V

À quel moment exact prit-il sa décision ? Il ne le sut pas lui-même.

Sous prétexte que la réussite du procédé dans Paris lui vaudrait bientôt l’ordre d’étudier sur le plan de la capitale la parcelle A. 37, il avait préparé un nouveau cadre. Pourtant, il avait effectué ce montage, non dans la salle ordinaire, mais dans le petit bureau attenant qu’il s’était réservé. Et, au lieu de provoquer des instructions touchant A. 37 comme le demandait Praslier, il avait conservé le cadre en réserve, comme pour une autre étude.

Il hésitait encore, se faisait des objections : Avait-il le droit de mêler ses soucis personnels aux travaux dont il était chargé ? De se servir d’un matériel qui ne lui appartenait pas ? Puis, à quoi rimait cette défiance systématique que rien ne justifiait ?

Mais aurais-je donc peur d’apprendre quelque chose ? se dit-il. S’il n’y a rien, je saurais qu’il n’y a rien, et le calme reviendra.

Ainsi fuient levées ses dernières résistances. Un jour, après le déjeuner, il se risqua.

— Je voudrais avoir une bonne photo de toi, dit-il à Cécile, une photo qui me tiendrait compagnie au laboratoire.

Sa gorge était un peu serrée : il ne lui avait encore jamais menti.

— Je ne sais si j’en vaux la peine, dit-elle avec un petit sourire.

— Une photo que je prendrais moi-même, non pas une photo stupide de professionnel. Une photo de ma petite Cécile, de toi dans notre intérieur. ».

— Comme tu voudras, répondit-elle docilement.

— Alors, tout de suite, déclara-t-il avec la décision du chirurgien qui va procéder à une intervention. Je vais chercher mes appareils.

— Et moi, je vais me donner un coup de peigne » fit-elle.

Pendant qu’elle était dans la chambre, il disposa les projecteurs d’éclairage autour du divan où il voulait la prendre. C’était parmi ces appareils qu’était dissimulée la bobine de polarisation. Il introduisit la plaque métallique sous la housse du divan et brancha le transformateur sur le courant de force. Le dispositif était la simplicité même, et rappelait la chaise d’électrocution. L’appareil photographique n’était mis sur pied que pour la vraisemblance : il n’y avait pas même de plaque, mais elle ne s’en apercevrait pas.

Elle revint fraîchement coiffée, amusée par la mise en scène.

— Mais c’est pire que chez un photographe ! s’écria-t-elle devant le luxe de projecteurs et de fils qui couraient sur le tapis.

— Je veux faire une photo en couleurs naturelles, dit-il en guise d’explication. Il faut faire bien les choses ou ne pas s’en mêler, ajouta-t-il, étonné lui-même de trouver des mensonges en telle abondance.

— Tu ne m’avais pas dit que tu faisais de la photo, observa-t-elle.

— Il y a bien des choses qu’on ne dit pas, répondit-il en achevant la mise en place des appareils. Assieds-toi, mets ta main là, dit-il en désignant l’appuie-bras sous lequel était le conducteur électrique.

Il passa derrière le divan, approcha la main de la chère tête, et l’inclinant légèrement :

— Regarde là-bas, dans le coin du phonographe, dit-il.

Il était derrière elle, elle ne pouvait le voir. Le moment était venu. Sur la nuque blanche, gonflait la masse sombre des cheveux qui avait retenu son regard lors de leur première rencontre. De la main, avec émotion, il caressait doucement cette chevelure.

— Ne me dépeigne pas, recommanda-t-elle, tout en conservant la pose, frappée déjà de la sorte de catalepsie du modèle devant le peintre.

S’inclinant un peu, il repéra à contre-jour un des cheveux fous qui s’enlevaient au-dessus de la mèche centrale, un de ces fins cheveux, à l’ondulation douce. Il le prit entre le pouce et l’index et, d’un coup sec, tira.

— Aie ! fit-elle. Qu’est-ce que tu fais donc ?

— Rien, ne bouge pas.

Il s’était retourné et glissait précipitamment la racine du cheveu dans le petit flacon de sérum préparé derrière le divan.

— Et nous voilà prêts ! ricana-t-il.

Il eut l’hypocrisie de disparaître sous le voile noir et de simuler une prise de vue.

— Tu n’en prends qu’une ? demanda-t-elle.

— Oh ! C’est suffisant. Je te rends ta liberté.

Disant ces mots, qui prenaient maintenant un sens machiavélique, il ne put s’empêcher de sourire. Les choses s’étaient passées plus simplement encore qu’il ne l’avait espéré. Rapidement il gagna le cabinet où il enfermait ses appareils pour traiter la racine de cheveu et l’enrober de glycérine. Puis il revint débarrasser le salon des projecteurs. Distraitement, elle lissait sa chevelure devant la glace.

