IV

Le surlendemain, Desmaisons était seul dans la salle des cadres quand le patron fit son entrée, visiblement soucieux et plus ridé que jamais.

— Je viens pour cette malheureuse affaire. L’enquête piétine. La police a-t-elle jamais été bonne à quelque chose ? On suspecte, plus ou moins directement, deux personnes parmi l’entourage de nos collaborateurs. On pourrait en suspecter dix. Enfin, quoi qu’il en soit, l’inspecteur qui dirige les recherches estime que si nous pouvions connaître exactement les allées et venues de ces deux personnages, nous serions conduits à des résultats intéressants. J’ai songé à notre procédé, j’ai effectué des prélèvements sur les personnes suspectes. Puisque nous sommes embringués dans cette histoire, il fallait bien aller jusqu’au bout. Mais les soupçons n’étant que très vagues, je ne veux pas prononcer les noms. Du reste, vous ne devez pas les connaître ; et puis, instruit par l’expérience, je désire que tout cela reste anonyme. Bref, voici deux parcelles, X et Y, dont je vous propose d’étudier systématiquement les déplacements sur un plan de Paris.

— Dans Paris ! fit Desmaisons en se rengorgeant de surprise, la tentative est audacieuse, et nous n’avons jamais opéré à si grande échelle…

Il réfléchit un instant, avant de poursuivre :

— Pourtant, en réglant convenablement le champ magnétique du cadre et en amplifiant les déplacements de l’aiguille, on peut peut-être obtenir une sensibilité suffisante… C’est un essai à tenter. S’il réussit, il fournira en tout cas un critère indiscutable de la valeur du procédé…

Mais son front se barra d’un pli.

— Ah ! Il y a la question du point originel auquel il faudra poser la parcelle. Dans Paris les gens se déplacent très fréquemment. Et il risque d’être impossible de mettre la parcelle à l’endroit exact où se trouve la personne quand l’expérience commence.

— Voilà l’objection même que je me faisais en venant, reprit Blandin. À vrai dire, je ne sais où séjournent en temps ordinaire cet X et cet Y que, par prudence et pour ne pas éveiller leurs soupçons on n’a pas interrogés selon les règles policières. Mais l’obstacle peut être tourné. Vous observez les déplacements de la parcelle dans le cadre. Ces déplacements doivent obligatoirement s’effectuer suivant les directions des rues figurées sur le plan de Paris, puisque la personne en question ne traverse pas les murs et les pâtés de maisons. Il faudra donc que, par approximations successives, vous décaliez le plan sous le cadre jusqu’à obtenir des allées et venues concordant avec les rues de la ville. C’est un petit problème de patience qui ne paraît pas insoluble, et vous avez déjà levé des difficultés plus grandes, mon vieux Desmaisons.

— La solution est originale, on peut essayer concéda Desmaisons.

Repris par sa fièvre de vieux préparateur bricoleur, il commença séance tenante à monter deux nouveaux cadres. Quand Praslier rentra, il l’envoya acheter « trois ou quatre plans de Paris au vingt millième, aussi soignés que possible. »

Puis il se mit à l’œuvre en commençant par la parcelle X, moins pour suivre l’ordre alphabétique que parce qu’elle s’agitait plus fréquemment que l’autre dans la lame liquide. Pour découvrir le sens de ces mouvements, aussi dépourvus de signification apparente que le langage d’un message chiffré, il fallait déplacer le plan à la manière d’une grille cryptographique. La tâche lui parut d’abord presque impossible.

— Autant vouloir donner un sens à la danse d’un moustique dans un rayon de soleil ! grommelait-il tandis que les heures passaient.

Il avait d’abord tenté de procéder méthodiquement. Relevant sur du papier transparent un trajet-de la parcelle, il essayait de le faire coïncider avec les rues des arrondissements successifs. Mais, durant le temps où il procédait à ces essais, la parcelle se déplaçait encore, et d’autres trajets posaient un nouveau problème. Il passa alors à l’empirisme, et, vers quatre heures de l’après-midi, observant un long déplacement en ligne droite orienté est-ouest, il pensa à l’avenue des Champs-Élysées. Il fit coïncider le double trait figurant l’avenue avec le trajet en cours de la parcelle. Malheureusement, le point noir tourna vers le sud de façon à couper la Seine entre deux ponts. Il ne tenait pas encore la solution. Pourtant, un quart d’heure plus tard, un trajet rectiligne en sens inverse, ouest-est, lui permit d’essayer la rue de Rivoli et, quand la parcelle tourna au nord, elle s’engagea assez exactement dans la rue Royale. Il entrevit la réussite. En effet, après quelques légères rectifications, le parcours de X se trouva coïncider exactement avec les rues du plan. L’accrochage était obtenu. Première victoire.

