7 À l’assaut de l’opinion publique

Si Magne était resté célibataire, il est probable qu’ayant satisfait sa conscience d’homme de science en faisant connaître ses idées, il fût retourné sans plus à ses obscures études. Mais une simple et naïve question de sa jeune femme : « Pourquoi les autres ne vous croient-ils pas ? » le piqua. Il comprit que l’amour de la jeune Micheline pour son seigneur et maître avait besoin de s’appuyer sur l’admiration d’autrui. Il comprit encore qu’il ne suffisait pas d’avoir raison et de le dire, mais qu’une vérité n’avait de sens que si elle était universellement acceptée.

Dès lors, abandonnant le laboratoire, il entreprit de lutter pour faire triompher sa manière de voir. À l’affût de toutes les observations qui pouvaient confirmer ses théories, il multiplia les articles dans les revues techniques, les communications aux séances d’experts. Il intrigua pour faire partie des commissions, pour prendre la parole dans les congrès. Micheline tint à le suivre, toujours au premier rang des auditeurs, sacrifiant son bonheur domestique aux ennuis d’une vie active et publique.

Lorsque, pour maintenir leurs droits de souveraineté sur les territoires envahis, les gouvernements européens décidèrent de les faire périodiquement survoler par des escadrilles, Magne insista pour que des experts entomologistes prissent régulièrement place à bord. Lui-même accompagna souvent les pilotes. Les rapports étaient unanimes : l’ordre régnait dans l’Empire des mouches comme dans une immense ruche. Le nombre des insectes en Afrique du Nord était constamment entretenu par de nouveaux apports venant de l’Inde ou de la vallée du Nil, comme on le prouva en arrosant de poudre colorante des insectes qui furent retrouvés à cinq mille kilomètres de leur lieu d’origine.

— Une pareille organisation n’est-elle pas la preuve l’une activité réfléchie ? demandait Magne.

— Mais comment des mouches, dont la durée de vie est de quatre mois et la vitesse de vol de dix kilomètres par jour, peuvent-elles parcourir de telles distances ? objectait-on.

Magne ne put répondre que le jour où, volant à cinq mille mètres, il aperçut un essaim utilisant à cette hauteur des courants chauds qui se propageaient d’est en ouest.

— Les mouches possèdent une véritable science d’aéronaute, n’hésita-t-il pas à déclarer.

— De pareilles possibilités ont déjà maintes fois été notées chez les oiseaux migrateurs, sans qu’on ait pour cela conclu à leur intelligence, lui répondirent ses adversaires.

Mais Magne marqua un point le jour où un avion Caproni S.72, survolant le désert de Libye, dut percer un essaim et se trouva capturer sans le vouloir une centaine d’insectes dans ses volets d’intrados. Chaque mouche portait, serrée contre son abdomen à l’aide des pattes médianes, une petite boule jaunâtre qu’on crut être une larve, mais que les analyses de laboratoire révélèrent être une boule de nourriture faite de sucs végétaux et de débris organiques. Ainsi chaque individu de l’essaim emportait avec soi ses provisions de route.

— Mettra-t-on encore pareille faculté de prévision au compte de l’instinct ? dit Magne.

Là encore, pourtant, l’exemple du scarabée d’Égypte qui roule sa boule ne permettait pas de se prononcer absolument en faveur de l’intelligence.

Entre-temps, au cours de toutes ces reconnaissances aériennes, une nouvelle science était née, combinant l’entomologie et la météorologie, pour déterminer les grands courants de circulation dans l’Empire des mouches. Les essaims étaient d’importance variable et, comme on ne pouvait songer à dénombrer les individus qui les constituaient, on notait leur densité. On distinguait l’essaim cumulus, le plus dense, le plus noir, dont le nombre d’individus devait dépasser la dizaine de milliards ; l’essaim stratus, plus diaphane, plus allongé ; les essaims dits nuages épars, faits de petits groupes de un million d’individus ; les essaims vapeurs légères ; et enfin les « fumées de cigarette » ou patrouilles d’une vingtaine de mouches. Mais, parfois, il arrivait qu’on rencontrât des essaims monstres, dits ciel entièrement couvert, et qui correspondaient à une migration de tout un peuple.

La discussion sur l’intelligence des mouches rebondit quand on eut connaissance d’observations faites au Japon par la Société extrême-orientale d’étude des Diptères, dans une cage à mouches d’une superficie de plusieurs hectares qui pouvait donner aux insectes l’illusion de la liberté.

