4 De la Santé à l’Académie

La nouvelle de l’abandon de l’Indochine secoua d’indignation la France entière. De la métropole, il était malaisé de juger sainement les événements. Interpellé avec une violence sans précédent par une opposition délirante, le ministre des Colonies dut donner sa démission, qui entraîna la chute du cabinet. Le nouveau gouvernement promit dans la déclaration ministérielle d’agir sans faiblesse et de reprendre énergiquement en main l’affaire de l’Indochine. Le résultat de ces bouleversements politiques fut qu’à l’arrivée du D’Artagnan à Marseille, tous les passagers de l’Indochine, ex-gouverneur général en tête, furent arrêtés sous les huées de la foule, et transférés à Paris pour être incarcérés à la prison de la Santé en attendant leur comparution devant une commission d’enquête.

Quand Carnassier et Magne, qui avaient suivi le sort du lot, se retrouvèrent derrière les barreaux d’une cellule, ils commencèrent par en rire. Mais avec les jours leur humeur s’altéra.

— La bêtise des hommes n’est dépassée que par leur ingratitude ! s’écriait Carnassier. Plus on est bon avec ces animaux, plus ils vous en veulent. Ils pourraient tous crever de la peste que je ne lèverais plus le petit doigt en leur faveur. Je vous demande un peu, nous acceptons de nous rendre là-bas, nous risquons mille fois de finir sur un grabat au milieu de nos déjections, et pour toute récompense on nous embastille comme au temps des lettres de cachet !

Magne, qui, après la misère, la faim, le spectacle de la mort, connaissait maintenant la prison, et faisait ainsi petit à petit l’expérience des choses de la vie, restait plus calme. Mais à force de contempler le ciel bleu pâle de Paris à travers les grilles de sa cellule, il voyait les yeux de Micheline Parturier reprendre la première place en ses pensées. Dans l’inaction de sa vie de prisonnier, il se remémorait sans fin les souvenirs de cette pauvre aventure qui représentait dans sa vie la seule rencontre avec l’amour. Et, pour pouvoir reprendre sans tarder sa faction sur la place Saint-Sulpice, il eût donné d’un cœur léger tout l’Empire colonial français. L’âme des savants a de ces naïvetés dont il ne faut pas trop sourire, car elles sont l’image sur le plan sentimental de cette pureté de regard qui leur vaut dans l’ordre de l’intelligence leurs plus belles découvertes.

Devant la commission d’enquête, les prisonniers se disculpèrent aisément. La peur de l’opinion publique n’aurait cependant pas permis qu’on les relâchât avant que l’affaire fût un peu oubliée, si les mouches auxquelles ils devaient d’avoir été mis en prison ne les en avaient bientôt tirés d’une façon qui, pour être indirecte, n’en fut pas moins décisive.

En effet, tandis que l’Occident, suivant la vieille routine, cherchait les responsabilités et les coupables, en Orient les insectes ignorants des frontières passaient de la péninsule indochinoise dans la vallée du Gange. Cette nouvelle extension du fléau retint sérieusement l’attention mondiale. Partout on se mit à suivre avec un intérêt passionné les préparatifs que faisait le gouvernement de Sa Majesté le roi d’Angleterre, empereur des Indes, pour lutter contre l’invasion.

Que la France, dans son insouciance démocratique et républicaine, avec son hygiène marquée au sceau de l’incurie méditerranéenne se fût laissée surprendre, rien là que de normal aux yeux des observateurs internationaux, mais avec l’Empire britannique, sa vieille tradition coloniale, ses ressources illimitées et sa ténacité léonine, les choses allaient prendre une autre tournure.

La constitution d’une armée de l’air sanitaire, la mobilisation des Sikhs, l’envoi de la Home Fleet dans le golfe du Bengale, le départ de douze régiments de nurses anglo-saxonnes commandées par des membres de la Royal Academy of Medicine inspirèrent une solide confiance. L’envoi de douze mille tonnes de médicaments transportés par priorité sur les paquebots de la Peninsular, la formation d’un millier d’ambulances motorisées, l’équipement des lanciers du Bengale en détachements incendiaires, la désinfection de la route des Indes, et jusqu’à la recommandation de prières publiques par l’évêque de Bradford, vinrent témoigner de l’universalité des efforts entrepris dans toutes les directions, avec une admirable unité de vues, pour défendre le plus beau joyau de la couronne de l’empire. L’humour même se mit de la partie : dans une lettre au Times, George-Bernard Shaw proposa la constitution de régiments d’araignées qu’une longue tradition, disait-il, doit rendre plus aptes que les hommes à la lutte contre les mouches.

