IX

Il entendit la sonnette retentir à l’intérieur de l’appartement, puis un bruit de pas étouffé de l’autre côté de la porte, et ce fut le coulissement d’un verrou. La porte s’ouvrit, un rectangle de lumière fut projeté sur le palier. Dans l’encadrement apparut une silhouette féminine éclairée à contre-jour. Surprise de ne rien voir, elle demanda :

— Qu’y a-t-il ?

Desmaisons sortit de l’ombre, il n’avait préparé aucune explication. De se trouver en présence d’une femme acheva de le dérouter.

— Je vous demande pardon, madame, balbutia-t-il, j’ai dû me tromper. Qui habite ici ?

— Moi, dit la jeune femme avec un geste de surprise devant ce visage inconnu.

Grande, très brune, avec de larges yeux clairs, elle était drapée dans un peignoir élégant qui laissait voir des épaules blanches et arrondies. L’embarras de Desmaisons ne fit que croître.

— J’ai sonné chez monsieur qui ? demanda-t-il.

— J’habite seule, répondit-elle.

Il avait fait erreur, évidemment. Dans l’impossibilité de fournir une explication vraisemblable, il commença de balbutier des excuses et, pour ne pas passer pour un cambrioleur, ajouta :

— Je m’appelle Bernard Desmaisons…

— Desmaisons ? fit la dame étonnée.

— Vous me connaissez ? jeta-t-il.

— C’est-à-dire…

— Je suis le mari de Cécile, continua-t-il.

— Le mari de Cécile ! s’exclama la jeune personne qui eut un léger sursaut.

— Ah ! Je ne me trompe pas ! s’écria Desmaisons. Ma femme est ici, je le sais. Où est-il, lui ?

— Mais que voulez-vous dire ? Cécile est une de mes amies, mais que vient faire ?…

— Une amie ? reprit Desmaisons avec stupeur. Une amie ?…

Une vague et atroce lueur commençait à se faire jour dans son esprit.

— Je vous en prie, dites-moi, est-elle venue ici, chez vous, mardi dernier, à cinq heures ? demanda-t-il d’une voix entrecoupée par l’émotion.

— Mardi ? ce devait être mardi en effet. Cécile est une de mes très anciennes et très bonnes amies. Nous avons bavardé longuement ensemble.

Desmaisons chancela et dut s’appuyer à la rampe.

— C’est affreux, affreux murmura-t-il.

Devant lui, immobile dans son peignoir, son large visage figé par la surprise, la jeune femme se dressait avec la stature et le masque d’une figure du drame antique.

— La parcelle X, c’était donc vous ? souffla-t-il.

— Mais, m’expliquerez-vous enfin ? fit la grande bouche rouge, d’où venaient de sortir en toute simplicité les mots qui lui broyaient le cœur.

— Elle est morte, dit Desmaisons.

— Qui ? Morte ? Cécile est morte ?

Puis s’avisant que cette scène ne pouvait se poursuivre sur le palier :

— Entrez, je vous en prie… Il faut que vous m’expliquiez… Mais je ne parviens pas à comprendre…

La loque qu’était devenu Desmaisons se laissa pousser dans un petit salon. Il s’affala sur un pouf, tourna autour de lui des regards qui semblaient ne plus voir : des fleurs, des photographies, un guéridon avec un plateau, des verres, un flacon… Un parfum lourd régnait dans la pièce.

— Buvez, lui dit la jeune femme en lui tendant un verre.

— Où suis-je ? Qui êtes-vous ?

Devant ce visage désemparé, la jeune femme se fit maternelle.

— Il faut que l’un de nous commence, dit-elle, sans quoi nous n’en sortirons jamais. Je m’appelle Nane Vinclair. Ce n’est pas mon nom, mais enfin c’est sous ce nom-là qu’on me connaît. Cécile est ma plus ancienne amie. Quand elle s’est mariée, j’ai compris qu’avec mon genre d’existence, il m’était difficile de conserver des relations trop suivies avec elle. Je vous dis ça en toute franchise. Mais quand on est de bonnes amies on ne rompt pas du jour au lendemain, à moins de s’être brouillées pour des motifs sérieux, vous comprenez, question d’homme ou d’argent. Ce n’était pas le genre de Cécile. Et j’avais à m’excuser vis-à-vis d’elle. Par ma faute, elle a perdu son chien. Alors je lui ai demandé de venir me revoir. Et vous me dites… Qu’est-il donc arrivé ?