Restait Y qui ne se déplaçant pas dans son cadre, rendait la tâche impossible. Il allait être sept heures du soir ; Y, resté immobile pendant le jour, devait être noctambule et, en l’étudiant de nuit, le travail serait sans doute plus facile. L’idée de passer la nuit au quai de l’Horloge ne lui souriait guère. Mais, désireux de pouvoir annoncer au patron un double succès, sa décision fut bientôt prise. Il s’accorderait un peu de repos et reviendrait travailler au laboratoire. Pour gagner du temps, il téléphona à Cécile de venir le rejoindre à huit heures dans un café du Palais-Royal, d’où ils iraient dîner ensemble dans un restaurant du voisinage.

— Je serai de retour avant neuf heures et demie, dit-il à Praslier. En attendant, faites les relevés de X sur le plan de Paris, au même titre que ceux des autres parcelles que vous surveillez déjà.

Satisfait de son succès, il traversa la Seine, humant avec plaisir l’air frais du soir, se laissant aller à la détente après l’effort. Quand il entra au café, eut la surprise d’y trouver Cécile assez désinvolte, déjà assise devant un porto. De la voir, seule en pareil endroit, environnée d’hommes bruyants, lui porta un coup. Il se reprocha son retard et, voulut la soustraire au plus tôt à cette horrible ambiance, il refusa de s’asseoir :

— Allons dîner, dit-il brusquement.

Cécile, qui se réjouissait naïvement de cette sortie inattendue, avait arboré une petite robe printanière dans laquelle elle se sentait pleine de confiance en elle-même. La soirée était tiède, les passants circulaient nombreux. Desmaisons remarqua que bien des hommes, des femmes même parfois, arrêtaient sur eux leur regard. La satisfaction candide de Cécile animait son visage. Il se tourna vers elle, la trouva provocante. Était-elle donc ainsi quand elle était dehors ?

— Tu te mets trop de poudre, dit-il.

— Mais je n’en ai pas, répondit-elle avec surprise en touchant ses joues de l’envers de sa main.

Silencieux et morose, il marchait à grands pas d’homme seul qu’elle suivait de son mieux. Le pire est qu’il ne savait où aller, ignorant les restaurants des environs. Son manque d’expérience et sa maladresse pour sortir avec une femme – fût-ce la sienne – l’irritaient encore contre lui-même.

Elle le sentit dans ces mauvais jours et lui prit le bras pour le calmer, autant que pour ralentir un peu sa marche. Il en eut presque un geste d’impatience. Pour faire cesser cette situation pénible, il entra dans le premier restaurant venu qui se trouva être assez élégant. Les tables étaient encore à peu près inoccupées. À la sentir à l’abri des regards de la rue, il s’apaisa un peu, et la pria de faire leur menu. Par malheur, le garçon distrait avait fait suivre les ordres d’un « Bien, mademoiselle, » un nouveau pli vint barrer le front de Desmaisons.

— Tu vois, j’ai l’air d’être ton père, observa-t-il à voix basse.

Elle protesta d’un léger mouvement d’épaules, et d’une caresse légère effleura sa main sur la nappe. Elle restait tenue à une certaine réserve de gestes que ne connaissaient pas leurs dîners en tête à tête rue de Vaugirard.

— Des soucis de métier ? se risqua-t-elle à demander.

Il secoua la tête :

— Laissons cela, dit-il sèchement.

Elle choisit alors de rester muette et s’appliqua à se faire oublier. Peu à peu les dîneurs se faisaient plus nombreux. Les nouveaux venus dévisageaient les couples déjà assis. Desmaisons, vieux solitaire, souffrait en silence de s’offrir en spectacle en compagnie de celle qu’il aimait. Une étrange pudeur l’empêchait d’affirmer par son attitude cette prise de possession qui fait un seul bloc de deux êtres, et il lui semblait voir Cécile, seule, exposée à tous, alors que lui, comme dans un cauchemar, ne pouvait qu’assister impuissant à la montée des désirs vagues qu’il sentait rôder autour d’elle. De temps à autre, avec un grand effort, il prononçait quelques paroles banales, mais cela même sonnait faux, et Cécile ne pouvait s’y tromper. Avant la fin du dîner, il ne put s’empêcher de bougonner :

— Si cet individu, là-bas, continue à te regarder comme ça…

— Laisse donc, protesta-t-elle.

Désemparée, ne sachant par quel moyen détourner l’irritabilité dont il faisait preuve, elle n’osait lever les yeux de son assiette. Lui-même se trouvait odieux, mais restait incapable de prendre sur lui pour se dominer.

Quand ils sortirent, il faisait nuit, et l’obscurité refit autour d’eux un peu d’intimité. Il lui prit le bras, s’excusa de son humeur qu’il mit sur le compte de la contrariété éprouvée devant la perspective de travailler encore une bonne part de la nuit.

— C’est de ma faute, déclara-t-elle. J’aurais dû refuser de venir, et ne pas couper ainsi ton travail.

Il fut touché de la voir prendre ainsi par gentillesse sa part de responsabilité.

— Je n’ai guère l’habitude de sortir, avoua-t-il, et me sens gauche au milieu de tous ces gens. C’est une impression pénible à mon âge. Tu ne m’en veux pas ?