— Les mouches du laboratoire sont dans une espèce de léthargie qui les fait toutes différentes de ce qu’elles sont dans la réalité, avait toujours déclaré Magne.

Or, il se révéla que, en état de demi-liberté, les femelles du Japon pondaient sur chaque cadavre de mouche. De la sorte, la vie de l’espèce se poursuivait directement à partir de chaque individu, et le nombre des individus vivants pouvait se conserver en dépit du manque éventuel de nourriture. Cette utilisation des restes fut baptisée muscophagie par les savants orientaux.

— Nous dira-t-on que c’est là une preuve d’intelligence ? fit le camp des dégoûtés devant de pareilles mœurs.

— Pourquoi pas ? répliqua Magne, l’intelligence n’a rien à voir avec ce qu’on appelle la morale, et les hommes eux-mêmes furent autrefois anthropophages.

Cependant, son attention était orientée dans une direction nouvelle. Une industrie, d’un caractère moins désintéressé que toutes ces discussions, s’était développée en Espagne et en Italie : la récupération des objets de valeur restés dans les villes abandonnées. De petites colonnes d’aventuriers, spécialement équipés, se faisaient déposer en un coin dégarni d’insectes de la côte africaine, et, de là, s’efforçaient de gagner à travers le désert quelque ville morte de l’Empire des mouches. Revêtant alors des scaphandres spéciaux, les hommes se lançaient au pillage dans les rues abandonnées, parmi les masses d’insectes. Les risques étaient grands, le profit n’était pas toujours considérable : l’or était naturellement le plus recherché, mais, pour le découvrir, il ne fallait pas craindre d’entrer au plus secret des maisons pleines de mouches et grouillantes de larves, braver toutes les odeurs et toutes les visions de pourriture. Au bout de peu de jours, même si on avait échappé à toute inoculation, la mouchomanie pouvait se déclarer qui dégénérait en démence.

Magne n’hésita pas à fréquenter les cabarets de la côte où se recrutaient ces écumeurs de terre, et à passer avec eux le plus clair de ses soirées. Tous s’accordaient à dire que si les campagnes présentaient de grandes étendues nettes de mouches, les villages et les villes offraient des visions d’épouvante et que, pour descendre dans la mer des mouches, il fallait, en dépit des scaphandres, avoir le cœur bien accroché. Les caves des maisons emplies d’asticots dans lesquels on enfonçait jusqu’au mollet donnaient la nausée aux plus intrépides. La meilleure arme à utiliser était la lampe à souder, avec laquelle on faisait le vide autour de soi en grillant les insectes. Mais il advint que les scaphandres eux-mêmes ne parurent plus constituer une protection suffisante.

— Aller maintenant chez les mouches, c’est la mort certaine, disait-on dans les bistrots méditerranéens.

Un soir – c’était à Naples – Magne rentra radieux à l’hôtel où l’attendait Micheline.

— Embrasse-moi, carissima, lui cria-t-il. Nous allons vaincre ! J’ai là de quoi confondre et convaincre tous nos contradicteurs.

Mais, sous le ciel napolitain, Micheline semblait assez lasse de toutes ces querelles scientifiques.

— Tu m’as laissée seule bien longtemps, observa-t-elle.

— Ah ! si tu savais d’où je viens ! dit Magne. Je tiens le succès, j’en suis sûr. Écoute…

Micheline secoua la tête.

— Non. Laissons toutes ces choses. Sais-tu à quoi j’ai pensé pendant toute ma soirée solitaire ? Que si, au lieu d’être ta femme, j’étais une simple mouche, tu t’occuperais beaucoup plus de moi !

Magne protesta en riant.

— Mais si, reprit Micheline qui ne semblait pas sourire, il faut que je me défende contre des rivales qui, non contentes d’absorber le savant, veulent aussi m’enlever l’homme. À partir de maintenant, je serai égoïste, je veux t’avoir à moi toute seule quand nous serons ensemble…

Elle prenait un petit air décidé et têtu d’enfant rageur. Cette puérilité avait toujours exercé sa séduction sur Magne. Ce soir-là, les mouches furent hors de question, la primeur de la découverte de Magne fut réservée au grand Congrès international de La Haye. Dans une intervention décisive, il put produire quatre petits outils rudimentaires fabriqués par les insectes, et qu’il avait récoltés en fréquentant les nouveaux frères de la côte.

