9 La bataille de Paris

La situation mondiale devenait dramatique. Le péril couru par l’espèce humaine n’était plus contesté par personne. L’heure était passée des vaines discussions. Si l’espèce humaine voulait vivre, elle devait faire preuve d’une cohésion, d’une résolution aussi grandes que celles témoignées par les mouches. Ce n’était pas un des côtés les moins curieux de la situation que de voir l’homme, habitué à se prendre pour mesure de l’univers, en venir à chercher sa règle de conduite dans l’exemple que lui donnait une autre espèce animale.

Le Japon avait succombé. Le fatalisme oriental, attribuant à une volonté supérieure l’accession des mouches à l’intelligence, s’était abandonné à l’invasion sans presque lutter : l’empereur et tous les dignitaires avaient fait hara-kiri devant le portrait de leurs ancêtres, offrant leurs intestins aux trompes de l’envahisseur. Tout le Nord du Canada était conquis par les insectes. En Europe, repoussant la résistance italienne, les mouches atteignaient avec allégresse la vallée du Pô, et le pape avait dû chercher refuge en Corse. La France, pourtant, se défendait encore pied à pied.

Magne, après s’être dépensé sans compter pendant les derniers mois, revint se fixer à Paris avec l’état-major de l’armée. Il fut décidé que les plus grands efforts seraient faits pour défendre et protéger la capitale. On devait remporter une victoire sous les murs de Paris, dans une ville moderne où tous les moyens de lutte pouvaient être immédiatement utilisés.

Non seulement chaque maison avait reçu ses grillages protecteurs, mais des quartiers entiers avaient été recouverts de toile métallique, tendue haut dans les airs, pour permettre à l’activité de la ville de se poursuivre en cas d’invasion. C’est ainsi que, sur les Champs-Élysées, un grillage était déployé d’un côté de l’avenue à l’autre, transformant la grande artère en une vaste cage. Du haut du Sacré-Cœur de Montmartre descendaient, en forme de parasol, des bandes de treillis dont la gigantesque cloche protégeait toute la Butte. De même, le Panthéon servait de hampe pour mettre à l’abri le Quartier Latin, et la tour Eiffel étendait un immense parapluie de protection sur le Trocadéro, l’École militaire et jusqu’au métro de Grenelle. Du haut des tours de Notre-Dame, les bandes de toile métallique, descendant jusque dans la Seine, protégeaient à la manière des voiles d’un berceau le cœur de la vieille cité. Vue d’avion, la capitale ressemblait à un immense garde-manger.

Sur tous les édifices, en plus des sirènes de la défense passive chargées d’avertir lors de l’arrivée des essaims, on avait placé des pulvérisateurs rotatifs de pétrole à haute pression, capables de projeter des flammes dans un rayon de deux cents mètres. Trois mille avions gobe-mouches avaient été répartis entre les aérodromes de grande banlieue et se tenaient parés à prendre l’air au premier signal. Des patrouilles de spécialistes circulaient constamment dans les rues, inspectant avec soin l’intérieur des cages et prêts à intervenir à la moindre mouche signalée. La nuit, les faisceaux des projecteurs interrogeaient sans arrêt les nuées. Dans le cas improbable où une mouche eût révélé sa présence fortuite dans un appartement, il eût suffi de composer au téléphone le numéro 21, dit Police-Mouche, pour qu’en moins de trois minutes arrivât une nuée d’inspecteurs pourvus des moyens de destruction les plus perfectionnés. Enfin, était prévu un système de désinfection, dit de grand secours, au moyen de gaz cyanogène distribué par les canalisations de gaz d’éclairage, et qui permettait de rendre irrespirable, même pour les mouches munies de masques, l’atmosphère des immeubles qu’elles auraient réussi à envahir. Il suffirait, avant de s’enfuir, d’ouvrir le compteur.

Si grande était la confiance inspirée par ces mesures que la capitale arrivait à poursuivre tant bien que mal son activité passée. « Elles ne passeront pas », disait-on, et, dans les grandes maisons de couture des Champs-Élysées, on pouvait voir, à l’abri du triple rideau métallique, défiler les dernières collections des plus élégants modèles de scaphandres antimouches.

Cependant, Orléans, Chartres, Fontainebleau, étaient tombées l’une après l’autre. Le château présidentiel de Rambouillet hébergeait déjà des myriades d’hôtes indésirables. Les lignes de défense refluaient vers la banlieue sud. On s’attendait d’un instant à l’autre à l’attaque de la capitale.

