CHAPITRE TREIZIÈME

Je n’appartenais plus qu’à ma vengeance. Pour commencer, il fallait soustraire à son repos le cadavre que, dans ma naïveté, j’avais contribué à sauver des amphithéâtres de dissection. Je balançai un instant si je n’écrirais pas à la police en indiquant l’endroit de la tombe, puis je résolus d’agir moi-même et, dès l’aube, je partis à pied pour la forêt des Sept-Pies.

Cela tient en une phrase : je partis à pied pour la forêt des Sept-Pies, mais, en quittant la maison, je savais que je m’en allais pour toujours. Je me retournai pour considérer les murs entre lesquels s’était écoulée mon adolescence. Mes regards allaient du jardin où, enfant, j’avais appris à monter sur des échasses, à ce grenier où, jeune homme, je m’étais installé un cabinet secret de lecture, et de là à la gouttière où devaient dormir les douilles des balles tirées par moi contre la forêt des Sept-Pies, le soir de l’orage… Ainsi il avait fallu plus de quinze ans pour que le petit garçon qui jouait dans le fond du jardin ait pénétré tous les secrets de la maison, et, en ayant atteint le faîte, pût partir pour remplir sa mission sur la terre. Mais enfin, l’oiseau, l’aile suffisamment garnie, quittait le nid…

Le soleil tapait fort. Cette chaleur était loin de me déplaire. J’enlevai même mon chapeau pour qu’elle me pénétrât plus directement dans la tête. Elle retrouvait sur ma nuque la chaleur qu’y avaient laissée les premiers rayons du printemps, en ce matin où j’avais suivi l’enterrement de mon père. J’avais cru voir, alors, dans ces rayons, un message de vie m’invitant à me détourner de la mort. Mais aujourd’hui, les rayons du soleil, loin de me distraire, me poussaient vers le but, me poussaient vers la mort. Je ne marchais plus derrière le cercueil de mon père, je suivais un autre enterrement, beaucoup plus solennel ; et ce grand enterrement que j’étais seul à suivre, était à la fois celui de ma jeunesse, et celui de tous les Desmoiseaux, l’enterrement de notre nom qui, doucement, montait vers la forêt des Sept-Pies en cette chaude matinée de mai…

À vrai dire, je ne suivais pas tant un convoi funèbre que je ne marchais à mon propre supplice dans le décor splendide de mai. Moi qui avais été tant ému en voyant passer le fourgon cellulaire de Desbois-Santerre, maintenant que j’étais à sa place, maintenant que j’étais le condamné, je n’éprouvais plus aucune émotion pénible, mais seulement une immense sérénité. Et la force tranquille qui faisait mon pas si ferme, était si implacable, que l’autre force, celle de la Nature qui poussait les bourgeons hors des écorces épaisses, qui roulait le soleil dans l’étendue du ciel, ou encore, là-bas, grondait sur la plage avec le retournement des vagues hautes qui se brisent ; cette autre force, la Nature, me semblait hésitante, versatile, indécise… Et je comprenais que je n’avais plus besoin de choisir une pensée pour m’y réfugier au moment de la mort – le dernier conseil de Desbois-Santerre étant faux comme tout ce que je tenais de lui – car ma pensée était plus forte que la mer et le ciel, et n’avait nul besoin d’aide pour souhaiter de se perdre.

Cependant, toute la lisière de la forêt se déroulait devant mes yeux comme un volant de dentelle au bas d’une jupe de femme. La lumière, prenant à revers le feuillage, semblait y rester prisonnière et frissonnait dans le réseau des brindilles comme une écume lumineuse au filet d’un pêcheur, ou comme la frange de feu qui vient ourler la braise sous le souffle de l’air. La forêt se faisait vivante pour m’accueillir, belle pour me plaire, et moi qui marchais vers elle d’un pas égal et sûr, sans hâte de l’atteindre, son impatience féminine ne m’invitait qu’à plus d’indifférence hautaine… Mais devant la forêt, fraîche et parée, femme et fébrile, il advint que je crus deviner parmi les allusions de ses branches et ramures, une phrase ; une phrase qui se dessinait tout au long de la lisière comme se découvre l’inscription magique à qui sait regarder le lacis inextricable de l’énigme, et cette phrase était : « Au hasard d’une promenade, un lieutenant des Eaux et Forêts découvrit un colombier rustique dans la forêt des Sept-Pies. » Au hasard, commençait là-bas du côté de Tréfaille-le-Sec, et la fin de la phrase : la forêt des Sept-Pies, s’inscrivait devant moi en lettres majuscules, hautes comme les troncs des arbres, et c’était là, entre ces derniers mots, que je décidai d’entrer pour découvrir le secret de la forêt, ce secret qui, durant ces derniers jours, s’était imposé peu à peu à moi, et que maintenant, sans encore l’avoir pénétré, je pouvais formuler, car il tenait dans ces mots : « Le colombier de Léonie », le colombier perdu, le cœur invisible de cette grande dame noblement assise dans sa robe à ramages où jouaient l’orage et les oiseaux.