Desmaisons, sans quitter le tapis du regard, dit d’une voix atone :

— Elle est morte, mercredi, d’un arrêt du cœur.

— Cécile ! Elle ! Quelle horrible chose ! s’exclama Nane. Ma pauvre Cécile ! Et je n’ai rien su, rien pu savoir. Elle ne voulait pas que je lui écrive chez elle. Comment avez-vous su mon adresse ?

— Je… Je l’ai suivie.

— Ah ! Vous l’avez suivie, fit Nane en hochant la tête. Les hommes, tous les mêmes. Jaloux, hein ? N’avez-vous pas honte ? Elle, Cécile, était bien la dernière à pouvoir tromper quelqu’un, un mari surtout. Si douce et timide, avec ses airs de garçon manqué. Je la connaissais bien, allez. Depuis le temps que nous avions été en pension ensemble.

— En pension ? fit Desmaisons.

Nane eut un petit sourire grimaçant, une façon d’avouer en mordant drôlement sa lèvre rouge.

— Euh, je dis en pension, je me laisse aller…

— Elle a été élevée par l’Assistance publique, dit Desmaisons.

— Moi aussi, mais je ne l’avoue pas… Puisque vous savez, ça n’a aucune importance. Cécile et moi, nous avons gardé les vaches ensemble, c’est le cas de le dire. Il y-a quinze ans de ça. Nos routes ont divergé. Moi, dès mes vingt et un ans, quand on m’a lâchée, je me suis débrouillée… elle était sage, mais si indulgente, qu’elle est toujours restée pour moi une amie fidèle. C’est moi qui, il y a quelque temps, la voyant seule et un peu triste, lui avais donné un chien, puis je l’ai reperdu… Ah ! C’est toute une histoire.

— Toute une histoire ! répéta Desmaisons, qui, la tête vide, se laissait-porter par le flot de paroles.

Il regardait maintenant, comme un animal d’une espèce inconnue, cette grande fille, trop fardée, à la voix chaude et qui, peu à peu, la surprise passée, s’épanouissait dans la tiède vulgarité de ses propres discours.

— Vous ne fumez pas ? demanda-t-elle en lui tendant un étui à cigarettes. Non, c’est vrai, quand on est en deuil. Moi, je ne peux pas m’arrêter, même la nuit, quand je me réveille, sans allumer la lampe, je vais chercher à tâtons mes « Camel » sur la tablette. Cécile fumait un peu, elle aussi. Elle n’aurait peut-être pas dû à cause de son cœur. Ah ! Quand je pense à ce que vous me dites, j’en suis toute chavirée. Elle avait eu tant de peine à la perte de son chien… Que voulez-vous ? Je ne pouvais pas savoir qu’elle lui était attachée comme ça à cette bête ! C’était un beau policier, il s’appelait Cerbère. Un ami me l’avait donné. Il faut vous dire que moi, j’aime les bêtes, mais je n’ai pas le temps de m’en occuper. Les chiens, il faut les sortir tout le temps. Une fois, j’avais eu un pékinois. Il restait des vingt-quatre heures tout seul, ici, dans mon appartement, et, comme il était très bien dressé, il n’osait pas faire ses besoins… Vous vous rendez compte ?… je ne pouvais pas le garder, c’était inhumain. Quand Totoche, c’était mon ami, m’a donné le policier, je me suis dit : « Ça va être encore le même coup. » Alors j’en ai fait cadeau à Cécile qui le soignerait, j’en étais sûre. Puis, voilà qu’on annonce le concours de la Belle et la Bête, vous êtes peut-être au courant. Moi, pour ma publicité, je pense que ça peut être intéressant. Je me souviens de Cerbère, je le redemande à Cécile pour le garder un jour ou deux, qu’il se réhabitue à moi… Je parais, j’enlève le premier second grand prix, avec ma robe de Rochas. Tenez, regardez-moi sur la photo, elle a passé dans Excel sior.