Elle se produisit à l’aube d’un merveilleux matin d’été. Paris s’éveillait dans les vapeurs légères qui montaient de la Seine. Les platanes verdissaient aux rives du canal de Charenton, les marronniers du Cours-la-Reine poussaient leurs fleurs innocentes, et, dans l’île de la Grande-Jatte, pervenches et primevères s’inclinaient côte à côte. Bien assise sur les boucles du fleuve, multipliant à l’infini ses niches humaines, la ville, orgueil de tant de siècles, perle offerte au cœur de l’Île-de-France, semblait se mirer dans la limpidité d’un ciel harmonieux et paisible. C’était un de ces matins d’été, un de ces premiers jours de soleil radieux, où le dormeur, soulevant sa paupière, sourit à la blanche clarté de la lumière et au bonheur de vivre, tandis que le travailleur de l’aube fait sonner son pas sur le pavé désert et siffle entre les façades la chanson de l’éveil.

Le poste de guetteurs installé au carrefour de la Vache-Noire, à Montrouge, signala le premier l’apparition du nuage suspect. Dix secondes plus tard, la défense passive abaissait à la préfecture la manette commandant les avertisseurs, et le long beuglement des sirènes s’étendit sur Paris comme une lave sonore. Le hurlement descendait de Montmartre et de Ménilmontant, passait sur l’Opéra, sous l’Arc de Triomphe, et, emporté par un léger vent d’est, allait se perdre, là-bas, sur Levallois. D’Aubervilliers, du Raincy, comme de Sèvres et de Villejuif, les sirènes reprenaient en écho la lugubre plainte qui, brassant et rebrassant les airs, allait chercher jusqu’au fond des alcôves les tympans des dormeurs. Il n’y eut qu’un cri : « Les voilà ! » Fébrilement, chacun revêtit son scaphandre et son masque antimouches.

Déjà, dans les airs, les escadrilles de la Défense prenaient leur formation de combat. Au troisième étage de la tour Eiffel, l’état-major de l’armée était à son poste. L’alerte sonnait dans les casernes. Chaque secteur de la ville fermait en hâte ses chicanes grillagées. Du sud, montait un gros nuage noir, à bords nets et bien découpés, tranchant sur l’azur. C’étaient elles ! Elles avançaient rapidement, sur un front de cinq kilomètres, survolant déjà les anciennes fortifications.

« Altitude, trois cents mètres », prévinrent les télémétreurs des postes d’observation.

Alors, prenant la bonne hauteur, les escadrilles d’avions, volant aile contre aile, se formèrent en lignes de cent appareils et chargèrent vers le sud.

À trois cents kilomètres à l’heure, la première ligne pénétra dans la purée noire. Une centaine de raies blanches, bien parallèles, apparurent dans le nuage, comme un gigantesque coup de peigne donné dans une chevelure sombre. Chaque avion, dévorant les mouches sur son passage, faisait le vide derrière lui, mais bientôt le nuage se reformait, les mouches serrant les rangs. La deuxième ligne d’avions entra à son tour dans l’adversaire, puis la troisième, la quatrième, et jusqu’à la dixième qui toutes formaient la première vague d’assaut. Ces coups de herse fantastiques semblèrent n’avoir d’autre effet que de faire s’abaisser jusqu’à cent mètres le nuage qui maintenant projetait son ombre sur toute la rive gauche.

« Nouveaux cumulus à cinq cents mètres d’altitude », signalèrent les avions de guet qui planaient à quatre mille mètres au-dessus de la mêlée.

De nouvelles escadrilles partirent alors d’Argenteuil et se mirent à balayer le ciel de la capitale d’ouest en est. L’air était maintenant empli du bourdonnement ininterrompu des moteurs. Tout le ciel se trouvait envahi, et une poudre noire, impalpable, faite de la cendre des milliards de mouches incinérées par les avions, commençait à descendre lentement sur les toits. Du sol, le spectacle était dramatique de cet océan de mouches déferlant par vagues successives, obscurcissant la lumière, et contre lequel les charges d’avions semblaient aussi inutiles que les coups donnés jadis par le roi des Perses à la mer.

Il s’agissait d’une attaque massive, les postes des banlieues signalaient tous les quarts d’heure l’arrivée de nouveaux essaims. Ils passaient et repassaient dans le ciel de Paris, faisant l’ombre ou la nuit, comme si un photographe géant eût joué avec les rideaux de sa verrière pour trouver le meilleur éclairage du visage à tirer en portrait. Paris restait calme sous la menace.

