VIII

Trois jours durant il fut absorbé par les démarches et les formalités. Les deux coups successivement reçus le laissaient dans un état d’hébétude qui lui interdisait toute pensée suivie. Dans ses habits de veuf, il suivit le cercueil, comme un automate, jusqu’au cimetière Montparnasse. Au soir, il se retrouva seul dans l’appartement de la rue de Vaugirard. « Revenu au point de départ », murmura-t-il en se laissant tomber dans un fauteuil. On sonna. Il avait renvoyé la bonne et se garda d’aller ouvrir. Il voulut rester seul dans l’ombre naissante, désireux de rassembler un peu ses esprits, de comprendre ce qui était arrivé.

Deux fois de suite elle était morte pour lui : une première fois dans son cœur, une seconde fois sans espoir possible de résurrection. La première mort apaisait un peu le désespoir où l’eût jeté la seconde. Quand des larmes venaient malgré lui à ses yeux, il lui suffisait de penser aux deux points nous accolés dans le cadre de nickel pour qu’aussitôt son visage et son cœur se durcissent. « C’est à lui qu’elle a appartenu pour la dernière fois, songeait-il, elle n’était plus à moi, et déjà retranchée de ma vie quand elle a disparu ».

D’elle, il ne restait plus qu’un parfum vague qui rodait dans les pièces, et puis ces papiers neufs, ces meubles autour de lui. Pour ne plus les voir, il ferma les yeux jusqu’à la nuit faite. Maintenant, il allait retrouver sa liberté. Finis l’inquiétude torturante que causait la présence d’une femme dans sa vie, cet état d’alerte continuel, ces pincements de la moelle parce qu’un homme la regardait. Tout cela avait disparu, s’était volatilisé dans le grand éclatement final. Il se retrouvait seul, seul comme un vieillard… L’avait-elle envahi tout de même ! En était-il donc venu au point d’aimer son mal et de la regretter ? Non, c’était impossible.

L’expérience avait manqué, bien manqué. Il fallait reprendre la vie, sa vie d’avant, au point où il l’avait laissée. L’impression désolante de ne plus avoir rien de valable à faire céderait peu à peu à la reprise de ses habitudes passées.

Il se leva, parcourut les pièces de la maison comme il eût fait, étranger, visitant un appartement à louer. Il alluma toutes les lampes pour se rendre compte des changements à faire. Les plantes grasses furent sans tarder jetées dans la boîte aux ordures. Il les avait toujours détestées, il s’en rendait compte maintenant. Les fleurs aussi, qui étaient mortes dans les vases du salon. Le dessus de lit, qu’elle avait choisi, il l’arracha d’un geste brusque et l’envoya dans un coin. La boîte à ouvrages, restée ouverte près de la bergère, fut enfermée dans un placard. Puis, cette besogne lui paraissant stupide, il haussa les épaules et revint s’asseoir au salon.

Croisant les jambes, son regard tomba sur son pantalon noir. Pourquoi porter le deuil d’une femme qui n’était plus la sienne ? N’était-ce pas ridicule ? Il repassa dans la chambre pour mettre son vieux complet rayé. Sur l’étagère du placard étaient rangés les flacons des drogues que prenait Cécile. Il regarda les étiquettes, hocha la tête. Elle avait toujours eu le cœur faible, Blandin le lui avait bien dit. Le cœur faible, et apte à se partager aussi, ce dont on avait oublié de le prévenir… « Est-ce que je la hais, ou est-ce que je la pleure ? » se demanda-t-il enfin. Il pleura nerveusement sans se sentir soulagé.

Rien de plus obsédant qu’un souvenir qui vous laisse dans un état d’âme incertain. « Cette maison m’est insupportable », fit-il. Heureusement, il lui restait son travail. La besogne familière lui occuperait l’esprit. Il se leva, gagna le vestibule. La chaîne de sûreté pendait le long de la porte. Au souvenir de ses craintes anciennes, il ricana. Ce n’était pas une chaîne qu’il eût fallu. Il lança un coup de pied dans les maillons qui cliquetèrent. Puis, claquant la porte derrière lui il prit le chemin du laboratoire.

Au quai de l’Horloge, Praslier était absent. Il gagna son bureau, pendit sa veste, prit sa blouse. Comme il se retournait, il tressaillit : Praslier avait replacé l’écriteau Z sur le cadre qui avait contenu la parcelle de Cécile. Avec surprise il constata que les lampes de contrôle étaient allumées, signe que les appareils avaient été maintenus en ordre de marche. Il s’approcha du cadre. Du premier coup d’œil il distingua le point noir : la parcelle était immobile dans un coin du cimetière Montparnasse.

