6 Bilan et rapport

Avec l’Algérie disparaissait le dernier bastion africain et l’Empire des mouches s’étendait jusqu’à l’Atlantique. La vague envahissante, venue du fond de l’Orient, avait recouvert l’Asie des moussons, l’Asie antérieure, toute l’Afrique du Nord. À faire un premier bilan de l’extraordinaire invasion, on trouvait un milliard de morts, des millions de kilomètres carrés soustraits à l’empire de l’homme, la confiance en elle-même de l’espèce humaine sévèrement ébranlée ; et les conséquences futures de ce bouleversement, qui rappelait presque les cataclysmes géologiques, pouvaient être plus tristes encore.

Le bloc Afrique-Eurasie sectionné par une bande de territoire interdit couvrant les tièdes régions méditerranéennes où s’était échauffé le génie occidental, c’était la civilisation même atteinte dans ses sources vives. Le canal de Suez impossible à traverser à cause du danger d’épidémies, c’était la route des Indes coupée, l’Empire britannique atteint dans sa moelle épinière, l’Australie glissant dans l’orbite de l’Amérique, le Japon étendant sans contrainte son emprise sur l’Asie centrale, le Pacifique échappant à l’influence de l’Occident. Une dislocation générale de l’univers politique était à redouter.

Passé, présent, avenir, tout était atteint. Dans le passé, c’étaient la Terre sainte et des anciens empires, la terre des pharaons et la terre de Carthage ravies au culte du souvenir. Désormais, Babylone et Sion, La Mecque et Bénarès, les temples de Karnak et les palais d’Angkor, les pyramides et le fin mausolée de la sultane surnommée Perle-Pâle, se trouvaient ensevelis sous une couche grouillante plus épaisse que la cendre d’une Pompéi. Dans le présent, c’étaient les maharanées passées au domaine du souvenir, les éléphants sacrés rejoignant les carcasses de dromadaires, l’Aga Khan ruiné, les charbonnages du Tonkin repoussés dans la fable avec les mines de Golconde, le mont Everest devenu inaccessible à jamais, les hiéroglyphes reperdus, le sanscrit en poussière, le malheur et la ruine sur les familles d’arabisants et d’hindouistes !

Pour l’avenir, il fallait prévoir une économie fortement imputée dans ses besoins en sucre, en coton, riz et thé. Moins de thé, moins de riz, la tasse du gentleman et le bol du coolie allaient se trouver également menacés. La famine guetterait la terre chinoise, les privations le home britannique, tandis que les portes des paradis artificiels se refermeraient devant les fumeurs à court d’opium. Plus d’Inde splendide et trouble ! plus de rêveries sur les roses d’Ispahan ! Sémiramis deux fois morte, Toutankhamon renfoncé dans sa tombe, et les bijoux perdus de l’antique Palmyre de nouveau égarés sous les larves, c’était la poésie amputée de ses richesses, et le génie humain livré sans contrepoids aux gratte-ciel new-yorkais et aux films d’Hollywood !

Sur ces thèmes sans fin se déroulaient les lamentations des modernes Jérémie. De grands frissons lyriques agitaient les colonnes de la presse européenne, chant du cygne inouï en de pareils endroits, mais qui n’en disait que mieux la stupeur et l’inquiétude humaines.

Après tant de catastrophes et de pertes sans nombre, était-il possible encore de faire des prévisions ? La pullulation des mouches ne pouvait que s’accentuer. Les calculs faits, quant au nombre possible des insectes, atteignaient des chiffres plus qu’astronomiques auprès desquels pâlissaient les comparaisons connues avec les grains de sable de la mer et les étoiles du ciel. À raison de six mouches par centimètre carré, si l’on songe que la superficie totale des habitations dans les régions envahies par les mouches atteignait des millions de kilomètres carrés, et qu’on ne compte pas moins de dix milliards de centimètres carrés par kilomètre, on se trouvait aboutir à des nombres impossibles à écrire. On compta alors en tonnes de mouches, et celles-ci proliférant sans cesse, les statistiques calculèrent qu’au bout d’un an, leur nombre aurait atteint celui des molécules d’eau dans l’océan Pacifique, soit de quoi recouvrir la Terre entière d’une épaisseur de mouches atteignant un mètre vingt ! Il semblait que la vie eût été prise, dans une des espèces animales, d’un gigantesque cancer biologique, en sorte que toute la Terre pût en venir à se muer en un immense essaim de mouches s’envolant dans l’espace ! Invraisemblable perspective, que l’imagination des faiseurs d’apocalypses n’avait jamais été jusqu’à inventer, mais qu’une extrapolation à peine fantaisiste permettait néanmoins de concevoir dans l’état présent des événements…