Ces mesures énergiques rassurèrent l’univers. La stupéfaction n’en fut que plus grande quand on apprit, deux mois après l’apparition des premières mouches dans le delta du Gange, que lord Camel, vice-roi des Indes, devait, haut-de-forme gris perle en tête, abandonner son palais et se réfugier dans l’île de Ceylan comme un vulgaire gouverneur général, fonctionnaire de la République française. Profitant de la mousson, des légions infinies de mouches dévastatrices s’étaient abattues avec une rapidité surprenante d’un bout à l’autre de la péninsule tout entière.

Justice fut alors rendue dans leur propre pays aux coloniaux de la Troisième République. On reconnut enfin qu’ils avaient fait de leur mieux, et que le fléau n’était peut-être pas de ceux qu’il était aisé de combattre. Le professeur Carnassier et son assistant Magne furent extraits de leur cellule à la Santé. À titre de réparation, l’Académie des Sciences élut, à l’unanimité moins deux voix, Carnassier au nombre de ses membres.

Ayant atteint ses objectifs, le savant professeur retrouva sa sérénité et accepta un peu partout d’aller dîner en ville. C’était l’homme du jour : il abondait en histoires plaisantes qui donnaient le frisson. Quant à Magne l’obscur, rendu à la liberté, il ne demanda pas de compensations honorifiques, mais se rendit droit à Saint-Sulpice. Retrouver parmi les chaisières de la vénérable église la tante de Micheline, telle était pour l’instant sa seule ambition.

Lorsque, les genoux tremblants, il s’avança dans la nef, on célébrait un office. Il se glissa entre les prie-Dieu et attendit. Enfin, il vit apparaître entre les rangs clairsemés des fidèles une vieille femme voûtée, la paume pleine de sous. Il la regarda avec émotion s’avancer : que sur ce pauvre visage, sur ces bandeaux blancs où se posaient ses regards se fussent aussi posés les regards de Micheline lui paraissait merveilleux.

— Madame, je voudrais vous parler, lui souffla-t-il à voix basse.

Elle ne parut pas entendre, il répéta sa phrase. Elle fit un geste et il comprit qu’elle était sourde. Mais elle, devinant son intention, le prit légèrement par le bras et le conduisit à la sacristie.

Un grand moine en robe brune était penché sur un tiroir empli d’ornements d’église. C’était un Père franciscain, au regard noir derrière des lunettes cerclées de fer. La chaisière fit un signe, le Père s’avança vers Magne.

— Madame est ma mère. Son infirmité ne lui permet pas de vous entendre. Elle croit comprendre que vous désirez quelque chose…

Magne balbutia :

— Mon Père, c’est-à-dire… (Cette complication inattendue le privait de ses moyens.) Il est bien délicat, ici, en cet endroit… continua-t-il. Enfin, je voulais demander à madame si elle n’était pas la tante de Mlle Parturier ?

Le Père fronça les sourcils.

— En effet, fit-il. Mais à quel propos ?

L’embarras de Magne ne fit que croître. Son histoire était vraiment impossible à expliquer de but en blanc à cet ecclésiastique.

— Revenez me voir ce soir à notre siège provincial, rue de Vaugirard. Vous demanderez le Père Vandelle, dit alors le franciscain, avant de le congédier d’un léger signe de la main.

Le soir, Magne était résolu à jouer son va-tout. Dans un coin du parloir, il y alla comme à confesse, emmêlant toute l’histoire des mouches et celle de son intrigue. Le Père Vandelle restait muet dans l’ombre. Quand Magne eut fini, il toussa légèrement.

— Écoutez, mon enfant, tout ce que je puis vous dire est que ma trop jeune cousine n’est plus à Paris. Elle est placée en province, loin, assez loin d’ici. Mais j’aurais plaisir à causer avec vous. Ce que vous m’avez dit de vos travaux scientifiques m’intéresse. Revenez me voir, si vous voulez.

C’est à ce très maigre espoir qu’eut dès lors à s’accrocher la vie sentimentale de Magne.