— La défense terrestre ne doit entrer en action que lorsque les essaims seront descendus à vingt mètres, rappela du haut de la tour l’état-major de l’armée.

De ce poste élevé, tout Paris disparaissait maintenant sous la mer des mouches. La direction des opérations passait aux chefs de secteurs. Du sol, on voyait s’abaisser de plus en plus la menace ailée. Il faisait sombre, comme par un jour de gros orage. Dans la masse noire, le fourmillement des ailes devenait presque visible à l’œil nu. Les mouches s’abaissaient lentement. « Ouvrez le feu ! » Alors, de toutes parts, les lance-flammes entrèrent en action. Mille, dix mille aigrettes de feu s’allumèrent sur les toits de Paris. On eût dit mille éclairs jaillissant d’un seul coup de mille paratonnerres, ou quelque 14 Juillet gigantesque embrasant subitement le faîte de tous les édifices. Les longs jets de pétrole faisaient le vide autour d’eux. On entendait crépiter les corps des mouches qui éclataient dans les flammes, comme si, par toute la ville, on se fût mis à taper sur des millions de machines à écrire. Ailes et pattes calcinées tombaient en couches épaisses sur les tamis protecteurs. Le puissant jet de la basilique de Montmartre, dit « la grande lance », qui faisait la roue à la fois dans le sens horizontal et le sens vertical, dégageait autour de lui un dôme de trente mille mètres cubes qui réussit le premier à percer les masses nuageuses. Le ciel bleu apparut de nouveau dans la trouée, et un rayon de soleil tomba sur le Sacré-Cœur qui se mit à briller dans toute sa blancheur.

Était-ce l’arc-en-ciel après l’orage ? la colombe après le noir déluge ? Les mouches tourbillonnaient, surprises par la dureté de l’accueil. Partout, les parasols de feu semblaient se joindre, sans laisser de place pour l’atterrissage. La Ville lumière était devenue la ville de feu, le four crématoire de l’espèce mouche. Les flammes qui jadis consumèrent Sodome et Gomorrhe protégeaient aujourd’hui la moderne Babylone. Et par milliards volaient à travers les airs les étincelles des corps de mouches en ignition, comme si toutes les fusées de tous les feux d’artifice du monde fussent retombées du ciel, comme si toutes les étoiles filantes de l’espace se fussent donné rendez-vous sur Paris.

Pourtant, un accident se produisit dans le 8e arrondissement, où le pétrole manqua brusquement aux pulvérisateurs. Un trou noir dut s’ouvrir dans le dôme de feu qui protégeait la ville. Aussitôt, les mouches s’y accumulèrent. Elles voulurent selon leur tactique favorite passer à l’atterrissage, mais rencontrèrent alors le grillage protecteur tendu sur les Champs-Élysées. De l’avenue, on les voyait grouiller sur le tamis, cherchant en vain un passage à travers les mailles. Ce spectacle était horrible. Bientôt, la quantité de mouches posées sur le grillage, seul point d’atterrissage possible sur Paris, augmentant sans cesse, l’obscurité fut complète dans le quartier, et il fallut allumer les grands lampadaires de l’avenue. La pensée que le voile noir qui faisait ainsi la nuit en plein jour était fait de milliards et de milliards de mouches, et qu’on se trouvait enseveli vivant sous l’épaisseur de ces répugnants insectes, cette pensée soulevait le cœur des spectateurs involontaires de la scène. Mais quand, sous le poids des mouches, le grillage protecteur céda entre les numéros 80 et 120 de l’avenue, et que des tonnes de mouches furent précipitées au sol, un cri d’horreur sortit de toutes les poitrines : les mouches avaient forcé les barrages, elles allaient prendre pied au cœur de Paris, rien ne pourrait les empêcher de remonter l’avenue, de passer sous l’Arc de Triomphe !

