III

Desmaisons partagea son temps assez régulièrement entre le quai de l’Horloge et la rue de Vaugirard. Tout allait sans incidents dans la salle des cadres, où les heures de garde lui laissaient bien des loisirs pour songer. Il ne s’en serait pas plaint si ses pensées n’avaient pris là un tour pénible qu’il ne s’expliquait pas : c’était une sorte de malaise, une anxiété qui venait parfois l’assaillir au sujet de Cécile. On ne passe pas quarante années replié sur soi-même, clos, inattaquable, sans être un peu perturbé quand, dans ce rempart d’égoïsme, l’amour a enfin ouvert une brèche. Mais par cette brèche, s’épanchait son nouveau besoin de tendresse, s’infiltraient aussi des motifs d’inquiétude contre lesquels sa vie passée ne l’avait pas préparé à réagir. Que faisait Cécile quand elle était loin de lui ? Ne courait-elle pas de dangers ? Un accident, un taxi renversé, une fuite de gaz, un incendie, toutes ces possibilités plus ou moins saugrenues lui venaient à l’esprit quand il était dans cet état de crainte vague. Et il s’irritait de se trouver vulnérable, exposé sans défense aux embûches du sort, dans cette part de lui-même qui lui était devenue la plus essentielle : celle qui aimait.

Quand il rentrait, il avait conservé cette habitude de célibataire de commencer par aller se laver les mains dans la salle de bains. Cécile venait parfois l’y rejoindre.

— Tu ne viens pas me dire bonsoir ? demandait-elle affectueusement.

Il la prenait par jeu entre ses bras, tout en continuant à s’essuyer les mains derrière elle dans la serviette éponge.

— Tu ne t’es pas ennuyée ? demandait-il.

Elle ne s’était pas ennuyée, et protestait contre ce soupçon. Elle avait travaillé aux rideaux du studio, était passée chez la teinturière, avait changé son livre au cabinet de lecture, ou encore avait rendu visite à la femme du patron, qu’à l’image de son mari elle appelait la patronne, ne pouvant se résoudre à dire Mme Blandin de celle qu’elle avait si longtemps appelée madame, tout court.

Ces explications, qu’il écoutait tout en piquant au hasard des baisers sur le visage détendu et souriant qu’elle lui offrait, chassaient parfois les pensées inquiètes de l’après-midi, mais point toujours. Et ce fut avec surprise qu’il constata que, près d’elle, la tenant contre lui, l’anxiété de son esprit ne cessait pas, comme si son inquiétude avait tenu à quelque motif plus profond que les dangers fantaisistes dont il la voyait menacée dans la solitude.

Le courrier arrivait pendant le repas du soir. Cécile ne recevait guère que des catalogues ou des journaux de modes. Malgré lui, Desmaisons lançait un regard inquisiteur vers le plateau où la bonne présentait les lettres de madame. Que voulaient donc à sa femme des gens qui n’étaient pas lui ? Pour échapper à cette cause secrète d’irritation, il s’approchait, prenait tendrement les mains de Cécile, et l’interrogeait sur son passé dont jusqu’alors il n’avait été guère curieux. Elle contait sans gêne sa très simple histoire. À quinze ans, l’Assistance l’avait placée à la campagne chez des fermiers. M. Blandin qui, pendant les vacances, se trouvait au château, comme on disait là-bas, l’avait remarquée et l’avait prise à son service. Elle avait alors passé neuf ans dans la famille, devenant peu à peu la personne de confiance de la maison qu’elle n’avait quittée qu’à la suite d’une histoire entre la patronne et sa belle-fille Jacqueline, la fille aînée, du premier lit. Entre les deux femmes, les choses n’avaient jamais très bien marché, et la jeune Jacqueline avait un caractère difficile. En essayant de s’interposer, d’arranger les choses, elle avait mécontenté tout le monde, et avait fini par comprendre qu’il valait mieux…

— Personne ne t’a jamais manqué de respect, j’espère, dans la maison du patron.

— Voyons, Bernard ! protesta-t-elle, tout le monde a toujours été très convenable.

Il s’excusa disant qu’il pensait à autre chose : il avait seulement pensé tout haut.

Sous prétexte de divers cambriolages qui avaient eu lieu dans le quartier, il déclara un beau jour qu’il faudrait faire poser une chaîne de sûreté à la porte d’entrée.