Cependant, la planète tout entière était secouée de sa torpeur ordinaire par les événements qui venaient de se dérouler. Pour retrouver un fait historique équivalant en importance à l’évacuation des Indes, il fallait remonter au Moyen Âge, aux Arabes ou à l’invasion des Huns. Toute l’Europe avait les yeux tournés vers l’Asie. L’Amérique elle-même commençait à s’occuper de ce qui se passait dans une autre partie du monde que la sienne. On dit que la plus forte somme qui fût jamais payée à un journaliste fut obtenue par Walt Disney pour son sensationnel reportage sur l’épidémie de Calcutta où il s’était trouvé en touriste… Soulignant le côté humoristique, dû à la présence des mouches, dans les malheurs qui s’abattaient sur la pauvre humanité, il en avait fait une sorte de dessin animé à l’échelle de l’univers, dont le public américain, nouveau Figaro, ne savait plus s’il devait rire ou pleurer.

Avec plus de sérieux dans les intentions, la commission d’hygiène de la Société des Nations convoqua les entomologistes du monde entier à un congrès au bord du lac de Genève. La principale question qui y fut agitée, révéla combien feu Deferre avait l’âme d’un entomologiste. Tous ces graves personnages ne trouvèrent rien de mieux que de disputer sans fin pour savoir si la mouche, cause du fléau, devait être classée parmi les Stomoxes ou parmi les Muscidés. La majorité penchait pour les Stomoxes, mais en faisant valoir que l’opinion publique ne désignerait jamais la mouche autrement que sous son nom de mouche, il fut finalement décidé, après deux mois d’efforts, que l’on baptiserait l’insecte du nom nouveau de Musca errabunda.

Carnassier, délégué de la France, n’avait heureusement pas perdu son temps : délaissant le congrès pour la section financière, il en avait obtenu une importante subvention pour la création à Paris d’un laboratoire international spécialisé dans la recherche des moyens de destruction de la Musca errabunda. C’est ainsi que Magne devint sous-directeur de ce laboratoire, installé à la Plaine-Saint-Denis, à des appointements en francs suisses qui laissaient loin dans l’ombre les quatre cents francs flottants de ses débuts.

Le travail commença sans tarder. Plus de deux cents jeunes savants furent embauchés, et le vent de la jeunesse agita les diverses branches de l’entomologie.

— Les circonstances sont pour vous, disait le vieux routier de Carnassier à ses collaborateurs. L’entomologiste, jusqu’à présent voué à une vie obscure, peut maintenant espérer connaître les succès d’un Alexandre ou d’un Napoléon, et voir se substituer à la renommée tardive et poussiéreuse des hommes de science, la gloire militaire et sonore des hommes d’action. Celui d’entre vous qui découvrira le moyen de nous débarrasser de la Musca errabunda, le monde entier se jettera à ses pieds !

Ayant ainsi réchauffé l’enthousiasme de ses troupes, il passait à des considérations plus précises :

— Les insectes, rappelait-il, sont bien plus anciens que l’espèce humaine sur la Terre. Ils s’y trouvent depuis quarante millions d’années, depuis le Carbonifère, alors que nous y sommes à peine depuis cinq cent mille ans. Dans la lutte actuelle, les véritables intrus, c’est nous. La très grande ancienneté des insectes fait qu’ils ont connu l’ère des grands cataclysmes géologiques. Ils sont déjà passés à travers les périls gigantesques des époques disparues. Dès lors, nous ne devons pas attendre un résultat favorable des petits moyens physiques ou chimiques de destruction que nous pouvons mettre en œuvre. Là où les immenses bouleversements de la planète ont été inefficaces, que serait l’explosion d’un obus, fût-il de 420 ? Mais la nature nous enseigne le moyen de limiter le nombre des individus de chaque espèce vivante : elle suscite contre eux une espèce rivale. J’ignore si, dans les desseins de la nature, la lutte actuelle entre l’homme et la mouche n’est pas une application de ce grand principe. Mais laissons l’homme de côté. Ce qu’il faut, c’est trouver une espèce vivante qui pourra mener à notre place le combat contre les muscidés…

Les services du laboratoire furent alors divisés en sections chargées d’inventorier toutes les branches de la zoologie, depuis le tapir et l’oiseau-mouche, en passant par la libellule qui dévore ses quarante mouches à l’heure, jusqu’aux microbes et inframicrobes, lesquels, convenablement sollicités, communiqueraient peut-être à leur tour à la Musca errabunda une maladie infectieuse dont elle ne réchapperait pas.

Magne, tout sous-directeur qu’il fût, ne partageait point les idées de son patron. Ayant conquis ses grades sur le champ de bataille, il pouvait faire bande à part dans l’équipe des chercheurs.