La préfecture de police avait cependant prévu le cas. En réserve dans l’avenue de Wagram, se tenaient deux douzaines de puissants chasse-neige, du type super-mountain, spécialement importés d’Amérique. Les chasse-neige s’ébranlèrent et descendirent à toute vitesse dans la purée noire encore tout étourdie par la chute. Ah ! ce fut un beau spectacle ! Aspirées comme de vulgaires flocons de neige par les puissants ventilateurs, les mouches étaient rejetées contre les façades des Champs-Élysées où elles se fracassaient. Chaque chasse-neige s’avançait, précédé d’une vaste auréole noire d’insectes qui, cul par-dessus tête, allaient donner contre la pierre des immeubles. En quelques minutes, la place fut nette. Seules les façades de l’élégante avenue, du Lido à l’hôtel Astoria, restèrent dégoûtantes de sanie, constellées de corps écrasés, de débris d’ailes et de pattes.

Cependant, le reste des essaims décimés reprenait de l’altitude. Peu à peu le ciel retrouvait sa couleur, et les nuages de mouches s’enfuyaient vers le sud, battant visiblement en retraite. À trois reprises, les avions gobe-mouches donnèrent encore un coup de herse dans le ciel de la capitale. À midi, l’azur avait retrouvé sa netteté, l’attaque des mouches contre Paris avait manqué.

L’annonce du succès vola bientôt vers les capitales lointaines, réchauffant les ardeurs défaillantes. Le général commandant en chef publiait son ordre du jour :

La bataille de Paris s’achève par une incontestable victoire. L’ennemi bat en retraite sur Gif et Bourg-la-Reine. Notre aviation lui donne la chasse, sans perdre contact avec son arrière-garde. L’humanité peut être fière de ses armées. L’homme n’a point encore dit son dernier mot sur cette planète.

Ici se révéla une des grandes différences entre l’intelligence des mouches et celle des hommes. Après avoir perdu une bataille pareille, il n’est pas un général humain qui n’eût battu en retraite. Le général des mouches, si toutefois il existait, se contenta de faire regagner à ses troupes leur ligne de départ, et ne manifesta aucune intention de s’en aller. Le moral, cette chose si importante chez les hommes, ne sembla nullement abattu chez les mouches, pour la bonne raison qu’elles n’avaient probablement aucun moral.

Leurs pertes avaient pourtant été considérables. À l’épaisseur de la couche de cendres que les balayeuses municipales eurent à évacuer dans les rues de Paris, on évalua ces pertes à plus d’un million de tonnes. Du côté des hommes, la victoire avait été assez chèrement acquise. En banlieue, on comptait bien des victimes. Mais dans l’ensemble la situation était satisfaisante, et c’est en partageant l’allégresse générale que Magne rentrait chez lui, au soir de ce grand jour.

Micheline l’attendait. Elle avait refusé d’être évacuée dans le Nord, ne voulant pas, après tant de mois de séparation, abandonner son mari quand les événements le ramenaient près d’elle. Magne n’avait pas été toutefois sans remarquer qu’un certain vague, une certaine tristesse voilait parfois le regard de ses yeux bleus. Elle, jadis si vive, si jaillissante de paroles, restait souvent silencieuse. Était-ce seulement l’inquiétude de l’avenir ? En ce soir où Magne rentrait plein de confiance, elle l’accueillit sans joie.

— J’ai peur…, commença-t-elle. (Et comme Magne s’efforçait de la rassurer :) J’ai peur que tu ne m’aimes plus, précisa-t-elle.

Magne se récriait, elle reprit :

— Jamais nous n’avons pu être ensemble, longtemps, comme des gens qui s’aiment. Entre nous, il y a toujours eu ton travail, et tout ce grand cauchemar dans lequel nous vivons encore… Tu ne m’as jamais aimée que lorsque tu n’avais rien à faire. Je me demande quelquefois si tu as besoin de moi pour vivre ? Alors je ne sers à rien, je me sens seule, si seule, c’est atroce…

Magne comprenait assez mal ces reproches. Il mettait la nervosité de Micheline sur le compte des événements de la journée.

Il lui parla doucement, longuement, comme on console un enfant malade. Il se montrait assez maladroit dans cette nouvelle tâche, sa science psychologique se bornant à celle qu’il avait acquise avec les mouches. Maintenant encore, Micheline ne lui faisait pas tant l’effet d’une femme un peu trop délaissée que d’un pauvre animal dont l’air languissant lui rappelait les insectes privés de liberté. Mais de quoi était-elle privée ? Il lui dit combien, dans sa pensée, elle était associée, avait toujours été associée à ses travaux, que c’était pour elle, pour la défendre, qu’il se dépensait. Elle secouait la tête, pleurant doucement, ne semblant pas l’entendre, l’esprit buté sur ces mots qu’elle répétait à voix basse : « Seule, toujours seule… »

Il l’allongea doucement sur son lit, borda la moustiquaire autour d’elle, et, comme elle paraissait plus calme, presque endormie, lui-même se coucha dans le lit jumeau, et éteignit la lumière.