— On ne sait jamais qui peut sonner quand tu es seule dans la maison. Il y a des individus qui repèrent les appartements occupés par des femmes seules…

Elle protesta. Une chaîne ferait un effet affreux dans le joli vestibule. Et puis, ça ne se faisait plus. Du reste, n’avait-elle pas été seule une bonne partie de sa vie ? Mais il insista, avec tant de conviction, qu’elle finit par céder et fit poser la chaîne, bien décidée à ne jamais s’en servir.

Un soir, en rentrant, quoiqu’il eût la clé, il sonna. Elle vint ouvrir elle-même, le saluant d’une exclamation joyeuse.

— Et la chaîne ? fit-il.

Elle le dévisagea avec surprise. Qu’il se fût livré à cette comédie pour la surprendre, lui donna un coup. Elle mentit :

— J’ai reconnu ton coup de sonnette. D’habitude, je mets la chaîne…

Il se sentit honteux, et lui demanda pardon. Elle pensa que ses travaux devaient lui donner des soucis et le mettre dans un état de nervosité pour lequel il fallait avoir de l’indulgence.

Pourtant, ce n’étaient pas ses occupations qui étaient en cause. Les relevés des parcelles s’effectuaient avec régularité et sans à-coups. La parcelle C. 120 se déplaçait en mer, le long de la côte balte. L’agent devait se trouver à bord d’un navire de guerre, un torpilleur à en juger par la vitesse de quarante nœuds qu’il atteignait à certains jours. Praslier, qui avait du goût pour les interprétations policières, laissait volontiers aller son imagination à propos des allées et venues des parcelles.

— N’inventons rien, rappelait sèchement Desmaisons dont, au laboratoire plus encore que chez lui l’humeur s’assombrissait, je vous ai déjà dit que notre tâche est d’observer, un point c’est tout.

— Si on ne pouvait chercher à deviner un peu ce qui se passe, le métier serait bien monotone, maintenait Praslier qui prenait goût à l’indépendance depuis qu’il avait abandonné ses fonctions administratives.

C. 88 avait d’autres habitudes. Il se déplaçait en automobile, généralement le jour, et en apparence au hasard sur les routes de l’Europe centrale. Puis, régulièrement, il revenait le dimanche toucher barre à Lausanne.

— Il est bien maladroit, son horaire est trop réglé pour un agent secret, disait Praslier. Il doit y avoir une femme là-dessous, il va se faire prendre.

— Que m’importe, à moi ! jetait Desmaisons. Je ne suis pas policier mais physicien.

Ces suggestions du genre détective l’agaçaient. Si, suivant le mauvais exemple, il cédait parfois à la tentation de donner vie et figure à ces petites taches noires interminablement balancées dans les quelques décimètres carrés de la pellicule d’eau, il s’en tenait à des réflexions générales et désabusée, dictées par la maussaderie de son humeur :

— À quoi se réduit la vie des humains ? soupirait-il. Voyez ce vol de moucheron dans un mouchoir de poche, la voilà donc cette activité dont ils sont si fiers ! La voilà résumée, et aussi pleine de signification, ou dénuée de signification, que dans la réalité.

Praslier, peu sensible à la philosophie, laissait alors tomber la conversation.

Leur troisième cliente, la parcelle A. 37, ne donnait pas, elle, matière à réflexions : elle refusait de bouger. Tous les matins, dans le rapport que Praslier emportait à la Sûreté, la situation d’A. 37 ne comportait qu’une phrase : « Ne quitte pas Paris. »

— Êtes-vous sûr que quelque chose ne cloche pas dans l’appareillage ? suggéra Praslier.

Par acquit de conscience, Desmaisons vérifia les organes du cadre d’A. 37, s’assura de la vitalité de la parcelle, la changea de cadre : A. 37 ne bougea pas.

— C’est un homme dans mon genre, conclut-il, il préfère le rêve à l’action.

