CHAPITRE QUATORZIÈME

— Tiens, fit Totor du fond de la Permanence, en voyant passer sous le hall la petite voiture de la Police mobile, on va encore en coffrer un, l’équipe est au complet.

Le brigadier Carton avait mobilisé pour son expédition la voiture de l’inspecteur et deux hommes en civil.

— On va ?… demanda le chauffeur.

— À la gare, répondit Carton.

— Vous partez en congé ? lança le chauffeur.

— Et je reviendrai avec une jolie fille, je ne vous dis que ça, fit Carton.

Il était de bonne humeur, l’affaire s’annonçait comme devant être facile. À la gare, il s’aboucha avec le sous-chef et revint avec lui vers la sortie des voyageurs.

— Quel est l’employé qui ramasse les billets ?

— Ils sont deux, dit le sous-chef. Au rapide de 14 h 11, ce seront les mêmes qu’en ce moment.

— Alors les enfants, dit Carton aux employés, quand une voyageuse vous remettra un billet venant d’Amsterdam, d’Amsterdam, hein, attention, vous me ferez un signe discret.

— Mais le rapide ne vient pas directement d’Amsterdam, dit le sous-chef, la voyageuse peut avoir pris deux billets.

— Ah ! Nom de Dieu ! fit Carton.

— Vous n’avez pas sa photo ? demanda le sous-chef de gare.

— Eh non, je ne sais même pas la tête qu’elle a… » Il se frappa le front : « Ne bougez pas, j’ai encore une demi-heure, attendez-moi. »

Il bondit dans l’auto qui attendait devant la gare.

— À l’Hôtel de l’Avenue, en vitesse, lança-t-il au chauffeur.

Jules était dans le hall en discussion avec le gérant. Il avait pris son courage à deux mains et, profitant de cette heure creuse, avait commencé d’exposer les raisons pour lesquelles il devait être augmenté. La sueur perlait à son front, il lui fallait beaucoup de courage. Carton fit irruption au milieu de son discours.

— Je viens réquisitionner le larbin.

— Qu’est-ce qu’il y a encore ? demanda le gérant.

— Allons, c’est pressé, dit Carton à Jules, va passer ton veston et monte dans la bagnole.

— Qu’est-ce que j’ai fait ? demanda Jules.

— C’est pas toi, c’est Odette Stevens qui revient.

— La petite dame du 8 ! fit Jules, elle revient.

— Oui, elle a demandé que tu viennes l’attendre à la gare, fit Carton.

Quand ils furent à la sortie des voyageurs, Jules commença à soupçonner quelque chose.

— Mais qu’est-ce que vous voulez lui faire ?

— On veut l’inviter à dîner, dit Carton.

— Vous ne voulez pas l’arrêter au moins ? demanda Jules. Je vous ai déjà expliqué que la boîte n’était pas à elle. Ce n’était pas elle, c’était à l’autre…

— Pas d’explications, dit Carton, quand elle passera, tu me pousseras le coude, compris ?

Le train entra en gare, avec un long coup de sifflet qui perça le cœur de Jules. Les premiers voyageurs commencèrent à apparaître. Dans la foule qui débouchait du passage souterrain, il la reconnut tout de suite, avec ce même joli visage allongé et ses yeux bleus qui riaient. Elle n’avait plus son écharpe, mais le col relevé de son manteau de voyage mettait une manière de fraise autour de ses mèches blondes. Elle était trop jolie, ils allaient la reconnaître… Mais ce ne serait pas lui qui la trahirait, non, ce ne serait pas lui. Il s’efforça de rester impassible.

Le billet était timbré d’Amsterdam. Carton et son acolyte encadrèrent la voyageuse. Elle dit : « Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a donc ? »

Jules la vit entraînée vers la petite voiture de la police. La scène avait été si rapide que presque personne ne s’en était aperçu. Près de Jules pourtant, un officier, un capitaine en tenue, dit : « On l’arrête, ah ! Par exemple ! »

— Vous la connaissiez ? demanda Jules.

— J’étais dans le compartiment… Jolie fille, trop jolie…

— Et elle n’a rien fait pourtant, mon capitaine, je vous le promets, elle n’a rien fait, j’en mettrais la main au feu…

Le capitaine, craignant des confidences, s’éloigna. Jules resta seul sur le trottoir.

À peine le brigadier Carton eut-il provisoirement déposé à la maison d’arrêt la jeune enfant, si facilement coffrée, qu’il dut prendre d’urgence le chemin de la forêt des Sept-Pies. On le demandait là-bas. Le Parquet alerté, M. Vinereau juge d’instruction en tête, était déjà sur les lieux. Quand Carton arriva, on avait fait ouvrir à moitié la fosse de Desbois-Santerre ; l’autre corps était resté dans la position où il était tombé. Ces messieurs discutaient. La nuit venait.