Une sensation bizarre l’étreignit. Était-ce la déformation professionnelle, l’émotion de l’homme de laboratoire secoué par la réussite d’une trop belle expérience ? Lui qui avait suivi le convoi funèbre sans une larme, qui avait tenté en vain de s’émouvoir devant les souvenirs laissés par la morte dans l’appartement où elle avait vécu ; quand, en blouse de travail, devant le cadre familier, il retrouva l’humble parcelle rivée sur son coin de cimetière, il lui sembla comprendre pour la première fois que Cécile était morte, définitivement morte. Et la fidélité à la disparue de ces dernières cellules, de cette seule chose d’elle qui fût encore vivante, fit venir à ses yeux de vraies larmes de pitié et de tendresse. Quel était donc ce mécanisme implacable qui, par-delà la mort, liait cette particule noirâtre à celle qui n’était plus qu’un cadavre ? La morte pouvait reposer là-bas, seule sous la pierre nue, sans fleurs ni couronnes, pauvre fille aux parents inconnus, et que celui qui l’avait suivie jusqu’au lieu de son dernier sommeil reniait de toute sa force ; la parcelle, insensible mais plus attentive que quiconque, avait paisiblement suivi le funèbre cortège et veillait encore, étincelle de vie solitaire, sur la tombe délaissée. Voulait-elle amèrement prouver que nul n’est jamais plus fidèle à soi-même que soi-même ?…

Tout était calme et silencieux dans le laboratoire, une atmosphère de recueillement et de méditation régnait dans la salle des cadres où les faibles lueurs des filaments de contrôle mettaient un éclairage discret de chapelle. Pour la première fois depuis bien des heures, une impression de paix et sérénité s’empara de l’âme de Desmaisons. Là, dans ces pièces, témoins de son travail journalier, il trouvait enfin l’apaisement. Il n’était plus mêlé aux êtres, aux jeux stériles de l’agitation et de la vie. Il se retrouvait observateur impartial, se contentant d’enregistrer loin du bruit, loin de la foule, les allées et venues de ces fous de mortels sans partager leurs fièvres, ni se soucier du sens qu’ils leur prêtaient.

Il approcha un fauteuil du cadre Z comme il eût fait d’une Cécile idéale, de celle qu’il avait cru aimer. Maintenant qu’elle se trouvait réduite à cette dernière touche infime et immobile, vivant encore d’une vie artificielle certes, mais d’une vie qui avait tenu à la Cécile vivante, il lui semblait pouvoir entrer avec elle en plus parfaite communication. Sublimée, cette particule de Cécile, de la Cécile qui n’avait pas encore péché, se prêtait à une rêverie dépouillée de souvenirs pénibles. Relique pure, presque aussi réduite que le premier germe d’avant la vie d’où s’était épanouie la Cécile qu’il avait aimée, elle subsistait encore au-delà de la mort pour fournir un dernier thème à la méditation funèbre. Méditation qui ne s’attachait plus aux pensées, aux agissements possibles de la créature mêlée au train boueux du monde, mais au mystère de sa seule existence…

Il rêvait, les yeux fixés sur le cadre. Le connaissait-il ce plan de Paris depuis que, durant des jours et des jours, il s’était penché sur lui pour des manipulations presque ininterrompues ! La ville avait pris pour lui un visage, un visage qu’il haïssait, car il avait lu dans ses traits trop de choses cruelles. Mais maintenant, sur ce visage, un seul point le retenait, l’émouvait comme un grain de beauté sur une joue aimée. Un point dont il n’avait plus aucune trahison à attendre, et que la mort clouait pour jamais dans un coin de cimetière.

Il sursauta. Était-ce possible ? Il crut à une hallucination. Il lui semblait avoir vu la parcelle s’agiter. Il se leva, se pencha, manipula les boutons. Non, la parcelle était immobile, ne pouvait plus jamais être qu’immobile… Mais ses yeux se dilatèrent, sa bouche s’ouvrit, et une brusque poussée de sueur lui glaça l’échine : la parcelle, il n’en pouvait douter, se déplaçait…

Lentement, comme accompagnant les pas légers d’un fantôme, le point noir allait parmi les allées, entre les petits rectangles porteurs de croix symboliques qui figuraient les tombes… Qu’était-ce à dire ?