Desmaisons regarda la photo où la jeune femme, le nez conquérant et la bouche largement fendue pour le rire de la victoire, tenait en laisse un grand chien aux oreilles dressées. En dépit de sa langue pendante, l’animal semblait avoir seul la charge de l’intelligence du couple.

— Ces messieurs du jury m’invitent à dîner, tous des comtes, des gens très bien, j’accepte naturellement. Mais je ne pouvais pas y aller avec le clebs. Alex, un bon ami, me propose de le ramener. Ce ballot-là le perd. Je l’aurais giflé. Depuis, je l’ai laissé tomber du reste. Il ne faisait que des bêtises. Gentil garçon, assez beau garçon, mais avec lui c’était pas très franc. Il y a encore eu l’histoire de mon porte-cigarettes avec incrustations. Je ne veux pas l’accuser, mais enfin. Heureusement, j’étais assurée et l’assurance a payé. Mais il a fallu que je fasse une déclaration à la police. On m’a interrogée. Alex avait disparu. Je ne l’ai jamais revu. Il était jaloux aussi, jaloux d’un ami à lui qu’il m’avait présenté : Siegfried, un baron balte. Il y avait de quoi être jaloux du reste, ce type était épatant. Tout ça, pour vous dire que, pour Cécile, j’aurais fait n’importe quoi. On a l’air d’avoir beaucoup d’amies, mais les vraies, ça se compte. Quand même, cette pauvre Cécile, je ne peux pas arriver à le croire… Voyez-vous, quand vous m’avez parlé d’elle, je vous ai tout de suite dit d’entrer et je ne vous connaissais pas… Mais si j’avais pu penser que c’était pour m’annoncer ça ! Ça m’a coupé le sommeil.

Desmaisons était retombé dans une apparence d’abrutissement total. Il restait là effondré, désarticulé, écoutant ces discours où le nom de Cécile était le seul mot qu’il comprît encore. Nane alluma une nouvelle cigarette, serra la ceinture de son peignoir, paru songer un instant, un court instant, et reprit :

— Je ne peux pas parler de pressentiment, mais ce soir, justement, je pensais à elle, comme à ma seule véritable amie. Moi, sans me vanter, j’ai plutôt du cœur. Si je ne m’attache guère aux hommes, pour les amies il n’y a pas plus fidèle que moi… C’est bien ma chance de la perdre. Carola me l’avait prédit : un deuil cruel. Carola, une vieille amie de Liliane, qui tire les cartes, histoire de se faire un petit billet par-ci par-là. La semaine dernière, elle me l’avait dit. Je ne crois pas beaucoup à toutes ces histoires de cartes, de lignes de la main, mais c’est étrange tout de même cette coïncidence, ne trouvez-vous pas ?

Desmaisons hocha la tête.

— Excusez-moi, si je vous demande encore des détails. Je la savais souffrante. Elle ne se plaignait jamais, mais de temps en temps elle me paraissait bien essoufflée. Avec la vie que nous avons menée, nous autres, dans notre enfance. À la cambrouse, vous savez, c’est dur. À quatre heures du matin en été, aux champs avec les bêtes, allez oust ! Nous nous en étions tirées toutes les deux pourtant. Pas par les mêmes moyens évidemment. Mais elle, elle était chez le docteur Blandin, quelqu’un de très bien, un savant, je crois…

— Oui, acquiesça Desmaisons.

— Elle était bien placée pour se faire soigner, alors. Mais voulait-elle se soigner ? Et à la voir, on ne l’aurait pas crue si malade… Si j’avais été prévenue, je serais allée à son enterrement. Où est-elle ?

— À Montparnasse, commença Desmaisons. Enfin, c’est à dire, oui… à Montparnasse, confirma-t-il sous le regard de Nane qui le dévisageait, surprise de cette hésitation. Et revenant à la pensée qui le torturait, il ne put s’empêcher de soupirer : Pourquoi ne m’a-t-elle jamais parlé de vous ?