C’était un fin petit aiguillon, provenant d’un éclat de bois très dur, et qui devait servir d’arme aux mouches pour percer les scaphandres de toile ; un petit sac, fait l’un fragment de feuille conformée sur l’abdomen de l’insecte, et vraisemblablement utilisé pour le transport des provisions ; un crochet de bois dont une extrémité était appréhendée par la trompe de la mouche et qui lui servait à fouiller les ordures ; enfin une collection de menus graviers, arrondis en forme de petites billes, et dont la destination n’était pas claire.

— Messieurs, dit Magne, ai-je besoin de vous rappeler que, de tout temps, savants et philosophes furent d’accord pour voir la manifestation la plus probante de l’intelligence dans les outils que, seul entre les animaux, l’homme est capable de fabriquer ? En présence des échantillons que j’apporte ici, le doute n’est plus possible, l’activité des mouches est une activité intelligente.

» Alors que l’instinct forge des organes, conforme une patte, une mandibule, l’intelligence, en présence des nécessités de la vie, ne touche pas à l’organisme mais fabrique l’outil nécessaire. L’instinct modèle l’individu lui-même pour l’adapter au monde ; l’intelligence s’empare d’un fragment du monde, à savoir l’outil, et le retourne contre ce monde même pour le modeler selon ses désirs, au lieu de le subir.

» Mais ce caractère offensif de l’intelligence nous oblige à voir dans l’invasion des mouches, non plus un phénomène dû au hasard et dont un autre hasard pourrait nous délivrer, mais une mainmise volontaire sur les choses de la nature. La domination de la Terre appartient à l’intelligence, au moins est-ce ce que notre expérience séculaire d’hommes nous a appris. Eh bien, messieurs, nous ne sommes plus seuls à le savoir. La Musca errabunda s’en est aussi rendu compte. Elle l’a si bien compris que c’est à l’homme seul qu’elle s’attaque, et que les animaux continuent à vivre en paix dans l’Empire des mouches. Le meilleur symptôme, selon moi, que donnent de leur intelligence les mouches, c’est qu’elles ont compris tout de suite où, et qui, était leur principal adversaire.

« Jusqu’à ce jour, messieurs, l’homme s’est battu contre l’homme, et à nos rivalités d’appétits, nos frères inférieurs assistaient avec l’indifférence des biches devant l’issue d’un combat de cerfs. Dans l’empire du monde, l’homme était seul, il n’avait contre lui que son semblable. Ce temps n’est plus. Si nous voulons conserver notre supériorité sur la planète, il faut que, mettant fin à toutes discussions, à toutes querelles entre nous, nous nous liguions sans tarder contre les mouches. Vous rappellerai-je que les conquérants ont toujours favorisé et exploité les querelles intestines entre peuples qu’ils se proposent d’asservir, et que, grâce à cela, ils s’emparaient, morceau par morceau, de leurs territoires ? Ne commettons plus cette faute éternelle. La division du globe en nationalités distinctes a déjà favorisé l’invasion des mouches. Chaque nation a tenu à lutter par ses propres moyens, vous savez le résultat. Seul un front unique de l’espèce humaine, contre le front unique que lui opposent les mouches, pourra nous permettre de remporter la victoire.

» Messieurs, je ne me lasserai pas de sonner la cloche d’alarme. Les mouches marchent, si j’ose dire, à pas de géants sur la route de l’intelligence. Déjà, je crois savoir qu’elles utilisent des poisons végétaux à action très rapide, de préférence aux agents microbiens, pour nous tuer. Qu’inventeront-elles demain ? Il faut, sans tarder, détruire l’Empire des mouches de toutes nos forces concentrées. Il faut que l’expérience acquise au cours des siècles dans nos luttes intestines nous serve enfin dans un but honorable. Alors que les penseurs se sont toujours demandé de quelle utilité pouvait être la guerre dont les ravages s’étendaient stupidement entre les humains, nous pourrions maintenant répondre que l’homme entraînait ainsi, sans le savoir, ses forces de destruction et de résistance, pour qu’elles pussent lui servir le jour où la suprématie de toute l’espèce humaine serait menacée. Nous avons joui, depuis l’âge des cavernes jusqu’à ce jour, d’une paix immense sur ce globe, et cela en dépit des guerres sans nombre où, comme des boxeurs dans une salle d’entraînement, nous avons endurci nos muscles et forgé nos armes. Mais le temps de cette longue paix est fini, il faut maintenant montrer ce que nous avons appris. Avons-nous appris assez ? Pourrons-nous échapper à ces deux dangers de notre oisiveté au cours d’un règne sans rivaux : la guerre entre nations, le pacifisme universel ? Je le souhaite, car le temps est fini des nationalismes agressifs, comme est fini le temps des espoirs en la paix. La nature nous suscite de nouveaux ennemis. C’est la guerre contre eux qu’il convient de prêcher.