— Au fond, disait-il, nous ne savons rien des insectes et en particulier des mouches. Tout ce qu’on en dit ne va pas plus loin qu’une description de caractères extérieurs, qui est aussi loin de pénétrer dans les secrets de l’instinct que l’anatomie est loin de la physiologie. Avant toute chose, il faut observer en détail les mouches, non pas comme un humain qui fait des expériences pour le plus grand profit de sa science personnelle, mais comme l’une d’entre elles, vivant avec elles.

Et il en revenait toujours à sa vieille idée, celle d’une mutation d’instinct. Mais il fallait trouver des expériences permettant de la déceler.

Pendant ce temps, ignorantes de ce qui pouvait se tramer contre elles dans le laboratoire de la Plaine-Saint-Denis, les mouches ne restaient pas inactives. Sur l’immense charnier de l’Inde pratiquement abandonnée avec trois cent millions de cadavres, la prolifération avait beau jeu. Débordant l’Afghanistan et le Béloutchistan, les premiers essaims migrateurs atteignaient la Perse.

Ce malheureux pays n’était guère armé pour lutter contre l’invasion. Divers moyens de défense furent essayés de façon sporadique. Des réseaux électrifiés, reliés à des émetteurs d’ondes courtes, avaient constitué des manières de phares attractifs pour certains papillons de nuit et moustiques. On les mit en œuvre contre les mouches, mais sans succès. L’aménagement de larges nappes de miel ou de résine ne donna pas de meilleurs résultats, et sembla même constituer moins des pièges que des postes de ravitaillement pour les insectes. Il était remarquable que les mouches, après s’être posées sur le miel, arrivassent à s’en tirer les pattes et reprendre leur vol. L’aspersion des essaims posés sur les villages à l’aide de produits arsénieux pulvérisés par des avions spécialement équipés, fut d’un meilleur rendement, mais empoisonnait du même coup les habitants qui n’avaient pu s’enfuir devant l’invasion ailée. La protection par barrages de feux s’avéra, comme partout, insuffisante : les essaims s’élevaient à l’approche des flammes, et attendaient pour se reposer que les cendres de la brousse fussent refroidies. Ne trouvant plus de nourriture dans les régions incendiées, les insectes en accéléraient même leur progression vers les régions indemnes.

La tactique générale des mouches, s’il y avait tactique de leur part, reproduisait celle des débuts du fléau. Les épidémies se déclenchaient dans la région qui allait être envahie, en même temps qu’augmentait le nombre des mouches. Puis les premiers essaims apparaissaient pour se poser sur tous les lieux habités. Les quelques habitants qui avaient tenté de résister ne pouvaient supporter la présence de ce voile noir et grouillant, et s’enfuyaient.

Le service des hôpitaux devenait impossible, et tout se terminait par un exode général devant l’envahisseur.

Le survol des régions envahies sembla révéler que les grandes forêts tropicales étaient, ainsi que l’avait supposé Magne, utilisées par les insectes comme centres de reproduction. Là, les larves devaient trouver en abondance les débris végétaux qui leur permettaient de vivre. Aussi, du lever au coucher du soleil, voyait-on des bataillons de mouches s’élever au-dessus des cimes des arbres et prendre le chemin de l’ouest. Une autre observation curieuse fut que les animaux domestiques abandonnés par les hommes continuaient à vivre dans les campagnes désertes où ils retournaient lentement à l’état sauvage. L’épidémie les avait épargnés, et les mouches ne semblaient pas les attaquer, contrairement aux habitudes ancestrales de l’espèce. Ce point resta longtemps étrange.

Après l’abandon de la Perse, on décida coûte que coûte d’arrêter l’invasion avant qu’elle atteignît le Bassin méditerranéen. La Palestine, la Syrie, la Turquie, groupées sous une direction unique, furent mises en état solide de défense. Il était remarquable que tous les termes militaires fussent maintenant employés de préférence aux termes médicaux pour désigner les mesures prises contre le fléau. Littérateurs et historiens ne manquaient pas de souligner le fait, et, donnant libre cours à leur imagination, rappelaient que les mouches suivaient l’itinéraire d’Alexandre, mais à rebours. On agitait le souvenir des Mèdes, des Perses, de Salamine. Des théosophes parlaient d’un Xerxès, devenu mouche à la suite des longues transmigrations de la métempsychose orientale, et désireux de prendre sa revanche !