Je ne me souciai point d’avoir à en découvrir le chemin, les mots mêmes m’y conduiraient. Il suffirait de murmurer tout bas, sans hâte, à travers les sentiers : « le colombier de Léonie », et les choses me guideraient…

Tantôt, un papier oublié m’invitait à choisir entre les chemins d’un carrefour ; tantôt, l’inflexion d’une branche de bouleau ou d’une digitale ; tantôt, le cri d’un coucou me faisait marcher vers son appel, jusqu’à voir l’oiseau s’envoler, lourd et gris, vers le colombier de mon songe… Ainsi je traversai le rond-point des Amazones où, jadis, j’avais fait un pique-nique avec ma sœur et André Cerneau, un camarade mort de méningite l’année suivante, le premier mort que j’eusse vu. C’était lui qui m’avait prêté son propre porte-plume, un jour de composition d’Histoire où j’avais oublié mon plumier. Je ne l’en avais pas même remercié. Avec bien du retard, je m’acquittai de cette dette, et, près des ormes où nous étions assis, je criai : « Merci André ! » Aujourd’hui, j’avais mon porte-plume. Pour m’en assurer, je portai la main à ma poche : le revolver était là. Je le sortis, et le gardai à mon poing.

J’eus à me frayer un chemin dans les gorges de Hautelombe, puis je poursuivis ma route à travers la hêtraie de Chenonceaux. Sans hésiter, je pris le sentier de Plombs-la-Romaine, traversai le carrefour du Pendu, pour obliquer dans cette partie de la forêt qu’on appelait la Grande Noire à cause des sapins qui la faisaient plus sombre, et où, autrefois, nous allions couper des branches à la veille de Noël. Je passai à travers lieux et souvenirs me disant qu’il fallait bien, évidemment, qu’il y eût de tout sur le chemin du colombier de Léonie, puisqu’au fond ce chemin était le chemin de ma vie et qu’il était trop tard pour y changer quoi que ce fût.

Il devait être midi et la chaleur devenait étouffante, j’enlevai ma veste, ma cravate. Pendant un temps, je portai le veston sous mon bras, puis, m’avisant que je n’aurais plus besoin de veston désormais, je le jetai aux ronces. Il me suffisait de garder mon revolver, moi qui, sur la terre, n’était plus chargé que d’amener un revolver à l’endroit d’où jaillirait la balle, fin de la randonnée. Et cette pensée fit que s’infléchit la course que je suivais avec autant de détachement et de netteté qui si elle eût été tracée devant moi au tableau noir. Le colombier de Léonie ne m’apparaissait plus que comme un objectif accessoire, quelque chose comme le sommet de ma trajectoire, le point le plus élevé sans doute, mais non le plus essentiel qui est celui où la courbe rencontre le sol et où l’obus éclate… Ma course s’infléchissait, me ramenait maintenant vers la terre, vers ce qui était dans la terre, vers la tombe de Desbois-Santerre. Qu’importait le colombier de Léonie ! Tant pis si je n’étais point monté assez haut dans l’air pour le reconnaître au passage. Seul avait compté mon désir de l’atteindre, lequel m’avait permis de prendre assez de hauteur et de vitesse pour pouvoir maintenant retomber, implacable, sur le sol.

À distance, je reconnus enfin les sommets des grands saules qui marquaient l’emplacement de l’étang. Je quittai le sentier, et, en rampant, m’enfonçai sous le taillis. De temps à autre, je m’arrêtai pour prêter l’oreille : je reconnus, faible et lointain encore, le pépiement des oiseaux qui nichaient dans les joncs de l’étang. Une ronce m’égratigna au passage l’index de la main droite. Le trait de l’épine, suivant la base de la phalange, y laissait un cercle sanguinolent qui me parut être l’anneau passé à mon doigt par la mort, et je suçai le sang de l’égratignure, moins pour guérir que pour baiser cet anneau symbolique.

Dès qu’entre les jeunes feuilles vertes je vis briller la surface de l’étang, j’armai le revolver. Le sol faiblement spongieux faisait ma marche silencieuse. À peine si, de temps à autre, quelques grenouilles sautaient à l’eau. Assise sur une feuille, l’une d’elles me regarda au passage. Je rampais entre les tiges desséchées des glaïeuls et des iris. Le terrain restait ferme, mêlé d’une espèce d’herbe jaune, desséchée, qui ressemblait à du varech. Des moustiques ou des insectes bourdonnaient à mes oreilles. Je reconnus très bien le nid d’une poule d’eau qui couvait et que mon passage ne parut pas déranger. J’approchai : un bruit de voix me l’apprit. J’aperçus des couleurs voyantes qui ne pouvaient appartenir qu’à des personnages étrangers à la forêt. Je redoublai de précautions. Enfin, j’écartai les dernières tiges.

