5 Le petit café arabe

Magne poursuivait tenacement ses efforts de recherche. Au cours de ses expériences, il rencontra un petit fait qui lui parut bizarre.

Pour se familiariser avec les mouches et les reconnaître, il leur mettait avec un pinceau très fin une petite tache de gouache blanche, jaune ou rouge sur la tête. Il avait remarqué qu’après l’opération, la mouche passait ses pattes antérieures sur sa tête, comme si elle avait voulu effacer le point de gouache. Ce geste de se passer les pattes sur la tête est cependant aussi banal chez la mouche que chez un homme celui de se frotter les mains. Il était assez difficile de lui prêter en cette occasion une signification spéciale, d’autant que la mouche ne continuait jamais l’opération assez longtemps pour que le point de gouache fût effacé. Un jour, comme il faisait passer une mouche marquée d’un point blanc d’un bocal dans un autre, elle s’échappa à travers le laboratoire. L’incident n’était pas nouveau, des doubles-portes interdisaient toute évasion définitive qui aurait pu être dangereuse. Avant de reprendre la fugitive, Magne l’observa quelque temps. La mouche alla se poser sur le bouchon d’un flacon de glycérine. Là, elle se frotta la tête avec les pattes, mais jusqu’à ce que le point de gouache eût disparu. Aussitôt après, elle s’envola contre la vitre. Magne la reprit avec le filet à papillons qui servait dans la circonstance, la marqua de nouveau, et l’introduisit dans le bocal d’élevage : après deux coups de pattes, la mouche cessa de se préoccuper du point de gouache. Magne crut à une coïncidence, il libéra la mouche : aussitôt rendue à la liberté, elle poursuivit l’opération de frottage jusqu’à effacement de la tache. Toutes les expériences faites avec d’autres mouches confirmèrent ce résultat. Une nouvelle idée se fit jour dans l’esprit de Magne, idée qui lui parut alternativement banale et digne de réflexion : les mouches en liberté ne se comportaient pas comme les mouches en cage.

Les nouvelles générations qu’il obtenait au laboratoire à partir de mouches prélevées dans les régions envahies n’avaient jamais connu la liberté. Il fallait expérimenter sur l’insecte tel qu’il se comportait dans la nature. Or, si aucune observation des individus n’était possible au milieu des essaims dont les entomologistes se contentaient d’enregistrer le comportement général et les déplacements d’ensemble, il ne devait pas être impossible d’étudier individuellement les mouches qui devançaient les armées, à condition de se rendre dans les régions menacées d’invasion. C’est à ce moment qu’il reçut un mot du Père Vandelle lui demandant d’aller le voir.

À diverses reprises, il avait rendu visite au digne franciscain, lui faisant sa cour, en espérant le convaincre de la pureté de ses intentions. Mais quand il essayait de faire allusion à Micheline, le Père amenait la conversation sur les mouches auxquelles il semblait s’intéresser particulièrement. Ce jour-là, le grave religieux paraissait agité.

— Croyez-vous que l’Algérie soit en danger ? demanda-t-il à Magne dès l’abord.

— Sans aucun doute. Toutes les régions situées au-dessous du 40 degré de latitude seront tôt ou tard envahies par les mouches.

— Je dois vous dire, reprit le Père, que ma chère mère s’inquiète au sujet de sa jeune nièce. Il n’y a plus de raison pour que je vous en fasse mystère : elle est gouvernante à Alger, chez le général commandant la Place, et refuse de rentrer en France.

Magne pâlit. Le fil se renouait brusquement avec l’ancien souvenir resté vivace en son cœur. Mais sur le visage qui revenait illuminer sa mémoire planait une sombre menace. Dans la clarté bleue du regard, il lui semblait voir naître cette lueur d’effroi trop souvent rencontrée sur les lits d’agonie, là-bas, en Indochine.

— Mais, il faut…, balbutia-t-il.

Sa décision fut aussitôt prise. Il avait projeté de se rendre dans la zone dangereuse. Voilà qu’une raison plus impérieuse l’y appelait. Cette rencontre entre les nécessités du devoir et l’appel du sentiment lui parut providentielle. Il ne fit qu’un bond chez Carnassier.

— Quoi ? s’écria le professeur, vous voulez y retourner ? Vous n’en avez pas eu assez avec l’histoire de Saigon ?

Mais, au fond, le patron n’était pas fâché de se débarrasser d’un collaborateur devenu bien indépendant. Il s’entremit sans trop se faire prier, et le soir même Magne se trouvait chargé de mission auprès du gouvernement général de l’Algérie.