C’est alors que fut publié et répandu, par les soins de la Société des Nations, le

RAPPORT

de Juste-Évariste MAGNE

Licencié ès sciences de la faculté de Montpellier (France)

Médaillé des épidémies

La Commission internationale d’entomologie, instituée par la Société des Nations pour grouper les documents de toute sorte concernant la lutte contre les mouches, m’ayant demandé, ainsi qu’à tous les entomologistes qui prirent part à cette lutte, de lui faire parvenir les enseignements et avis que m’auraient suggérés mes observations, le présent rapport, écrit sous ma seule responsabilité, mais dont je suis prêt à soutenir les conclusions devant n’importe quel aréopage scientifique, sera ma réponse.

Il est d’abord incontestable que tous les moyens de lutte employés jusqu’à ce jour se sont révélés inefficaces, et la constance des échecs éprouvés sur tous les fronts permet d’incriminer ces moyens eux-mêmes beaucoup plus que la façon dont ils ont été appliqués. Il est en effet inconcevable qu’une foule d’entomologistes experts, soutenus et financés aussi puissamment que possible par les diverses nations européennes, n’aient pu obtenir des résultats satisfaisants, s’il n’y avait à leur échec une raison qui les dépasse. Je crois avoir trouvé cette raison, je la dirai, dussé-je rencontrer une incrédulité générale.

Mon argumentation sera ici fondée sur la seule logique qui suffirait selon moi à donner la clé du problème. Une observation fondamentale est que tous les moyens de destruction envisagés : feux, fumées, vapeurs de pétrole, projections d’insecticides, nappes électriques, etc., reposent, quant à leur action, sur l’intervention du hasard. Je veux dire que l’on admet qu’une forte probabilité existe pour que l’insecte, dans son vol irréfléchi, vienne au contact de l’agent de destruction. Jusqu’à ces temps derniers, il en avait été ainsi. L’expérience nous montre maintenant que cela n’est plus vrai : les insectes échappent aux moyens de destruction. S’ils y échappent, c’est qu’ils les évitent, et s’ils les évitent, c’est que, conscients du péril, ils sont capables de l’effort de réflexion que nous disons être la caractéristique de l’intelligence. En définitive, la raison de nos échecs tient à ce que nous avons affaire à des mouches devenues intelligentes.

De multiples observations, dont le détail est donné en annexe, viennent à l’appui de cette conclusion : la Musca errabunda a connu une mutation brusque d’instinct qui a abouti à l’intelligence. Je n’ignore point les multiples objections qui peuvent être faites à cette assertion. Pourquoi les seules Musca errabunda seraient-elles parvenues à l’intelligence, alors que les autres insectes, les mouches domestiques par exemple, n’ont pas changé ? À quoi je répondrai : Pourquoi l’Homo sapiens est-il seul intelligent, alors que les singes ne connaissent que la vie animale ? Il faut se faire à cette idée que la nature peut, quand il lui plaît, couronner par l’intelligence l’évolution d’une espèce.

Mais, objectera-t-on encore avec plus de vraisemblance, le monde des insectes a fait preuve depuis des millions d’années d’une immobilité biologique qu’on n’a aucune raison de penser devoir finir, alors que chez les vertébrés l’évolution fut rapide et explique mieux l’apparition de l’intelligence. À cela je réplique que le repos n’a jamais été le gage d’un repos éternel. Si les insectes firent preuve d’immobilité biologique, c’est que, merveilleusement adaptés à la vie des millénaires passés, ils n’éprouvaient pas le besoin d’évoluer. Mais lorsque le vertébré supérieur, dit Homo sapiens, parvenu à l’intelligence, se mit en devoir d’être pour les insectes un danger mortel, alors, sous l’empire de la nécessité, les Arthropodes ont repris l’évolution pour lutter à armes égales contre le nouvel adversaire. Qui a commencé la lutte en effet ? L’homme, ou la mouche ? La présence, dans toutes les organisations d’État, de bureaux d’entomologie agricole, spécialisés dans la lutte contre les insectes, nous fixe en quelque sorte sur les responsabilités de la guerre présente. Nous ne craignons pas de le dire : les mouches ont fait, au moins à l’origine, une guerre défensive. Lasse d’être poursuivie par les vapeurs de pétrole des pulvérisateurs domestiques, aujourd’hui répandus dans toutes nos campagnes, l’espèce mouche a bandé ses énergies secrètes, et nous voyons aujourd’hui le résultat : une invasion brusquée dépossédant l’homme de régions qu’il considérait, depuis des temps immémoriaux, comme siennes.