Il réfléchissait dans l’ombre à la scène qu’ils venaient d’avoir ensemble, vaguement inquiet, quand il lui sembla entendre un bourdonnement. Il prêta l’oreille. Une mouche dans la chambre, c’était impossible. Tout était grillagé, calfeutré. Le bourdonnement reprit. Il alluma.

À travers le tulle, il voyait mal, il écarta l’étoffe. Instantanément, du cadran de la pendule où elle s’était posée, une mouche vola vers lui. Il n’eut que le temps de se rejeter à l’abri de la moustiquaire.

— Qu’y a-t-il ? demanda Micheline éveillée par la lumière.

— Rien, ne t’inquiète pas, répondit Magne.

À tâtons, il prenait sur la table de nuit son lance-flammes portatif, et, quand il vit la mouche marcher sur la moustiquaire en cherchant une ouverture, il fit feu de l’intérieur, comme un gangster à travers la poche de son veston. Le tulle s’enflamma d’un seul coup, la mouche manquée s’envola au plafond. Micheline poussa un cri de frayeur.

— Du calme, fit Magne. Ne bouge pas, ma chérie. Je crois qu’une mouche est entrée dans la chambre.

Il était maintenant à découvert pour lutter. La mouche l’observait du plafond, guettant le moment favorable. Magne, qui ne la quittait pas des yeux, la vit enlever fort posément son petit tricot de laine qui tomba sur le plancher.

— Ah ! ah ! voici l’heure du combat singulier, marmotta-t-il entre ses dents.

Lui, n’avait pas besoin de tomber la veste, il était en pyjama. Que c’était à lui-même que la mouche en avait, il n’en pouvait douter. Son odorat l’avait probablement conduite vers les autres mouches prisonnières dans les bocaux du laboratoire, et elle s’en prenait au geôlier en chef de la captivité de ses compagnes. Appeler la police, Magne n’y songeait pas. Lui aussi tenait à un règlement de comptes avec l’adversaire. Il lui semblait qu’il allait se venger sur la mouche des tourments que ses compagnes avaient infligés à Micheline.

Trois fois la mouche s’élança, trois fois il la manqua. Au quatrième assaut, le coup de lance-flammes mal dirigé vint brûler le fil électrique, les plombs sautèrent, et la lumière s’éteignit.

Micheline hurla de frayeur. La situation devenait grave.

— Surtout, ne bouge pas, ne quitte pas la moustiquaire, recommanda Magne.

Il alluma son briquet, le posa sur la cheminée. Cette maigre lumière lui permettait de voir un peu autour de lui, mais ne perçait pas les ombres de la pièce où s’était réfugié l’insecte.

— Je l’entends, je l’entends ! cria soudain Micheline. (Et reprenant sa plainte :) Tu vois, nous ne sommes même plus ensemble, ici, chez nous… Il faut toujours qu’elles nous séparent… Ah ! j’en ai assez ! Qu’elles me tuent, qu’elles me tuent, et que ce soit fini. Moi, moi, mais pas toi…

Perdant la tête, elle bondit hors de son lit, et vint en robe de nuit se blottir contre Magne. D’une main, il lui entoura les épaules, pour l’entraîner dans un coin de la chambre et n’être pas pris à revers, de l’autre main, il tenait le lance-flammes braqué vers les ombres.

La mouche apparut brusquement à sa gauche. Gêné par Micheline, et rendu nerveux par l’émotion, il la manqua encore et mit le feu aux rideaux qui commencèrent à flamber en dégageant une épaisse fumée. Les hurlements de Micheline n’avaient plus rien d’humain.

— Vous me l’aviez déjà pris, criait-elle, mais vous ne l’aurez pas cette fois-ci, chez moi, je le garde, je le garde !

Elle s’agrippait au pyjama de Magne, et ses mains lui entraient dans la chair. La fumée s’épaississait dans le maigre halo de la lumière du briquet. La position allait rapidement devenir intenable. Magne prit l’offensive, et, faisant fonctionner sans arrêt la flamme de son arme, il marcha vers la mouche. Repoussant brusquement Micheline dont l’étreinte le paralysait, et qui tomba sur le tapis, il fit un bond en avant, accompagné d’un brusque moulinet du poignet : un point brillant dans la flamme lui montra que, cette fois, il avait réussi à griller l’adversaire.