Mais trop rêver n’était précisément pas recommandable dans la monotonie des observations journalières et sous l’influence des suggestions auxquelles s’abandonnait l’imagination de Praslier. Les rêveries de Desmaisons s’attachaient, il est vrai, moins aux parcelles qu’à Cécile dont il était tout le jour séparé. Il prit l’habitude de lui téléphoner régulièrement dans l’après-midi, pour rien, pour le plaisir de l’entendre, lui demandant ce qu’elle lisait, le menu du dîner, ou si le soleil ne mangeait trop les rideaux… Peu importait le prétexte, il s’assurait seulement qu’elle était là, chez elle. Quand, par hasard, il ne la trouvait pas, et qu’à l’autre bout du fil le timbre d’appel lançait dans le vide la série de ses décharges sonores, l’inquiétude sourde qui le minait prenait brusquement corps et son cœur se serrait sur le rythme même de la sonnerie. Il croyait s’être trompé, recomposait le numéro. Et comme on ne répondait toujours pas, de demi-heure en demi-heure, après les relevés effectués sur les cadres, il poursuivait sa ronde jusqu’au téléphone, redemandait Cécile, jusqu’à ce qu’enfin sa voix lui répondit. Il n’avouait pas avoir téléphoné trois ou quatre fois en son absence. Le soir, en rentrant, il demandait incidemment ce qu’elle avait fait dans la journée.

— Je suis allée visiter l’exposition des décorateurs au Grand Palais, il y avait beaucoup de monde…

Mais pourquoi n’avait-elle pas attendu un jour où il aurait été libre de l’accompagner ?

— Je n’aime pas te savoir seule au milieu de ces cohues, avec tous ces gens qui vous pressent, avouait-il.

— L’air n’y est pas plus irrespirable que dans un bureau, déclarait-elle en se refusant à comprendre.

— Mais tu sais bien que tu dois prendre des précautions, rétorquait-il, heureux de cette diversion.

— Quoi ? À cause de mon cœur ? Je ne me suis jamais mieux portée que depuis que je suis près de toi, remarquait-elle calmement.

Et profitant de cette assurance qu’elle venait de donner, elle prenait une cigarette dans le coffret ouvert sur la table. Lui, ne fumant pas, se contentait d’apporter du feu, murmurant :

— Es-tu bien sûre que ça ne te fait pas mal ?

Mais il aimait la voir fumer auprès de lui, comme s’il avait alors eu l’impression rassurante d’être en face d’un être de même sexe que lui, plus facile à comprendre et dont on devine mieux les intentions.

Un soir où, sans penser à mal, elle raconta que dans l’après-midi elle était entrée dans un thé et avait eu envie de danser, elle fut surprise de le voir brusquement changer de visage. Ce fut presque le début d’une première scène de ménage. Mais un coup de téléphone inattendu de Blandin l’interrompit. Le patron demandait à Desmaisons de venir le voir immédiatement. Il partit très agité pour Neuilly.

— Il m’arrive une fâcheuse aventure, dit le vieux dès son entrée dans la grande bibliothèque, j’ai été cambriolé cet après-midi. Une négligence de ma part ; j’avais oublié de brouiller le chiffre du coffre avant de quitter le bureau. On a soustrait des dossiers, dont celui des parcelles détectrices, les comptes rendus d’expérience, le mémoire en préparation. Les fiches des agents secrets que m’avait confiées exceptionnellement la Sûreté ont disparu aussi. La divulgation possible de mes travaux, encore qu’elle me contrarierait, me préoccupe moins que la disparition de ces fiches. Il y a là trois ou quatre personnages, peu intéressants je le concède, mais qui, à cause de mon étourderie, peuvent finir sous la hache. Je ne voudrais pas que leurs fantômes vinssent hanter mes nuits…

Il marchait de long en large, ayant perdu son calme ordinaire et torturant les revers de sa robe de chambre. Desmaisons ne l’avait jamais vu dans cet état.

— Évidemment, j’ai bon nombre d’ennemis. Mais, pour moi, le vol doit être en rapport avec l’étude des parcelles que nous avons entreprise. Cette tourbe d’indicateurs, d’espions, d’agents doubles est un véritable panier de crabes. Les opérations de prélèvement, si discrètes qu’elles soient, ont-elles attiré l’attention d’un des sujets ? L’un d’eux m’a-t-il reconnu, ce qui aurait été suffisant pour lui donner l’éveil et l’envie d’en savoir davantage ? Je ne sais. J’ai averti la Sûreté et l’enquête est commencée. Le vol n’a pu être commis que par un familier des lieux. Vous qui avez si longtemps travaillé ici, auriez-vous un soupçon quelconque ?