» Je sais, messieurs, qu’il est de tradition dans ces réunions de tempérer nos conclusions d’un certain humour. Mais les circonstances ne prêtent pas à rire. Je me contenterai seulement, à vous tous, familiers des dénominations latines, de répéter ce qui doit devenir notre nouveau cri de guerre : Delenda musca. »

Cette fois, Magne l’emporta devant le tribunal des experts. Un vœu pressant fut émis par le congrès international et les gouvernements européens furent officiellement saisis de la question. Ils mirent quelque temps à réagir.

Enfin, après une délibération prolongée au Conseil des ministres, le Journal officiel de la République française publia ce décret :

Attendu que les mouches constituent, d’après des avis que l’on peut croire autorisés, un grave danger pour les populations métropolitaines, comme elles en furent un pour la France d’outre-mer, il convient d’encourager de façon intensive la destruction de ces insectes. En conséquence, le gouvernement décrète :

ARTICLE PREMIERDans la mairie de chaque commune, il sera institué un bureau des primes.

ARTICLE 2 – Une prime de quinze centimes sera payée à tout citoyen qui présentera cent pattes de mouches.

La montagne n’accouchait pas même d’une souris, mais d’un poil de puce de rat !

Dans le même temps, l’Angleterre se contentait de doubler le cordon sanitaire qui la séparait du continent, et l’Allemagne introduisait à Genève une demande de mandat colonial sur les territoires évacués par les autres nations, se flattant de les débarrasser des insectes en un tournemain. Quant à l’URSS, elle répondit : « La mouche est le symbole des forces policières entretenant la tyrannie du capital sur le prolétariat. Dans une société sans classes, il n’y a plus de place pour les mouches. »

Magne, qui croyait entrevoir le bout de ses peines, s’aperçut qu’elles commençaient à peine. Il ne se découragea pas. Puisque, dans l’Europe du XXe siècle, les gouvernements étaient devenus incapables de prévoir et se contentaient de marcher à la remorque des événements et de l’opinion, il résolut d’agir directement sur le public et d’ouvrir de force les yeux qui ne voulaient pas voir, les oreilles qui se refusaient d’entendre.

Profitant du retour de renommée que lui valait son intervention récente, il ouvrit sa porte à tous les journalistes, multiplia les interviews, entreprit des tournées de conférences en province, couvrit les murs d’affiches, et, louant comme un vulgaire marchand de pommes les postes de radiodiffusion, il poussa à heure fixe son cri de moderne Caton :

« Il est inconcevable qu’une humanité qui se dit civilisée puisse rester insouciante en portant à son flanc cette plaie couverte d’insectes qu’est l’Équateur de la planète. Que penseriez-vous d’un homme qui continuerait à plaisanter au-dessus de son apéritif quand un essaim de larves lui dévore le ventre ? Qu’en penseriez-vous, mes chers auditeurs ? Eh bien, cet homme, c’est vous. Les générations à venir, s’il doit y avoir pour notre espèce un avenir, ce dont je commence à douter, s’étonneront de l’indifférence coupable dont l’époque présente aura fait preuve. Nous ne devons plus avoir qu’une seule préoccupation, qu’un seul mot d’ordre : Tous contre les mouches ! Mort aux diptères ! »

Sa réputation scientifique commençait à souffrir de ces extravagances. N’importe, il avait le sentiment de faire son devoir. Quant à l’humanité impénitente, elle se méprenait sur le désintéressement de cette campagne. Des aventuriers de tout poil, de la finance à la politique, essayèrent de s’aboucher avec Magne, le priant de choisir une couleur politique, et lui assurant aussitôt l’appui d’un parti. En vain répondait-il : « Je ne veux que défendre l’humanité », on refusait de le croire, on pensait qu’il cachait son jeu. Les marchands de pétrole, devinant que l’affaire pourrait être fructueuse, et pas fâchés de jouer enfin un tour aux marchands de canons dont la renommée les agaçait, firent à Magne des offres de collaboration en sous-main. Il les repoussa, voulant rester exempt de toute compromission, mais alors des résistances s’organisèrent contre sa propagande. Elles ne vinrent point seulement de la Ligue protectrice des animaux, ou des Amis de la paix universelle. La presse patriotique l’accusa de vouloir détourner l’attention de son pays du péril allemand, et de chercher à dilapider les crédits intéressant la défense nationale dans une entreprise saugrenue. Il y eut plus.