Micheline se roulait à terre.

— Il m’a jetée, jetée…, hurlait-elle.

La crise nerveuse ne faisait plus de doute, exaspérée encore par la scène dramatique. En vain Magne essaya-t-il de saisir la désespérée, elle le repoussait sauvagement, ne le reconnaissant plus. Il dut appeler un médecin. Les deux hommes se regardèrent.

— Peut-être un très long repos, murmura le docteur. Il n’avait pas à apprendre à Magne que les mouches exerçaient aussi leurs ravages sans piquer. Que l’esprit de la pauvre Micheline n’ait pas résisté à la tension de ces derniers jours, Magne se refusait cependant à le croire. Toute la nuit, il tenta en vain d’apaiser la malade.

À l’aube, il résolut de l’emmener lui-même loin dans le Nord, plus loin peut-être. L’immensité du chagrin brisait en lui tout ressort. Les mouches l’avaient vaincu. Il ne souhaitait plus que se consacrer à l’infortunée victime, du sort tragique de laquelle il s’estimait en partie responsable. Aussi bien lui assura-t-on que sa présence n’était pas pour l’instant nécessaire au quartier général où l’on pensait dominer la situation. Il partit.

L’optimisme des états-majors semblait, en effet, être justifié par l’absence de retour offensif de l’ennemi. La vie de la capitale se poursuivait. Le ravitaillement s’opérait librement par les routes du nord. Postes, transports en commun fonctionnaient comme par le passé. Le Parlement siégeait. L’Académie française continuait à consacrer ses séances aux travaux du dictionnaire. Tous les grands services étaient de la sorte assurés.

C’est ainsi que, quelques jours après la grande bataille, une équipe de la CPDE, pour procéder à la réparation d’un câble souterrain, installait comme en temps de paix sa petite voiture le long du trottoir de l’avenue Victor-Hugo. Les hommes enfilèrent leurs bottes de caoutchouc et dressèrent la légère barrière métallique qui empêche le passant distrait de piquer une tête dans le trou ouvert sur le trottoir. Puis un des équipiers saisit un pied-de-biche et se mit en devoir de soulever la plaque dégoût. Aussitôt, dense comme un jet de pompe à incendie, jaillit des entrailles du sol un flot ininterrompu de mouches. Aveuglés, épouvantés, les électriciens s’enfuirent. Les passants affolés se précipitèrent dans les rues latérales. Police-Mouche fut alertée, puis la défense mobile, mais déjà tout le quartier de l’Étoile, pris à revers sous le tamis protecteur, n’était plus qu’une immense cage à mouches. La panique régnait dans les rues. L’alerte générale fut donnée. Mais la même manœuvre des insectes était en train de réussir au Champ-de-Mars et au parc Monceau.

Impuissantes à remporter la victoire dans les airs, les mouches avaient eu recours à la ruse. Renouvelant l’exploit des guerres antiques, elles s’étaient glissées de nuit, par petits paquets, dans les égouts collecteurs, dont les orifices sur les berges de la Seine se trouvaient malheureusement découverts par suite de la sécheresse de la saison. De là, cheminant sous terre, où nul ne les guettait, et dans une atmosphère qui, certes, ne pouvait leur déplaire, elles s’étaient silencieusement massées dans les boyaux, prêtes à jaillir à la première occasion. Maintenant, c’était en dix, vingt endroits qu’elles sortaient du sous-sol de la capitale. En vain les sirènes faisaient-elles retentir le hurlement d’alarme, en vain les pompiers masqués s’efforçaient-ils de parvenir aux points d’invasion, les essaims vainqueurs, s’emparant des rues, faisaient le vide devant eux. Les mouches descendaient les avenues, bourdonnant au-devant des fenêtres grillagées derrière lesquelles les hommes terrorisés les regardaient passer sans plus oser sortir.