— Avec ça, fit-il en affectant la gaieté, j’aurai toujours ma petite femme avec moi.

Elle lui sourit avec complaisance, heureuse de le voir d’humeur détendue.

— Tu aimes cette robe ? demanda-t-elle en montrant la robe passée pour la cérémonie.

— Énormément, répondit-il sans chercher à dissimuler son indifférence. Il avait hâte de filer au laboratoire avec son précieux butin enfermé dans la sacoche de transport à température constante.

Au quai de l’Horloge, il s’enferma dans son bureau, glissa la parcelle dans le cadre préparé. Il eut tôt fait de l’amener sur le plan de Paris au 262 de la rue de Vaugirard. « Au moins, là, je n’ai pas de mal pour le point d’origine » grommela-t-il. L’ensemble du dispositif était prêt à fonctionner, le piège était désormais tendu. À tout hasard, et au cas où Praslier serait entré, il étiqueta « Z » le cadre de Cécile. Sous le couvert de cet anonymat il pourrait même, au besoin, faire entreprendre les observations par son collaborateur. Il ne lui restait plus qu’à attendre. Il s’assit à côté du cadre.

Tombée la fièvre de tous ces préparatifs, il se trouva en face de ses propres pensées. Quel jugement pouvait-il porter sur sa conduite ? En inversant les rôles, en supposant que Cécile eût tendu autour de ses agissements à lui un moyen d’espionnage comparable à celui auquel il allait la soumettre, quel amour, quelle estime aurait-il pu lui garder ? La confiance entre eux ne devait-elle pas être réciproque ? Il avait introduit le premier la suspicion dans leurs rapports. Aurait-il le droit de lui en vouloir, s’il se révélait qu’elle lui dissimulait quelque chose ? Vraiment, ce qu’il faisait était bas, et indigne. La plus élémentaire correction lui commandait d’aller ouvrir la petite purge nickelée, de vider le cadre, de tâcher d’oublier ce triste épisode de sa jalousie. Mais il n’en fit rien.

Force lui était de constater que depuis que la parcelle Z était en place, il se sentait plus calme. Aucune question torturante ne se poserait plus désormais. Il n’aurait plus besoin de téléphoner tout le jour. Un coup d’œil, et il saurait. Puis n’était-ce pas l’amour qui le poussait à vouloir accompagner en tous lieux, à chaque instant, la chère image ? L’aimant moins, eût-il agi comme il avait fait ?… Il sentait bien là une mauvaise excuse. Mais, tout compte fait, et dût-il le payer du sentiment de sa propre dignité, il préférait connaître la vérité.

À trois heures dix, celle qui était désormais la parcelle Z se mit en marche. Il se leva, et, le cœur battant, vint se pencher sur le cadre. Bien qu’il fût habitué à suivre les déplacements des globules dans le bain liquide, il tremblait comme lors d’une première expérience. C’est qu’ici, pour la première fois, un personnage vivant, une silhouette familière se superposait pour lui à l’anonymat de la parcelle. Elle descendait la rue de Vaugirard. C’était Cécile, il la voyait presque, vive d’allure, le sac à main serré sous l’avant-bras, avançant avec cette immobilité, cette raideur des épaules qui donnait à sa démarche on ne sait quelle allure virginale. Avait-elle gardé la robe neuve mise pour la pseudo-photographie ? Les hommes se retournaient-ils à son passage, comme l’autre soir, avenue de l’Opéra ? La folie de laisser une femme errer seule dans Paris le frappa… Elle s’arrêta, qu’était-ce à dire ? Ah ! un arrêt, pour prendre l’autobus sans doute, car la voilà qui repart. Elle descend le boulevard Raspail, longe la Seine, le pont Alexandre. Les temps d’arrêt sont ceux de l’autobus. Est-elle imprudemment restée sur la plate-forme, dans la foule irrespectueuse des voyageurs, ou s’est-elle assise ? Il faudra lui recommander de prendre des premières, il n’y avait pas pensé avant ce jour. Voici le rond-point des Champs-Élysées, sa marche ralentit : c’est qu’elle est descendue pour s’engager à pied dans la rue La Boétie. Mais que va-t-elle faire dans ce quartier ? Elle s’arrête, de-ci de-là, quelques minutes. Que fait-elle donc ? Ah ! Ce sont probablement les vitrines des marchands de tableaux qui la retiennent. Elle a toujours aimé la peinture. La promenade se poursuit. Mieux vaut la voir en marche qu’immobile. Au moindre arrêt, le cœur inquiet se demande si quelque suiveur ne l’aborde pas. Place Saint-Augustin, pourquoi s’arrête-t-elle ainsi ? Elle doit attendre le moment favorable pour traverser, la circulation est toujours si intense à cet endroit. Si elle s’immobilisait trop longtemps sur le terre-plein central, on pourrait craindre un accident. Bon Dieu ! à suivre ainsi celle qu’on aime que d’occasions d’émotion !