Mais assez de ces objections et réponses qui gonfleraient inutilement les pages de ce rapport. Je tiens le fait pour acquis : les mouches sont devenues intelligentes, et je vais passer à l’examen de ses conséquences.

L’homme doit aujourd’hui se faire à l’idée qu’il partage le domaine de l’intelligence avec les insectes, et, pour préciser, la Musca errabunda. Jusqu’à ce jour, la Terre avait appartenu à l’espèce intelligente, à l’homme. Nous allons maintenant nous trouver en présence d’une revendication de propriété, encore plus ou moins consciente, de l’espèce mouche, et l’expression des entomologistes américains : l’Empire des mouches, va devenir une réalité. Deux empires, celui des hommes et celui des mouches, vont se disputer l’univers. Pour la première fois dans l’histoire, l’homme va avoir à lutter contre une autre intelligence que la sienne. Quelle sera l’issue de cette lutte ?

À première vue, on pourrait être pessimiste. L’homme, plantigrade pesant, de constitution fragile, aux sens assez obtus, n’ayant que quatre membres dont deux consacrés à la locomotion, n’avait, pour assurer sa suprématie sur les espèces animales, que son intelligence. Lorsqu’il n’aura plus l’exclusivité de cette arme magique, comment pourra-t-il lutter contre la mouche que sa petite taille met à l’abri des coups, que sa carapace chitineuse a protégée contre les cataclysmes géologiques, qui compte six pattes, une trompe, deux ailes, dont les yeux présentent des facettes par centaines, dont l’odorat est plus subtil que celui du plus entraîné des chiens de chasse, et dont enfin tout l’organisme fut perfectionné avec soin pendant des millénaires ?

Une réflexion plus approfondie peut redonner l’espoir. L’homme est en possession de son intelligence depuis plus de dix mille ans et n’a pas été sans mettre à profit ce délai. Au contraire, les mouches viennent à peine d’entrer dans la voie royale de la connaissance. Pour tout dire, l’homme en est maintenant à l’âge du moteur à explosion, quand les mouches en sont encore à l’âge de pierre. Mais il faut que l’homme mette immédiatement et sans délai son avance à profit, et ne laisse point aux mouches le temps de progresser. Qu’on y songe : les mouches sont légion, contre une humanité que son intelligence même a réduit à un petit nombre d’exemplaires. Chacun de nous va avoir à lutter contre dix fois, cent fois son poids de mouches. Mais si l’on suppose qu’une section de mitrailleuses modernes fût miraculeusement intervenue dans les grandes luttes de l’histoire ancienne, que serait-il advenu des phalanges d’Alexandre et des centuries de César ? Le combat actuel entre l’homme et les mouches est celui de la section de mitrailleuses contre les hordes de la préhistoire. Nous pouvons remporter la victoire, sous réserve que nous engagions le combat sans tarder, et sans nous fier à ce repos trompeur que nous vaut pour l’instant la limitation de l’aire géographique des mouches au 40 e  degré de latitude. Il nous faut aussi adapter nos engins de lutte à nos nouveaux adversaires. C’est là l’affaire des spécialistes militaires. Ils constateront, sans doute avec surprise, qu’il est plus difficile de tuer une mouche qu’un homme. Mais enfin, il faut faire confiance à la puissance destructrice de l’intelligence humaine, et les mouches devront bientôt en connaître les effets.

Pour finir, il faut répéter encore que tout jour de retard est une chance perdue. Nous ignorons la rapidité d’évolution de l’intelligence des mouches. Ce n’est pas parce qu’elles ne connaissent pas encore les cas d’égalité des triangles que nous devons nous endormir dans une confiance trompeuse et mésestimer le péril qui menace l’espèce humaine.

En dépit de la gravité des circonstances, la publication de ce rapport provoqua une universelle explosion de rires. L’intelligence des mouches devint le sujet de toutes les plaisanteries. Les revuistes, les dessinateurs humoristes, les amuseurs de table d’hôte se trouvèrent en présence d’une mine inépuisable de bons mots et d’allusions. Le Canard enchaîné se battait les ailes de joie. L’Académie de l’humour décerna à Juste-Évariste Magne le titre de président d’honneur. Un dessin de Jean Effel figurait un magnifique et mélancolique étron, avec cette légende : « J’attends l’intelligence. » « Ne me parlez plus de vos pattes de mouche, disait la moderne Sévigné dans un billet à Angèle, je vous soupçonnerais de fatuité. » En Allemagne, une école de peinture pointilliste prétendit que ses tableaux étaient faits par des chiures de mouches intelligentes et inégalement constipées. Bref, on n’en finissait pas de rigoler.