— Carton, vous prendrez vos dispositions pour ramener ce soir les corps, dit le substitut.

En rentrant à la Préfecture, Carton jeta à Totor : « Va louer un camion ; qu’il soit ici dans un quart d’heure. C’est pour aller chercher des macchabées dans la forêt. »

Totor bondit au garage où travaillait Ernest.

— Vieux, une affaire ! cria-t-il.

— Peuh ! dit le patron du garage, la police, ça paie mal. Mais il faut pas mécontenter ces gens-là. Ernest, vous prendrez le camion Renault, allez-y.

— Tu viens avec moi ? demanda Ernest à Totor.

— Penses-tu, fit Totor, j’ai rendez-vous avec la môme, je suis pas fossoyeur.

Le camion partit. À la Préfecture, on chargea Carton, deux gendarmes, un brancard, et le véhicule prit la route de Huchemont. Il faisait nuit. On dut allumer les phares avant d’entrer dans la forêt.

— C’est là, fit Carton qui s’était assis à côté d’Ernest. Amène-toi le plus près possible de la mare en marche arrière qu’on n’ait pas à coltiner les faisans trop longtemps.

Les gendarmes prirent le brancard. Carton marchait en tête. On n’y voyait rien. Le brigadier dut revenir dire à Ernest de faire demi-tour pour éclairer l’emplacement avec les phares du camion.

— Prenez d’abord la fille, dit Carton.

Le corps était allongé, la tête tournée vers le sol. Les trois hommes considérèrent le petit paquet d’habits que ça faisait dans l’herbe : une tache sale éclairée par la lumière crue des phares. L’un d’eux se baissa.

— Elle est déjà froide, dit-il.

Il relevait la tête du cadavre.

— Elle était encore jeune, dit l’autre. Tout de même, elle a été bougrement bien descendue.

— Allez-y, dit Carton, nous ne sommes pas là pour nous amuser.

Les gendarmes posèrent le brancard dans l’herbe à côté du corps qu’ils firent rouler sur la toile.

— Baisse-lui sa robe, dit un des gendarmes.

— Oh ! Elle peut bien montrer ses jambes, ça n’excite plus personne, dit l’autre.

Il fut le seul à rire.

— C’est pas une femme du pays, ça, ajouta-t-il pour s’excuser.

Ils vidèrent le brancard à l’intérieur du camion. Ernest était descendu de son siège pour venir voir.

— À l’autre maintenant, fit Carton.

Les gendarmes revinrent avec le brancard.

— Où est-il ? demanda l’un d’eux.

— Là, fit Carton en indiquant la fosse de Desbois-Santerre.

Les gendarmes restaient perplexes au bord du trou.

— Le vieux commence à renifler, dit l’un.

— Vous n’avez pas quelque chose avec lequel on puisse le pêcher là-dedans ? demanda Carton à Ernest.

Ernest alla prendre dans le camion un bout de câble.

— Attache-lui les pieds, et tire-le de son trou, commanda Carton à un des gendarmes.

— Pourquoi est-ce qu’on le laisse pas tranquille ? dit le gendarme. Il était bien là, le vieux.

— Pas de discussion, fit Carton. Le Parquet a donné des ordres pour ramener tout le lot.

— Je voudrais bien les y voir, grommela le gendarme. Ils n’avaient qu’à le faire eux-mêmes. Ce sont des coups à attraper la peste, ça…

Tout en grognant, il avait ficelé les chevilles de Desbois-Santerre avec la corde.

— Aide-moi à tirer dessus, ordonna-t-il à son collègue. Les deux hommes s’attelèrent à la corde.

— Nom de Dieu, pourvu qu’il vienne d’un seul morceau, grogna l’un d’eux.

— Ça gaze, dit Carton en voyant démarrer tout le paquet. Desbois-Santerre, empaqueté dans la toile, prit le chemin du camion.

— Calez-les un peu là-dedans, que ça ne ballotte pas trop. Ils vont nous foutre tous leurs microbes si ça danse, dit Carton.

Le gendarme ficela les corps. Mais il ne voulut pas monter à l’intérieur et préféra s’asseoir sur le marchepied.

— Où est donc l’autre copain ? demanda Carton.

C’était le gendarme qui était descendu dans la fosse.

Accroupi au bord de l’étang, il essayait de se laver les mains dans l’eau.

— On s’en va, lui cria Carton.

Il revint, s’essuyant les mains dans un grand mouchoir à carreaux.

— Un sale boulot, dit-il.

Tout le monde était de son avis. Le camion avec son chargement au complet prit le chemin du retour. Il était près de dix heures quand on arriva en ville. Il fallait aller doucement parce que, sur les pavés, ça dansait beaucoup.

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