Quand Magne débarqua à Alger, l’état de siège venait d’être proclamé dans l’Afrique du Nord, et les méharistes envoyés en observateurs à la frontière tunisienne. Le gouverneur d’Alger, le général Scipion, un vieil Africain, était un militaire de l’ancienne école. Il faisait afficher sur les murs de la ville sa première proclamation :

ALGÉRIENS !

Rappelez-vous que l’Afrique est à vous, comme la moustache, avec ou sans la mouche.

Général Scipion.

Magne, dont il semblait écrit qu’en dépit de son peu d’appétence il aurait toute sa vie des rapports avec l’autorité militaire, se présenta aux bureaux de la Place. L’accueil du général Scipion dépassa toute attente.

— Entomologiste, ah ! ah !… Chargé de mission… Les mouches, ah ! ah ! les mouches… Du temps que je commandais la Légion…

Puis le général cita Lamoricière, Laperrine, Lyautey, et déclara que, plutôt que de se rendre, il se retrancherait dans la Casbah.

— Mourir ! debout sur la Casbah ! ah ! ah !…

Renvoyé au colonel Michau, chef des affaires indigènes, Magne n’en tira que cette réflexion :

— Les Blancs foutent le camp, ils ont raison. Les Bicots restent, ils crèveront.

Se rabattant sur le Service de santé, le chargé de mission se présenta alors au médecin inspecteur général Fernando Pardo, qui lui dit sans ambages :

— Tout est prêt. J’ai de quoi incinérer tout l’Islam, le Coran et Mahomet !

Désormais fixé sur les possibilités de collaboration avec le pouvoir militaire, Juste-Évariste Magne put, sans faillir à sa tâche officielle, s’occuper de ses affaires personnelles.

Assuré qu’il était de retrouver Micheline, il éprouvait maintenant plus de curiosité que d’émotion. Avait-elle changé ? Le reconnaîtrait-elle ? Il était très calme quand il sonna au domicile particulier du gouverneur, à une heure où il était sûr de ne pas rencontrer l’excellent général.

On le fit entrer dans une petite cour arabe, ouverte sur un jardin où Micheline jouait avec les enfants. Avant de la voir, il entendit sa voix et son rire, un léger tremblement lui agita la main. Elle s’avança.

— Ah ! par exemple ! Qu’est-ce que vous faites ici ? lui demanda-t-elle comme s’ils s’étaient quittés la veille.

Tout d’abord, l’émotion l’empêcha de répondre. Elle lui faisait l’effet d’une gamine, beaucoup plus enfant qu’il n’en avait gardé le souvenir. Il songea que c’était lui qui devait avoir vieilli. Mais elle était ravissante avec ses bandeaux noirs sous le grand voile de nurse qui tombait jusqu’à sa ceinture.

— Paul veut absolument que je monte avec lui dans l’olivier où je me suis toute décoiffée… Mais si je m’attendais à vous voir !

— Paul ? fit Magne.

— C’est le petit garçon, ici. Si vous saviez comme il est gentil avec sa sœur ! Il lui met sa serviette pour goûter, porte ses jouets, caresse ses petites joues… Moi qui n’ai jamais eu de frère !… Oh ! Dites, vous vous rappelez le musée de Cluny ? Ce que j’ai été bête, hein ?… Tiens, je parie que c’est à cause des mouches que vous êtes ici…

— À cause des mouches, fit Magne avec un sourire d’indulgence. Mais vous, par contre, vous ne devriez pas rester ici.

— Pourquoi ? Madame ne veut pas s’en aller… Oui, je sais bien, tout ce qu’on raconte dans les journaux, mais s’il fallait croire tout ça… Une mouche, ça ne peut pas être bien dangereux, continua-t-elle.

Les enfants l’appelaient dans le jardin.

— Oh ! j’y pense, Madame n’aimerait peut-être pas que je sois avec vous ici… Comment ? vous avez vu ma tante ?… Ce qu’elle est sourde, hein ?… Oui, je veux bien vous revoir. Dans l’après-midi, j’ai deux heures dont je peux disposer… Après le cours de la République, vous trouverez une rue qui monte vers une place où pousse un platane. Il y a un café arabe. Attendez-moi là, à 16 heures, dans le café. Vous devez avoir des tas de choses à raconter. Ils m’appellent encore, je me sauve.