Desmaisons, pris au dépourvu, écarta les bras dans un geste d’impuissance.

— Les laboratoires emploient un nombreux personnel subalterne…

— Je suis sûr de tous mes collaborateurs immédiats, trancha le patron. Ah ! Voyez-vous, mon vieux, poux la première fois de ma vie, je me blâme ; je regrette de m’être acoquiné avec la police. Il était tentant, je le reconnais, de passer aux applications de notre procédé. Mais nous autres, ne sommes pas faits pour des besognes de ce genre… Enfin, il est trop tard maintenant pour reculer. Je suis décidé à tout faire pour rentrer en possession des documents. Je reverrai demain les enquêteurs. En attendant, pas un mot à personne. Je n’ai prévenu que vous pour que, de votre côté, vous puissiez redoubler de précautions. Au quai de l’Horloge, n’avez-vous rien remarqué ?

— Praslier et moi pénétrons seuls dans l’appartement. Il y a doubles portes, doubles verrous. Les rideaux de la salle des cadres sont toujours tirés. Praslier occupe la maison toute la nuit. La concierge est un agent de la Préfecture, et jamais je n’ai entendu un coup de sonnette suspect…

— À propos, quel effet vous fait Praslier ?

— Un brave garçon, un peu vulgaire. Mais nous parlons assez peu. Mais je ne pense que…

— Moi non plus. Du reste, la Sûreté doit connaître les gens qu’elle emploie.

Le patron resta pensif et, ses soucis le faisant plus humain, se laissa aller à ajouter :

— Dans ce genre d’histoires, on en vient à suspecter tout le monde, c’est précisément ce qu’elles ont d’odieux. Ah ! Les hommes sont de bien vilains animaux ! Moins on les approche, mieux ça vaut. Car, à leur contact, on devient comme eux : méfiant, soupçonneux… Et il ne fait bon vivre que dans une atmosphère de confiance…

Desmaisons se sentit rougir, comme s’il avait été visé par ces derniers mots. Non qu’il s’agît du vol, mais pour d’autres raisons, n’était-il pas lui-même devenu méfiant, soupçonneux…

Cette atmosphère de confiance dont parlait le patron, régnait-elle entre Cécile et lui ? Et par quelle faute, sinon par la sienne. Tout à l’heure encore…

Rentré chez lui, il s’appliqua à être tendre.

— Pourquoi t’appelait-il si tard ? demanda Cécile.

— Des renseignements à propos d’expériences que nous faisons, répondit-il évasivement.

— Mais tu as l’air préoccupé. Dis-moi, Bernard, tu n’as pas d’ennuis graves ? Depuis quelque temps, il me semble que tu deviens mystérieux, lointain… J’ai presque peur.

Il l’attira à lui, appliqua la chère tête contre son épaule et, tout en jouant à ramener derrière l’oreille les mèches de ses cheveux, murmura :

— Moi aussi, j’ai peur, mais à cause de toi. Comment te dire ?… À cause de toi, je peux souffrir, être inquiet… Quand je suis loin de toi, j’ai peur de ce qui peut t’arriver… Plus bas encore, il ajouta :… de ce que tu peux faire.

— Bernard ! Voyons ! protesta-t-elle. Et, levant la main pour caresser à son tour sa joue : Pourquoi tout cela, puisque je t’aime.

Il la regarda longuement, scrutant l’expression de son visage.

— C’est plus fort que moi, déclara-t-il. J’aurais peut-être mieux fait de ne pas te le dire, mais dans le fond de moi-même… Il hésita, puis reprenant les mots du patron : « … je reste inquiet soupçonneux… Peut-être est-ce une maladie ? » suggéra-t-il.

— Non, je ne crois pas, fit-elle. Ce sont des soucis que tu as pour d’autres causes, pour tes recherches, et tu leur donnes inconsciemment cette forme.

Croyant chasser plus sûrement le mal en le nommant par son nom, il soupira avec un pauvre sourire :

— C’est bête d’être jaloux !

— Grand sot ! fit-elle tendrement en se redressant face à lui. Jamais, tu entends, jamais, je ne te donnerai motif à douter de moi.

Elle lui enleva lentement ses lunettes, les glissa dans la petite poche du veston, puis, prenant cette bonne grosse tête entre ses mains fraîches, elle l’embrassa longuement avec une touchante application.

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