Il y avait là Hortense Bonfils que je voyais de face, et Marguerite Audivisier, de dos, légèrement tournée. Celle-ci tenait à la main une gerbe d’arums semblables à ceux que j’avais vus sur la tombe de Léonie Audivisier. « Oh ! La bonne petite fille », pensai-je, « on vient mettre des fleurs sur la tombe de sa maman, puis sur la tombe de son papa, et, pour ne pas faire de jaloux, on choisit le même bouquet. Attends un peu, je t’en foutrai, moi, des fleurs sur les tombes ! » À cette dernière pensée qui me vint à l’esprit avec l’intonation même que lui eût donné mon père, je fus saisi d’un accès de rire étouffé que j’eus toutes les peines du monde à refréner. Les muscles de mon ventre se tordaient, tellement je luttais pour empêcher le rire de me secouer.

— C’est là, disait Hortense Bonfils, à même la terre, nous n’avions rien emporté qui permît de faire un cercueil…

— Oui, fit Marguerite Audivisier.

Je reconnus son timbre de voix et, du même coup, le sang-froid me revint.

J’étais allongé sur le sol, dans la position idéale du tireur couché. Je passai à travers le rideau de joncs mon bras droit au bout duquel j’avais le revolver bien en main, j’appuyai le coude sur la terre, et, durant un instant, je commençai à viser le corps, quand, heureusement, je me repris, m’avisant que c’était à la tête qu’il fallait consommer la vengeance puisque c’était à la tête que mon père avait été atteint.

L’œil gauche fermé, ce que je voyais dans le champ restreint de mon œil droit accommodé sur le guidon du revolver, prenait un aspect étrange et un peu flou qui me faisait penser que j’avais mis l’œil au nombril de l’espace. Il était donc écrit que, dans toute l’étendue du monde, je devais choisir comme objectif, comme point de chute, ce que me révélait en ce moment mon œil : un tout petit rond dans lequel il y avait la boîte crânienne de Marguerite Audivisier recouverte d’un chapeau de paille dont le nœud de ruban blanc allait singulièrement faciliter ma tâche de tireur. Tel était donc le mille que, depuis plus de vingt ans, je cherchais à atteindre sans le savoir. Étrange sensation que celle d’être en face du but de sa destinée !

Toutes ces pensées se déroulèrent durant le temps que je mis à appuyer sur la détente.

Le coup de revolver déchira le voile de mon temple intérieur, si je puis dire. J’aspirai le bruit, l’air ébranlé, comme une brise de libération. C’était fait, j’avais vécu. Je bondis hors de ma cachette, comme pour rejoindre le cri qu’avait poussé Hortense, et qui se mêlait au battement d’ailes de tous les oiseaux de l’étang affolés par la détonation. Je bondis, et je poussai à mon tour mon cri : « Autrechose ! Autrechose ! »

Marguerite Audivisier était tombée sur le sol, sa main avait laissé échapper le bouquet de fleurs. Hortense s’était précipitée à genoux, essayant de la prendre dans ses bras. Je criai encore : « Autrechose ! » en regardant vaguement le cadavre. Puis j’eus un geste de la main droite, très désinvolte je dois le dire, et dont la désinvolture me plut fort : je levai cette main à hauteur de mon visage, tout en écartant les doigts pour jeter derrière moi le revolver. C’était le geste dont le peuple accompagne parfois l’exclamation : « À la gare ! » Je ne suis pas sûr que je n’aie pas dit : « À la gare ! » précisément, tant ce geste et la signification de cette exclamation s’identifiaient avec mon intention de rejeter derrière moi toute ma vie.

Je tournai le dos à l’étang, à la tombe de Desbois-Santerre, au cadavre de Marguerite Audivisier, à Hortense, à tout ce que j’avais pu être, et je ne pensais plus qu’à Autrechose dont ce coup de revolver final devait, j’en étais sûr, m’annoncer la venue. Et j’allais au-devant d’elle, je le pressentais, j’allais au-devant d’elle, car j’étais soulevé en ce moment par l’indicible impression de légèreté que seule me procurait son apparition prochaine. Je n’avais plus à porter le poids du revolver, le poids de mon hérédité, le poids de ma vie. Je n’avais plus besoin de regarder la terre à laquelle je n’appartenais plus. J’épousais la liberté, j’étais une chanson, je n’étais plus qu’une chanson. Et tout le long de mon chemin, comme ces conscrits qui vont sur les routes de la guerre et de la mort, je me chantais la chanson de Desbois-Santerre :

La p’tite Léonie

M’avait bien promis

De m’faire un tapis…

Je chantais comme jamais ne chantèrent tous les oiseaux de la forêt des Sept-Pies. Avais-je le visage et les mains déchirés ? La chemise en lambeaux ? Les cheveux mêlés à toutes les poussières et les boues du chemin ? Je ne m’en souciais pas. Rien ne comptait plus de ce qui touchait à mon corps. Au bout de tout cela, il y avait Autrechose. Comme j’arrivais en ville, mes yeux, qui depuis longtemps ne regardaient plus, tombèrent sur une façade haute en briques sévères. Au fronton du bâtiment, je lus, sous un drapeau tricolore, les mots : Gendarmerie Nationale. J’entrai, et me constituai prisonnier.

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