Quand Magne se retrouva dans la rue, il ne sut d’abord que penser. Avec ses propos entrecoupés de cris d’enfants, son agitation, son étourderie, il en venait à se demander si Micheline était intelligente… Mais malgré cela, ou peut-être à cause de cela, de cette naïveté, de ce charme enfantin, il ne pouvait douter qu’elle fût la seule personne au monde qui comptât pour lui. Elle restait la Micheline de ses songes, la petite image bleue serrée dans les feuillets de sa mémoire…

En attendant le moment de la revoir, il passa au Service de santé. Les nouvelles étaient mauvaises. L’épidémie commençait à Tunis, et quatre cas douteux étaient signalés à l’hôpital même d’Alger. Magne hocha la tête, proposa quelques mesures préventives, puis, songeur, prit bien avant l’heure le chemin du petit café arabe.

La question qui le troublait : Est-elle réellement intelligente ? revenait sans cesse à son esprit. Qu’il pût s’intéresser à une petite fille jolie, mais un peu sotte, lui semblait inconcevable, lui qui, par goût et par métier, ne s’était jamais soucié que de rigueur et de saine logique. Habitué à comprendre, il n’en revenait pas de ne rien comprendre à ses propres sentiments. Quelque chose le troublait dans la forme d’esprit de Micheline. Se laissant aller à sa déformation d’expérimentateur, il en venait à imaginer des tests auxquels il pourrait discrètement la soumettre pour éprouver ses facultés de jugement, vérifier qu’elle était capable de raison.

Il suivait le chemin indiqué. Le soleil donnait à plein sur la colline où s’étageaient en amphithéâtre les blanches maisons à terrasses. Alger indolente, débarrassée de ses colons, se détendait comme un vaste burnous entre les cactus et les figuiers. Magne parvint sur la place où s’ouvrait une porte ronde. Un couloir sombre le conduisit dans une cour où un palmier rachitique jetait un peu d’ombre sur l’eau sale du bassin. Le café occupait le fond de la cour. Le patron, un gros Arabe pansu, morigénait un petit Kabyle à tête rasée. Deux autres Arabes discutaient à voix basse dans un coin. Un légionnaire dormait, les coudes appuyés sur la table. Au pied de l’estrade où se tenaient les musiciens, un petit chanteur arabe s’était pelotonné et ronflait doucement. Sur son pied, nu dans sa babouche, le rayon de soleil pénétrant par la porte basse mettait une tache chaude et claire.

Les yeux de Magne s’habituant peu à peu à la demi-obscurité, il remarqua quatre ou cinq mouches qui tournaient au milieu de la salle. Aussitôt, tirant de sa poche la petite jumelle de théâtre qui remplaçait maintenant son microscope, Magne se mit à observer le ballet des mouches. C’étaient des mouches domestiques de l’espèce courante, témoignant de leur sympathie ordinaire pour le centre de symétrie des pièces où elles se trouvent.

Magne, la jumelle à l’œil, faisait machinalement le tour de la décoration arabe courant le long du mur, quand soudain il sursauta : installée près du plafond, dans la boucle grise d’une arabesque, se tenait encore une mouche ; à son abdomen rayé et au port relevé de sa tête, il était facile de reconnaître une Musca errabunda.

Posant ses coudes sur la table, et retenant sa respiration sous le coup de l’émotion, il paracheva la mise au point de la jumelle. La mouche se frottait la tête de ses deux pattes antérieures. Peu après, elle redressa ses pattes postérieures et fit quelques pas sur le mur jusqu’à sortir de la surface peinte de l’arabesque, mais, bientôt, elle revint à sa position première où sa couleur se confondait en partie avec le mur. Était-ce hasard ou mesure de prudence ? Il était difficile de le dire.

Le comportement de la mouche devint alors plus bizarre. Elle commença à se lustrer les ailes avec les pattes postérieures, mais au lieu de le faire des deux côtés en même temps comme font toutes les mouches, elle passait alternativement la patte droite sur l’aile droite, et la patte gauche sur l’aile gauche. Cette dissymétrie était assez surprenante, et s’étendait aux pattes antérieures, car à deux reprises la mouche passa sa seule patte droite sur sa tête, comme un chat qui se gratte l’oreille. Ensuite, ayant tourné la tête à droite et à gauche, elle s’envola vers le milieu de la pièce où tournoyaient les autres mouches. Celles-ci se dispersèrent à son approche. La Musca errabunda redressa son vol, et se posa au plafond. Les autres mouches, comme inquiètes, allèrent se poser à leur tour au plafond, mais à quelque distance. On eût dit une meute de chiens errants surpris par l’arrivée d’un chien de luxe.

