vague odeur de pauvre eau de Cologne, je sentais l’odeur de ma sueur et de mes larmes, de tout ce qui, en moi, était déjà de la mort et me faisait semblable à elle…

Enfin, je pus regagner ma place. Mais maintenant, j’appartenais bien à la mort. Personne n’avait compris à quelle tentative désespérée d’évasion je venais de me livrer. On m’avait repris, je retrouvais ma place à la chaîne. Tête baissée, je n’étais plus que le fils qui suit l’enterrement de son père.

Debout, près de la tombe fraîchement creusée, je regardais la terre d’un blanc sale, rejetée à droite et à gauche de la fosse. On descendait le cercueil à l’aide de cordes. Les deux fossoyeurs conjuguaient mal leurs efforts. Je devinai qu’ils eussent aimé pouvoir s’injurier librement, et qu’à ne pouvoir le faire devant tout le monde ils devenaient maladroits. Puis, je serrai des mains et des mains, tout en soutenant ma mère qui pleurait sous son voile. La foule s’écoulait.

À la fin, ma mère voulut s’approcher du bord de la fosse pour jeter un dernier regard sur le cercueil. Je regardai comme elle dans le fond du trou. J’étais sans pensées, et même incapable d’émotion. Mais la forme allongée du cercueil me rappela celle de mon plumier, et tout ce qui s’était passé avant l’aube. Du coup, je me retrouvai quelque raison d’être. Je respirai plus profondément. Moi seul savais pourquoi il était là, celui qui nous avait tous rassemblés. Moi seul savais qu’une autre boîte contenait une pièce à conviction et le secret de cette mort. J’en conçus un sentiment de supériorité que je cherchai aussitôt l’occasion d’affirmer. Mon regard rencontra le visage de ma sœur qui pleurait en silence. Elle leva vers moi ses paupières, avec une grande douceur, comme pour me demander de participer à sa peine et d’oublier tout pour la rejoindre dans la douleur. Je m’avançai vers elle et, – l’orgueil de mon secret me donnant une grande force, – je lui soufflai tout bas en plein visage ; « Voleuse ! »

Elle tomba évanouie. On la ramena à la maison, étendue dans la voiture des pompes funèbres.

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