Elle s’engage maintenant sur le boulevard Haussmann. Pourquoi donc ? Ah ! Il se souvient, il l’a chargée d’une course, de lui acheter une ceinture. Elle va aux Galeries Lafayette, la chère enfant ! Elle est dans le bon chemin. Tiens, elle entre rue Gluck, derrière l’Opéra. Et la voilà qui s’arrête. On dirait qu’elle est entrée dans l’immeuble qui fait le coin de la rue et du boulevard. Les Galeries Lafayette ne sont pas là, mais de l’autre côté du boulevard. Voilà cinq minutes qu’elle est arrêtée. Dix minutes. Est-ce un magasin ? Une course à faire pour elle ? Pourtant, avec sa décision coutumière, elle choisirait plus rapidement. Voilà un quart d’heure que dure cet arrêt, c’est insensé !… Elle repart, enfin ! entre cette fois aux Galeries. Cinq minutes d’immobilité relative, explicables ici. Mais que voulait dire ce quart d’heure de la rue Gluck ? Un essayage ? Bien improbable, elle en aurait parlé. La voilà qui ressort, pas loin. Ah ! Elle a pris le métro. La parcelle suit la ligne noire sur le plan. Pour rentrer, elle doit changer à la Madeleine. C’est bien ce qu’elle fait, elle rentre…

Il releva son buste, passa la main sur ses reins fatigués. La promenade avait duré deux heures dix pendant lesquelles il était resté penché sur le cadre. Un seul point l’irritait : cet arrêt d’un quart d’heure rue Gluck. Une rencontre ? Une personne amie qui l’avait immobilisée ? Pourtant, la halte avait eu lieu à l’intérieur d’un immeuble. Sans doute ne pouvait-on ajouter foi à la largeur des rues, légèrement exagérée sur le plan, mais un crochet significatif vers l’intérieur de quelque chose avait précédé l’arrêt. De cela, en vieux praticien de l’étude des parcelles il était sûr. Cela se passait au coin de la rue Gluck, – ô ironie ! – et du boulevard Haussmann…

Dès que Praslier fut levé pour le service de nuit, il lui confia la surveillance, et sautant dans un taxi se fit conduire rue Gluck. Il voulait en avoir le cœur net. Au rez-de-chaussée de l’immeuble qui faisait coin de la rue, il trouva un bureau de poste.

— C’était donc ça ! fit-il en soupirant de soulagement, elle est tout simplement passée à la poste.

Donnant l’adresse de la rue de Vaugirard ! Au chauffeur, il se laissa aller rasséréné dans le fond du taxi. Mais qu’était-elle allée faire dans ce bureau de poste si éloigné de son quartier ? Un quart d’heure ! Elle était restée un quart d’heure. Une idée se présenta subitement à son esprit : « Chercher des lettres poste restante ! » Parbleu ! Tout devenait clair. Voilà pourquoi elle prétextait toujours des courses à faire du côté de l’Opéra. Voilà pourquoi elle ne recevait jamais chez elle que des imprimés. Elle s’était méfiée du coup d’œil qu’il jetait sur le courrier. En y réfléchissant, avec cette manie de s’écrire qu’ont les femmes, il était inadmissible qu’elle n’ait pas de temps à autre une lettre d’une amie. Ce courrier toujours anodin, toujours insignifiant qui arrivait rue de Vaugirard était la meilleure preuve qu’elle recevait ailleurs sa correspondance. Comment n’y avait-il pas songé plus tôt ?

Mais prenait-elle ces précautions pour ne pas irriter une susceptibilité dont il n’avait fait que trop montre, ou parce qu’elle avait réellement quelque chose à cacher ?… De toute façon, il ne fallait pas donner l’éveil par des questions précises.

Il entra dans le petit salon, dissimulant son trouble, avec une aisance qui le surprit. Le mal avait fait des progrès. Naguère encore, il n’aurait pu jouer ainsi la comédie vis-à-vis de Cécile. Maintenant, la confiance était déjà entamée, la ruse devenait naturelle.

— Bonne journée ? demanda-t-il.

— J’ai pensé à toi, dit-elle gaiement en posant son fume-cigarette. Je suis allée aux Galeries Lafayette pour t’acheter une ceinture comme tu me l’avais demandé.

— Comme c’est gentil ! s’écria-t-il en feignant la surprise.

Il se pencha sur elle, par habitude, comme pour l’embrasser, mais il se retint. Il défit le paquet, essaya la ceinture : elle était trop courte.

— Un homme de mon âge, remarqua-t-il, commence à s’épaissir. Ce sont les longues ceintures qui lui conviennent, et non pas une petite courroie pour gigolo à ventre-plat.