Les gens graves blâmaient la Société des Nations d’avoir pris au sérieux pareil document :

— Si tel est l’usage fait de ses fonds par la Société, mieux vaut subventionner les pêcheurs de truites, déclara le président du Guatemala en refusant de payer sa quote-part à l’organisme de Genève.

Les reporters s’en mêlèrent et allèrent interviewer les hommes de science sur le nouveau sujet à la mode :

— Je connais bien Magne, répondit le professeur Carnassier, ce fut mon élève, puis mon adjoint. Mais, voyez-vous, instinct, intelligence ne sont que des mots qui ne changent rien aux réalités. Et si les mouches sont devenues intelligentes, j’ai grand-peur que ce soit aux dépens des entomologistes…

Le professeur Grimaud de la Vachardière, directeur du Muséum, haussa les épaules en réponse à la question des journalistes, et déclara en montrant ses galeries de reptiles empaillés :

— L’intelligence des mouches, j’y croirai quand je serai derrière ces vitrines, et que je verrai la Musca assise dans mon fauteuil.

Farigoule, le secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, fourragea dans sa barbiche, avant d’en sortit, avec une voix de vieux phonographe, ce petit laïus :

— Certes, la science a besoin d’hypothèses, mais les hypothèses ne sont pas la science. N’oublions pas que la prudence est non seulement la mère de la sûreté, mais aussi celle des savants, et qu’il convient de se garder des pronostics hâtifs autant que des jugements prématurés.

» Les grandes ombres de Lagrange, de Fresnel et de Poincaré ne me démentiraient certes pas.

Le docteur Prévert, vice-président de l’Académie de médecine, fut plus incisif :

— Ce jeune M. Magne veut sans doute faire parler de lui, je ne me prêterai pas à ce petit jeu intéressé…

D’autres journalistes, lassés de frapper chez les grands hommes, poursuivaient leur enquête auprès de l’homme de la rue. Le premier interviewé fut une femme :

— Vous savez, moi, les mouches, ça se portait sous Louis XVI, je crois.

Un jeune collégien du lycée Henri-IV répondit :

— Elles ne gueulent pas encore quand on leur coupe les pattes.

Et Evangélyne Piédebanc, salutiste, déclara :

— Toute créature de Dieu, intelligente ou non, a droit à notre amour.

— Que chacun se fasse donc une opinion, disait, pour conclure son article, le reporter.

C’est bien là le plus difficile. Mais Magne était presque devenu un homme célèbre, quoique d’une façon assez inattendue et dont il n’avait guère lieu d’être fier. Avant que se fût évanouie cette première gloire, éphémère somme celles que crée chaque jour la presse, on put encore lire dans les journaux ce petit entrefilet :

« UNE SURPRISE

Qui l’eût cru ? Le jeune savant Juste-Évariste Magne, dont les suggestions hardies ont retenu naguère l’attention mondiale, a abandonné un instant ses travaux pour sacrifier à l’amour comme un humble mortel. Mais où réside notre surprise, c’est que l’apôtre de l’intelligence des mouches n’a point, comme on aurait pu s’y attendre, choisi pour compagne quelqu’une des créatures ailées sur lesquelles il se penche chaque jour en son laboratoire, mais bien une fille des hommes, une charmante personne de dix-neuf ans, M lle  Micheline Parturier. Et voilà qui nous rassure ! La mouche, toute intelligente que la veut M. Magne, n’a sans doute point encore les vertus requises pour faire notre bonheur domestique… Il nous reste à souhaiter que les mouches jalouses ne s’en prennent pas à la lune de miel des jeunes époux auxquels la bénédiction nuptiale a été donnée en l’église Saint-Sulpice par le Père franciscain Vandelle, cousin de la jeune mariée.

C’est ainsi que sous les lazzis, l’ironie, et même parfois l’injure bête et malveillante, Magne apprenait ce qu’il en coûte d’apporter quelque vérité à ses frères humains. Mais il n’en poursuivait pas moins fermement sa carrière, et s’attachait la compagne dont l’heureuse simplicité d’esprit avait été à l’origine de sa grande découverte, encore méconnue.

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