À ce moment, le légionnaire qui sommeillait s’éveilla et sortit avec un grand bruit de godillots. La mouche parut suivre du regard ce départ, puis Magne remarqua que la tête de la mouche s’immobilisait dans sa propre direction, comme si elle l’observait. Magne, qui, depuis des années, vivait plus en compagnie des mouches qu’en compagnie des humains, croyait deviner leurs impressions, et il lui sembla que la mouche était surprise par les jumelles qu’il avait devant les yeux. L’insecte parut ensuite plus nerveux. Manifestement, il s’intéressait à un angle du plancher dont une table masquait à Magne la vision directe. Quand il s’envola dans la direction de cet angle, Magne se souleva légèrement pour voir : il y avait là un tas d’ordures dont la négligence arabe avait remis à plus tard le balayage. Allons, pensa Magne, la Musca errabunda n’échappe pas à la loi de l’espèce, et subit comme ses congénères l’attrait irrésistible des épluchures. Il souriait des intentions qu’il avait prêtées à l’insecte quand celui-ci, quittant brusquement les ordures, s’envola en ligne droite vers le jeune Arabe endormi au pied de l’estrade, se posa, un court instant, au coin humide de l’œil clos de l’enfant, près de la racine du nez, puis aussitôt, son coup fait, s’envola par la porte ouverte vers le soleil.

En un éclair, la vérité se fit jour dans la pensée de Magne : la mouche était allée prélever des bactéries sur le tas d’ordures et les avait inoculées intentionnellement à l’enfant endormi. Dans l’instant de saisissement qui suivit cette constatation, il retrouva machinalement en son esprit la question : Est-elle vraiment intelligente ? qu’il s’était tant posée à propos de Micheline, il accrocha sur le mot « intelligente », et une grande clarté succéda en lui à l’éclair de la découverte : la mutation d’instinct qu’il soupçonnait s’être produite chez la Musca errabunda était en fait une mutation beaucoup plus radicale : les mouches étaient devenues intelligentes.

La longue pantomime à laquelle il venait d’assister, les observations que semblait avoir faites la mouche avant d’agir, la soudaineté de sa décision, son vol en ligne droite, la façon dont elle s’était attaquée à l’homme endormi de préférence aux autres, sa fuite une fois l’opération achevée, tout révélait la réflexion, une activité intelligente.

Comment Magne n’y avait-il pas songé plus tôt ? Devenues intelligentes, les mouches avaient d’abord assuré rationnellement la ponte des femelles, d’où leur pullulation ; elles avaient constaté les ravages que les microbes pouvaient faire dans l’organisme humain, et s’étaient appliquées à les perpétuer sciemment, d’où le caractère surprenant et jamais observé encore dans la marche et la progression des épidémies. Toutes les précautions usuelles devenaient insuffisantes quand des agents ailés, discrets et intelligents, pouvaient à chaque instant renouveler la contamination… Sous le coup de l’émotion, Magne n’avait pas songé encore à avertir l’enfant endormi du danger qu’il courait. Il le secoua, un peu brutalement, le petit Arabe geignit. Les deux clients qui discutaient dans leur coin se méprirent sut les intentions du chrétien et prirent parti pour le gosse. Le patron accourut. En vain Magne essaya-t-il de s’expliquer, il fut jeté dehors à coups de babouches.

Quand il revint, une heure après, avec une patrouille de zouaves pour emmener l’enfant à l’hôpital, il était trop tard. Le soir, la fièvre se déclarait, confirmant l’inoculation de la maladie par la mouche.

Dans la bagarre, Magne avait manqué Micheline. Mais il savait où la retrouver. Il était lui-même étourdi par le caractère insensé de sa découverte. À l’annoncer de but en blanc, il ne serait cru par personne, et les militaires qui l’entouraient le prendraient pour un fou. Il choisit de se taire. Mais il fallait arracher Micheline au danger.

Au matin, il se présenta chez le général gouverneur. Plus de quatre cents cas de typhus s’étaient déclarés dans la nuit à Alger. C’était déjà là un argument suffisant. Sous l’empire de la nécessité, Magne sut se montrer persuasif. Avant midi, toute la famille du général et Micheline étaient embarquées sur un contre-torpilleur regagnant Marseille. Chargé d’une nouvelle mission, Magne avait la haute surveillance de la petite caravane. Il était temps. Huit jours plus tard, la situation en Afrique du Nord devenait intenable.

Share on Twitter Share on Facebook