L’apparition de la première mouche, d’une seule mouche, à la station de métro République, provoqua une panique où six cents personnes furent étouffées, et plus de mille électrocutées. Bientôt, toutes les lignes souterraines furent envahies et permirent malheureusement la diffusion des insectes dans tous les quartiers. Toute circulation sur terre ou sous terre devint impossible. Des cadavres jonchaient déjà les pentes de Montparnasse. De courageux citoyens, la lampe à souder au poing, essayèrent de tenir tête aux assaillantes. Des corps à corps tragiques s’engageaient dans le crépuscule. Certains, atteints de folie, comme des taureaux piqués sous la queue par un taon, se ruaient droit devant eux, la torche à la main, brûlant indifféremment hommes et mouches. Il fallut les abattre à coups de revolver. Entre-temps, débouchant du gros égout collecteur qui courait sous le Châtelet, les mouches envahissaient les sous-sols des Halles, et se jouant parmi le bétail égorgé et les piles de choux-fleurs, elles rejoignaient, à travers le quartier du Marais, le gros des bataillons ennemis qui arrivait par la Bièvre souterraine. L’immense vaisseau de l’Opéra, attaqué par le flot d’insectes montant de ses caves, retentissait des hurlements poussés par les chœurs de Faust qu’on répétait ce soir-là, et les mouches, poursuivant d’étage en étage clarinettistes, ténors et petits rats, parvenaient jusqu’à la lyre d’Apollon dont le bronze enfin résistait à leurs dards. Partout, la surprise était complète. Les catacombes dégorgeaient des essaims qui, mis en joie par les collections de tibias, faisaient la chasse aux hommes autour du lion de Belfort. Tout le Paris souterrain suait de partout les mouches. Pas une grille d’aération, pas un soupirail, pas une entrée d’égout qui ne suintât d’insectes. Il en semblait sortir des grilles mêmes des marronniers !

Remontant le long des canalisations particulières, les mouches ne tardèrent pas à émerger dans les appartements mêmes, qui dans la salle de bains, qui dans les W.-C., qui sur l’évier de la cuisine. Les ménagères affolées virent soudain une nuée de mouches tournoyer autour du gigot familial. La dame à sa toilette, le vieillard dans le buen-retire, nul, derrière les plus épais grillages, qui ne fût à l’abri. L’attaque à revers avait réussi, et les mouches s’acharnaient sur la capitale comme si elles avaient vu dans cette grosse tache veinée de lignes de métropolitain l’œil sensible ouvert au milieu du visage de la France.

Le vent de la défaite se leva sur les rives de la Seine. En une seule soirée, plus de cent mille personnes furent atteintes par les piqûres empoisonnées. Aucun service ne pouvait plus fonctionner, l’exode commença dans le plus grand désordre. Les ambulances ne suffisaient plus à la tâche. Les malades agonisaient à l’endroit où les avait saisis le mal. Vu leur nombre, on ne parvenait pas même à faire enlever les cadavres qui restaient en travers des chaussées. Pour fuir plus vite, les camions, emmenant leur chargement de survivants horrifiés, passaient sans se détourner par-dessus ces funèbres obstacles. C’était l’adieu des morts que ces secousses brutales qui renversaient pêle-mêle les vivants en fuite. Des bandes de pilleurs d’immeubles opéraient sans contrainte, rançonnaient les fugitifs. Des bagarres éclataient pour la possession des scaphandres intacts. La vie humaine devenait l’objet le moins précieux de la planète.

Sur la Seine, les cadavres descendaient sans arrêt, au fil de l’eau, chargés, comme autant de radeaux, de mouches avides qui suçaient jusqu’au bout le sang de leurs victimes. À hauteur des barrages d’aval, il se forma sur le fleuve une couche si épaisse de noyés que les poissons eux-mêmes en crevèrent, et vinrent offrir à leur tour leurs flancs argentés aux dards des envahisseurs. Les mouches accouraient maintenant par la voie des airs, plus nombreuses que jamais, se ruant sur la capitale encore chaude, éventrée comme une biche, pour avoir leur part de festin.

Avant l’évacuation finale, le gouverneur militaire, Michel-Péquin, avait ordonné, tel Rostopchine, de mettre le feu à la ville. Déjà l’incendie tordait en vingt endroits ses colonnes noires dans le ciel de la capitale abandonnée, quand éclata un orage d’été, suivi d’une pluie diluvienne qui éteignit les foyers. Tout naturellement, les mouches se mirent à l’abri aux places laissées vides par les hommes. Elles s’entassèrent dans la nef de Notre-Dame, dans le palais de l’Élysée, dans les vespasiennes, dans le musée du Louvre, laissant tomber la pluie sur les toits silencieux et déserts. Assurées de la victoire, elles avaient jusqu’à cet air morne des vainqueurs.

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