Toutes fantaisistes que fussent ces interprétations, le sûr était que les croyances de l’Inde, et le respect hindou pour la vie animale avaient, à l’origine du fléau, considérablement gêné les autorités britanniques dans la lutte contre les mouches. Les indigènes s’étaient refusés à détruire les insectes, préférant se laisser submerger sans résistance par la vague des diptères qu’ils pouvaient croire habités par les âmes des ancêtres. Mais, dans le fond du Bassin méditerranéen, cette sensiblerie n’avait plus cours, et la dureté latine à l’égard des animaux allait devenir un auxiliaire précieux dans la lutte.

Les déserts de l’Arabie constituaient déjà un obstacle naturel. Par une décision remarquable du gouvernement britannique, tout le pétrole de Mossoul qui était à pied d’œuvre, fut affecté à la constitution de barrages de vapeurs asphyxiantes dans les vallées orientales nord-sud du Liban et de l’Anti-Liban. Le Jourdain, la mer Morte furent ainsi noyés sous l’huile de schiste. Par ailleurs, des observateurs spécialisés furent installés dans les villes de la côte pour procéder au comptage des mouches. Un bulletin d’emmouchement fut chaque jour publié par le grand quartier général d’entomologie centralisant les renseignements. Toute augmentation dans la proportion des insectes donnait lieu aussitôt à l’envoi de régiments de spécialistes armés de pulvérisateurs de pétrole et de liquides arsénieux. Mais, en dépit des avertissements répandus parmi la population, plusieurs tribus nomades pénétrèrent dans les zones de vapeurs asphyxiantes et furent anéanties. Dans leur colère, les Druzes s’en prirent au pipeline qui assurait la défense d’Alep. Aussitôt, les épidémies se déclarèrent. L’Anatolie fut envahie et le gouvernement d’Angora put croire que le sort de son pays allait être celui des Indes et de la Perse.

Il était écrit pourtant que la Turquie serait toujours le rempart de l’Europe contre les invasions asiatiques. Le phénomène d’envahissement vers le nord cessa de lui-même dès que les mouches eurent atteint le parallèle de 40 °, qui sembla délimiter l’aire géographique où les conditions de climat leur étaient favorables.

L’Europe respira. Mais le mouvement d’invasion, contournant les barrages de pétrole, reflua alors soudainement vers l’Arabie du Sud et la porte ouverte du canal de Suez où nul ne l’attendait. À Port-Saïd et Damiette, l’épidémie éclata avec une violence inouïe. Deux jours plus tard, cinquante cas de choléra étaient signalés au Caire et à Alexandrie : la Musca errabunda entrait la tête haute en Afrique.

Avant que des mesures efficaces pussent être prises, les mouches envahirent la vallée du Nil, progressant de quinze à vingt kilomètres par jour. Là, toutes les conditions se trouvaient requises pour l’établissement d’une magnifique nursery de larves : chaleur, humidité, abondance de déchets. Tout le ruban vert de la vallée fut bientôt noir de mouches. En vain le sirdar Chesterfield fit-il inonder de pétrole les sources du Nil Blanc, il ne réussit qu’à tuer les crocodiles et les flamants roses, tandis que la nappe de pétrole, descendant le fleuve, prenait accidentellement feu en traversant Khartoum et détruisait la ville de fond en comble.

La basse Égypte n’était plus qu’un immense champ couvert d’hôpitaux et d’ambulances. Le personnel sanitaire, habillé de costumes d’apiculteurs, s’efforçait de poursuivre sa tâche en dépit des mouches. Des entrées en chicanes tendues de gaze, le calfeutrage soigneux de tous les orifices, la présence continuelle de sentinelles armées de pulvérisateurs permettaient de maintenir à l’intérieur des tentes de la Croix-Rouge une atmosphère exempte d’insectes. Mais les hommes valides devaient se soumettre à une hygiène rigoureuse : trois douches antiseptiques par jour, bains d’yeux et gargarismes répétés, port continuel du masque. Toutes ces précautions n’excluaient pas les possibilités de contamination, et, à frôler constamment le danger, la tension nerveuse devenait telle que des troubles mentaux ne tardaient pas à se déclarer. Des cauchemars secouaient le patient sous sa moustiquaire, il croyait entendre des mouches bourdonner, il se voyait devenant la proie de milliers de larves, un fourmillement périodique de la peau, comme si des pattes de mouches froides et gluantes se fussent glissées sous ses vêtements, lui faisaient soudain pousser des cris aigus de terreur. Il ne distinguait plus entre les mouches réelles et les mouches imaginaires. Cette maladie mentale d’un genre nouveau, qui reçut le nom de mouchomanie, se montra bientôt si contagieuse, à la manière d’un bâillement ou d’une démangeaison, qu’il fallut se résoudre à évacuer l’Égypte comme avaient été évacuées les Indes. L’Empire britannique se trouvait céder un à un ses territoires et ses protectorats à ce que, déjà, l’on nommait en Amérique l’« Empire des mouches ».