— Je ne savais pas qu’il y avait plusieurs tailles, fit Cécile attristée, c’est la première fois que j’achète une ceinture d’homme. J’irai la changer demain.

Elle se mit à parler des tableaux modernes qu’elle avait vus rue La Boétie. Il l’écoutait avec attention, tout en simulant la distraction pour ne pas donner l’éveil. Les incidents de l’après-midi défilèrent à nouveau, contés par la voix même de celle qui les avait vécus.

— Il y avait un de ces embouteillages sur la place Saint-Augustin !

« On me raconte tout, mais on ne me parle pas de la poste restante », pensait-il. Cette idée l’occupa toute la soirée, et le tint éveillé une bonne part de la nuit. Au matin, il avait dressé un plan machiavélique : il se présenterait au bureau de la rue Gluck, demanderait à la poste restante des lettres à son nom et, à l’hésitation de l’employé passant en revue les lettres, saurait si du courrier attendait là Cécile.

Il prit place dans la queue des gens qui attendaient devant le guichet. Quand son tour vint, une peur horrible d’apprendre la vérité le paralysa soudainement.

— Avez-vous des lettres à mon nom ? s’entendit-il proférer d’une voix qu’il n’aurait pas cru être la sienne.

— Quel nom ? demanda l’employé en levant la tête.

C’était une tête morne, aux cheveux crasseux. Il lui manquait la moitié d’une oreille. Une cravate en ficelle, remontant dans l’entrebâillement d’un sweater gris maculé d’encre, complétait le portrait. Desmaisons ne put se résoudre à entendre tomber de cette bouche l’arrêt qui condamnerait Cécile. Ce fut plus fort que lui, il répondit :

— Praslier.

— Pièces d’identité ? grogna l’autre.

Il n’en avait naturellement pas, et fut congédié par un :

— Alors, je ne peux rien vous remettre.

Délivré de la vision de cette tête qui l’avait paralysé, un regret brusque lui fit jeter :

— Et au nom de Desmaisons ?

Mais il avait parlé si bas que l’employé n’entendit pas, et le client suivant s’était déjà emparé du guichet.

Il se retrouva sur le trottoir, furieux de son échec, et de la situation dans laquelle il s’était mis. Était-ce là une conduite digne d’un homme de son âge ? Courir les guichets de la poste quand il avait à exercer d’importantes surveillances !… Il se comportait, comme un gamin. Et qu’il s’agît d’aller au restaurant ou de retirer des lettres, il se montrait décidément incapable de mener à bien quoi que ce fût… Fait pour observer, pour savoir, mais inapte à l’action… La passion le paralysait.

Et ce qui l’irritait le plus était l’importance que ces soucis sentimentaux prenaient malgré lui dans sa vie, en disproportion si exagérée avec la pauvre valeur qu’il était disposé à leur reconnaître ! Après avoir si souvent haussé les épaules de pitié devant toutes ces histoires d’amour et d’adultère, qui remplissent romans et théâtres de leur vide et de leur insignifiance, voilà qu’à son tour il s’était laissé empoigner par des sottises de ce genre au point d’en perdre la raison ! Dans le métro qui l’emportait, il eut un accès de rage contre les femmes environnantes. Jeunes ou vieilles, il les trouvait toutes odieuses, bêtes, trompeuses, envahissantes, prétentieuses, greffées comme des cancers sur la sexualité masculine, ramenant toutes les intelligences au niveau de leur stupidité animale… Voilà, c’était à cela qu’elle l’avait ravalé… Et en ce moment, songeait-il encore, que fait-elle pendant que je ne la surveille pas ?… Il avait presque hâte de se retrouver au bureau pour pouvoir suivre encore la parcelle.

— Cela ne peut pas durer, se dit-il dans un accès de lucidité, ce soir je lui dis tout.

Il ne dit rien. Dès qu’il se trouva en présence de Cécile, il retrouva son personnage et fut comme les autres jours. On apporta une lettre au courrier pour madame. Il observa ses gestes, en faisant semblant de manger son potage. Le naturel avec lequel il la vit décacheter l’enveloppe, lui fit mal : « Elle joue bien son rôle, mieux que moi », pensa-t-il.

— La vie que je te fais mener en ce moment n’est pas, bien drôle, ma chérie, commença-t-il d’un ton doucereux au bout d’un moment. Dès que nos travaux en cours seront terminés, je demanderai au patron un mois de congé, et nous irons ensemble quelque part.

À son ordinaire, Cécile protesta qu’elle ne voulait en rien le détourner de ses recherches, le voir modifier ses plans à cause d’elle.

« Parbleu Madame a des compensations », pensa-t-il. « Nous saurons bien ».

Et chaque après-midi, le visage toujours plus sombre, il restait penché sur le cadre Z.

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