— Elle non plus, ne me parlait pas de vous. Une femme mariée, vous comprenez, se fait des idées. Je ne lui en veux pas. Elle devait avoir un peu honte de moi. Mais elle m’aimait quand même. Que voulez-vous ? Chacun suit sa voie. Elle le comprenait. Au fond, c’est ce que j’aimais chez elle, elle n’était pas pareille aux autres. Elle était, comment dirais-je ? Propre, et je l’admirais d’être sage, tout en lui disant bien que je préférais profiter de la vie pendant que j’étais jeune. Et la voilà partie… Excusez-moi si je pleure.

Devant ces larmes qui semblaient couler aussi facilement que les paroles, Desmaisons se mit aussi à pleurer, misérablement.

— Écoutez-moi, je suis franche, je dis les choses comme je les pense. Ne vous vexez pas. Si je peux vous être utile, n’hésitez pas… Enfin, je veux dire que si vous avez eu des frais pour les obsèques, dites-le moi. Je vous…

Desmaisons eut un sursaut : il n’imaginait pas qu’il pût avoir l’air à ce point minable.

— J’ai compris, je vous demande pardon, reprit Nane. On ne sait pas, quand on voit les gens pour la première fois. Je suis sûre que vous êtes quelqu’un de bien. Cécile ne pouvait aimer que quelqu’un de bien, par le cœur, je veux dire. Vous voyez, c’est peut-être un manque de tact de penser tout haut comme ça, mais ça me soulage.

Desmaisons s’était levé péniblement. Il ramassa son chapeau qui avait roulé sur le tapis. Nane posa sa cigarette pour venir lui serrer les mains.

— Revenez me voir si vous êtes triste, nous parlerons d’elle. À cette heure-ci, vous me trouverez généralement, je préfère rentrer chez moi vers deux heures du matin. Et j’aime parler la nuit, je pense mieux. Vous avez du cœur, je vois ça et c’est si rare chez un homme, chez ceux que je rencontre en tout cas. Venez, en vieil ami. Et si je peux vous rendre service, j’ai pas mal de relations, forcément…

Desmaisons se retrouva dans la rue. L’aube commençait à paraître, annonçant un jour gris et lourd d’été. Comme il passait devant la glace du teinturier, il s’arrêta pour se considérer.

— L’assassin, le voilà, fit-il.

Il eût volontiers marché vers la guillotine. Le remords l’écrasait. La tête égarée, il erra longtemps. Dans le chaos qu’était devenue sa cervelle, une pensée, la plus douloureuse, surnageait : dans cette dernière démarche de la parcelle qui l’avait guidé chez Nane, pour entendre, de la bouche de l’amie, la discrète disculpation de la morte, il retrouvait toute la délicatesse de Cécile. Elle était encore là, tout entière, présente, vivante, et un flot de tendresse qu’il eût voulu épancher lui gonflait le cœur à l’étouffer. Il voulait lui demander pardon. Était-il encore temps de lui demander pardon à genoux ?

La grille du cimetière Montparnasse venait à peine de s’ouvrir. Premier de tous les visiteurs matinaux, il gagna par les allées désertes l’emplacement de la tombe. Et puisque Cécile vivait encore de cette vie éthérée des fantômes, puisque elle pouvait peut-être l’entendre, à tout le moins le comprendre, il s’inclina sur la dalle, et la bouche au ras du sol implora longuement celle qui reposait de l’autre côté de la pierre. Une à une, il baisa les lettres du nom gravé sur la tombe, et y roulant de désespoir sa tête :

— M’entends-tu ? M’entends-tu ? supplia-t-il, espérant une réponse impossible.

Un bruit de pas le ramena à lui-même. Il recouvra le sentiment de la décence et quelques lueurs de raison. Péniblement, il se releva. Que faire ? Avant tout, il lui fallait avouer son crime. Il prit le chemin de Neuilly, de l’appartement du patron.

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