Si étrange était le fléau, si surprenant son mode d’action, que l’expérience des uns était difficilement acceptée par les autres. Chaque amour-propre national se flattait de réussir là où les autres avaient échoué. On le vit bien quand l’heure sonna de l’invasion par les mouches de la Lybie italienne, et que la jeune ardeur fasciste vint mettre, au milieu de tant d’horreurs et de calamités, sa note comique.

À Rome, du balcon du palais de Venise, la dictature harangua la foule :

« FASCISTES !

De nouveaux combats, de nouvelles occasions de gloire vous attendent sur la terre africaine. Les légions de mouches vont avoir à combattre les légions romaines ! Les mouches noires vont apprendre à se mesurer avec les Chemises noires ! Jusqu’ici, dans la lutte contre les diptères, les hommes sont morts comme des mouches. Maintenant, les mouches vont mourir comme des hommes ! (cris : Bravo ! bravo !) Quand le lion de Juda a mordu devant nous la poussière, nous laisserons-nous narguer impunément par les moucherons ? (cris : No ! no !) Nous les écraserons comme ça, entre deux doigts ! (cris : Si ! si !) Tripoli, au nom brillant, attire les mouches comme les batteries de cuisine. Mais ce sont nos batteries de campagne qui les recevront ! Rome est toujours prête. Ouvrez la grammaire latine, vous y trouverez notre nouvelle devise : Puer, abige muscas  ! » (Acclamations.)

Les mouches, elles, ne parlaient pas. Longeant la côte, les essaims progressaient à leur vitesse ordinaire.

Le génie latin, toujours un peu privé de pétrole, avait tendu dans les airs des toiles métalliques électrisées, soutenues par des ballons captifs. On électrocuta ainsi des centaines d’ibis, plusieurs vols de canards sauvages et quelques aviateurs. Quant aux insectes, ils passèrent avec un haussement d’ailes, et la Tripolitaine fut envahie. Les eaux stagnantes du savant système d’irrigation libyen ne tardèrent pas à être contaminées, la parathyphoïde fit rage. Les blanches façades, multipliées par le génie constructeur de Rome, se couvrirent d’insectes polluant les orgueilleuses devises du régime fasciste. Forçant les demeures les mieux défendues, les mouches insaisissables poursuivaient leurs ravages à l’intérieur des appartements. Un matin, le maréchal Balbo trouva de petits œufs de mouche plein sa barbe. Il entra dans une violente colère, d’où il ne sortit que pour mourir du choléra.

En vain dépensait-on le dernier or de la Banque d’Italie en nuages fumigènes, en vain les centuries, le poignard à la main, se frayaient-elles un chemin à travers les couches de muscidés, les insectes n’avaient qu’à serrer leurs rangs pour que s’effaçât la trace de ces ravages. À lancer à travers les rues de Tripoli les vieux rouleaux à vapeur qui servaient à empierrer les routes du Piémont, on ne réussit à faire qu’une purée de mouches, gigantesque gâteau oriental, baklava de carnaval, dégouttant de sang et de sanie, dans lesquels aussitôt les larves pullulèrent. La flotte royale dut se contenter d’embarquer les survivants de l’orgueil latin et de demander à la mer, comme on l’avait fait ailleurs, d’assurer leur salut.

Du large, on voyait les essaims vainqueurs tourbillonner au-dessus de la côte libyenne. Ils s’élevaient par moments comme de gigantesques nuages, comme des panaches plus noirs et menaçants que celui de l’Etna en éruption. De quelles profondeurs, de quels centres secrets de l’alchimie vitale sortaient ces myriades d’insectes semant la mort et la dévastation ? Le voile sombre dont ils drapaient les blanches falaises flottait comme une tenture de mort aux piliers d’une église. Il semblait que le continent africain portât le deuil de tant d’hommes qui venaient de périr, et que l’ennemi lui-même célébrât un service solennel et silencieux à la mémoire de ses victimes.

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