— Pourquoi t’en voudrais-je ? fit-elle avec douceur.

Mais quand il l’eut mise dans un taxi, il éprouva une impression exquise de soulagement à se retrouver seul sur le trottoir. Maintenant, le monde extérieur lui était redevenu indifférent, comme il lui avait toujours été. Hommes et femmes autour de lui ne comptaient pas plus que des lampadaires ou des devantures vivantes, panorama mouvant qu’on pouvait ne pas regarder. Quel repos ! Il entra dans un café Biard et commanda un demi qu’il but avec volupté. Pendant cet atroce dîner, il avait été si torturé qu’il en avait oublié sa soif.

À mesure que la crise s’éloignait, il s’en expliquait moins la nature. Avait-il été mécontent, au début de la soirée, de surprendre Cécile seule, à l’aise dans ce café ? Était-ce la fatigue consécutive à une journée de travail trop chargée ? Il lui parut impossible que Cécile ne lui en voulût pas. De retour au laboratoire il lui téléphona :

— Tu es bien rentrée, ma chérie ?

— Sans histoire, répondit-elle. Je suis déjà au lit, je vais m’endormir en t’attendant.

Il pensa qu’elle ne parlait ainsi que pour l’apaiser. Et le ton doucereux d’infirmière qu’elle prenait avec lui, l’indisposa à nouveau. Il aurait mieux aimé entendre des reproches, subir une scène en règle. Pour en agir avec lui comme elle faisait, il fallait qu’elle le crût bien malade. Il raccrocha brusquement, annonçant qu’il rentrerait le plus tôt possible. Puis il retourna vers ses cadres pour s’attaquer à la parcelle Y.

Elle ne commença à s’agiter quelque peu que vers onze heures du soir. Instruit par l’expérience, il renonça à des investigations méthodiques. Mieux valait faire appel à la psychologie probable du sujet, et supputer hardiment le lieu possible des déplacements. Ces parcelles n’étaient pas des grains de limaille commandés par un champ aimanté, mais des cellules vivantes obéissant aux tribulations d’un être pensant, animé de désirs personnels, régi par des habitudes. Il avait été long à vouloir reconnaître que le monde extérieur était tout pénétré, remodelé par la fantaisie humaine. Il s’était trop défié de sa propre imagination. Il fallait interpréter, laisser jouer l’intuition. Praslier, le policier, avait raison contre lui. Ainsi, cet Y, qu’était-il ? Un noctambule. Les petits soubresauts de la parcelle depuis onze heures du soir correspondaient à une tournée dans les boîtes de nuit. Or, où trouve-t-on des boîtes de nuit ? À Montmartre ou à Montparnasse. C’était dans ces quartiers-là qu’il fallait chercher de préférence…

Pourtant, si minimes étaient les déplacements que leur concordance avec les rues d’un quartier, même déterminé, restait presque impossible. Il tâtonnait sans succès. La nuit s’avançait. Faisant appel à ses souvenirs, confidences de camarades, il songea qu’une nuit de fête se termine souvent par un souper aux Halles. S’il enregistrait un déplacement de Y plus prolongé que les autres, ce déplacement correspondrait à un trajet de Montmartre, ou de Montparnasse, vers les Halles. Dans le premier cas, le trajet serait sensiblement nord-sud ; dans le second, sud-nord ; et, durant le déplacement, il serait possible d’obtenir la coïncidence.

Il attendit jusqu’à quatre heures du matin, silencieusement penché sur le plan de Paris. Peu à peu, sa pensée était hypnotisée par ce grand œil tout veiné de lignes du métropolitain. Ah ! Cet Y, en voilà un qui savait s’amuser ! Qui connaissait la vie ! Il devait sortir avec une femme, celui-là ! Si Cécile avait eu envie de connaître les boîtes de nuit, aurait-il été capable, lui, le pauvre rat de laboratoire, de l’y conduire ? Dans toute sa vie, il n’était allé qu’une fois à Tabarin, avec des collègues, à l’issue d’un banquet corporatif ! Ah ! Non ! Il n’était pas amusant !

La parcelle Y se mit en mouvement : un déplacement sud-nord. Elle était donc à Montparnasse. Il avait repéré d’avance les trajets possibles de Montparnasse aux Halles, et du premier coup obtint la coïncidence avec la rue Guynemer. « J’y suis, j’y suis », murmura-t-il, en voyant la tache noire filer, en taxi probablement, dans la rue Dauphine. Enfin elle s’arrêta très exactement dans une petite rue voisine des Halles. Un sourire vainqueur aux lèvres il immobilisa le plan dans sa position définitive. Y était accroché à son tour.

Ainsi, la preuve était faite : on pouvait suivre sans difficultés les déplacements d’un sujet quelconque dans Paris. Le procédé permettait désormais tous les contrôles, toutes les surveillances, même à grande échelle, et cela pouvait être riche en applications variées…

Il y songeait encore en arrivant chez lui. Cécile dormait. Il ne l’éveilla pas.

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