Certains évêques publièrent des mandements invitant les fidèles à la prudence, et rappelèrent que l’Église n’avait toujours point pris parti dans la question encore controversée de l’intelligence des mouches. La matière était plus importante pour la religion qu’il peut sembler tout d’abord. En effet, certains auteurs étaient allés jusqu’à prétendre que si les mouches étaient intelligentes, elles devaient avoir une âme ! Cette hérésie nouvelle et inouïe, connue sous le nom de vandellisme, du nom du Père Vandelle qui, à la suite de ses conversations avec Magne, en avait le premier risqué l’idée – avec quelles précautions il est vrai –, fut, certes, sévèrement condamnée. Mais elle n’en rencontrait pas moins créance auprès de certains.

« Si les mouches sont intelligentes, disaient les disciples du Père Vandelle, nous n’avons pas à les combattre, à leur déclarer la guerre contrairement aux principes de notre sainte religion, mais bien à les… évangéliser. Loin de nous la pensée d’un blasphème où l’ironie se joindrait à l’impiété ! Nous reconnaissons ce qu’a d’étrange la situation actuelle et quel effort d’adaptation elle exige de nos esprits. Nous ne demandons pas même que les pouvoirs religieux tranchent, dès à présent, une question sans précédent. Mais nous les supplions de considérer que si, dans l’hagiographie chrétienne, une image mouille à coup sûr depuis des siècles les yeux de nos fidèles : nous voulions dire l’image de saint François d’Assise prêchant aux oiseaux, l’idée d’aller prêcher la vérité à des insectes que certains maîtres de la science reconnaissent pour intelligents, ne doit pas être écartée dès l’abord comme irrévérencieuse. »

Rome, bien entendu, fit la sourde oreille. Mais l’appel eut des résonances dans les pays anglo-saxons, et l’Armée du Salut décida d’envoyer au Maroc français une première mission composée de deux pasteurs, de trois distributeurs de Bibles, de douze sœurs en Jésus-Christ et d’un petit orgue portatif. Le tout fut débarqué à Casablanca. On ne retrouva que l’orgue, un mois plus tard, à deux cents mètres de la jetée, parce que les tuyaux n’en étaient pas comestibles pour les larves.

Dans l’ensemble, l’opinion publique était, il faut bien l’avouer, réfractaire à la propagande de Magne. Pour le Français moyen, l’idée d’aller combattre les mouches était ridicule, sottement guerrière, impie et quelque peu fasciste. Comme à une de ses réunions publiques, Magne terminait son discours par son cri habituel :

« Mort aux diptères ! », la moitié de l’assistance, stylée par la cabale, se leva pour crier en écho : « Mort aux vaches ! » La police intervint, ce fut une épouvantable bagarre.

Par une curieuse conséquence, la campagne de vulgarisation eut plus d’effet sur les corps scientifiques que tous les articles techniques – les savants lisant plus les journaux que les mémoires aux académies –, et Magne eut la légère satisfaction de voir qu’au XVIIe congrès pour l’avancement des sciences, la section de zoologie décida que désormais la Musca errabunda s’appellerait la Musca sapiens.

Les mouches attendaient-elles cette décision pour faire parler d’elles ? Ce serait leur supposer bien peu d’intelligence. Toujours est-il qu’un beau jour, on apprit que, profitant d’un fort vent du sud, les nuages d’insectes avaient traversé le détroit de Gibraltar et s’étaient abattus sur l’Andalousie. Les premiers rapports signalaient que chaque mouche portait autour du thorax un petit maillot, fait de brins de laine grossièrement entrelacés, par lequel elle se protégeait des rigueurs du climat septentrional.

L’Europe et la France s’émurent. Magne fut appelé à la présidence du Conseil.

— Eh bien, lui dit le chef du gouvernement Paul Résal, vous devez être satisfait. Quelles mesures préconisez-vous ?

— La mobilisation générale, répondit Magne.

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