Il passa la main sur ses yeux. « Non, non, protesta-t-il, je ne veux pas, je rêve… » Un tremblement nerveux le secouait, ses dents claquèrent. « Je rêve dans la nuit, mon imagination se laisse envahir par de vieilles fables… » Il toucha le bord du cadre, la lame de verre. Il était bien éveillé, il n’en pouvait douter : tout autour, les objets étaient réels. Prudemment, la parcelle s’avançait vers la sortie du cimetière et s’engageait sur le boulevard Edgar-Quinet…

Il poussa un cri, mais il se ressaisit. L’aventure incroyable chercha dans son esprit quelque explication pour se rendre acceptable. Cécile n’était-elle pas morte ? Mais ce corps froid qu’il avait touché, cette bière de plomb, ce cercueil solidement vissé, tout cela qu’il avait vu il n’en pouvait douter : Cécile était morte, immobile, rendue à la terre… Et la parcelle se promenait encore sur le plan comme jadis quand elle accompagnait la Cécile vivante. S’était-elle attachée à un spectre, un fantôme ? La mort ne serait-elle pas la fin ? L’agitation se poursuivait-elle encore derrière la paix apparente des cimetières ? Que faisait le fantôme de Cécile, à cette heure, sur la place, devant la gare Montparnasse ? À quel rendez-vous nocturne, morte, se rendait-elle encore ?

Les deux mains crispées sur le bord de la table de verre où glissaient ses doigts trempés de sueur, le cœur battant à grands coups sourds qu’il entendait résonner dans sa tête comme les pas du fantôme, il ne quittait pas des yeux la parcelle vagabonde. Elle descendait la rue de Rennes. Bientôt, il n’en put douter. « Elle vient ici », constata-t-il à voix haute. La terreur l’empêchait de penser. Il se rua à son bureau, ouvrit un tiroir, prit un revolver. Et, durant un instant, il se tint, attentif au moindre craquement, l’arme braquée vers la porte d’entrée. Quelques minutes d’attente l’apaisèrent. « Je suis fou, fit-il en passant la main sur son front, une arme, à quoi bon ? »

Il revint au cadre. La parcelle s’engageait dans la rue Bonaparte. Elle, à cette heure, dans les rues ! Et dans quelle tenue ? La nuit était fraîche. Les morts, les pauvres morts… Ont-ils raison les poètes ? Non, il ne pouvait y croire. Des lueurs de raison lui interdisaient d’accepter le témoignage de ses yeux. La parcelle morte allait à la dérive. Il était victime de coïncidences, se laissait aller à des interprétations fausses… Mais avec une surprenante régularité, le point noir avançait toujours vers le quai de l’Horloge… « C’est vers moi qu’elle vient, qu’a-t-elle donc encore à me dire ?… Je ne veux pas la voir, je ne veux plus la voir », rugit-il. Il reprit son arme, et ses regards allèrent du cadre à la porte. Il s’attendait à la voir s’ouvrir sous une poussée mystérieuse. Rien ne vint. Parvenue sur le quai, à hauteur du laboratoire, la parcelle prit un léger mouvement de va-et-vient, semblant faire les cent pas devant la maison.

L’émotion était trop forte, il ne pouvait plus supporter la proximité de cette présence incroyable. Il se rua à la fenêtre, écarta les rideaux, se pencha sur le balcon dans la nuit. Une bouffée d’air frais le frappa au visage. Le quai était désert. Les lampadaires jetaient régulièrement leurs flaques de lumière sur le trottoir luisant encore d’une averse récente. Sous son moirage de reflets la Seine coulait lentement entre les troncs noirs des grands trembles qui montaient leur garde silencieuse. Nulle âme dans la rue, jusqu’aux grilles de la Conciergerie. Par deux fois il appela : « Cécile ! » Rien ne répondit qu’un léger bruissement dans le feuillage des arbres. La nuit des vivants était semblable à la nuit de chaque jour. De quelle hallucination n’avait-il pas été victime ?

Il refermait la fenêtre quand une sensation de présence derrière son dos le fit se retourner brusquement… Non, la pièce était vide. Ce n’était là encore qu’une fausse impression de ses nerfs surexcités. Pourtant il n’avait pas rêvé. Le cadre ne pouvait avoir menti ; il n’avait jamais menti. Sous la plaque de verre la parcelle avait repris sa route, elle longeait maintenant la rive droite de la Seine, s’engageait le long de la colonnade du Louvre, prenait la rue de Rivoli. Il devina : « Elle a compris que je ne voulais plus la voir, que je la chassais, et c’est son amant qu’elle va maintenant retrouver. Perfide dans la mort, autant que dans la vie… Et bien non ! S’écria-t-il je ne veux pas qu’elle me trompe encore. Lui non plus ne la reverra pas, ne la reverra plus ! »

Glissant le revolver dans sa poche il se précipita dans l’escalier, traversa en courant le Pont-Neuf, arrêta la première voiture rencontrée.

— Rue Daru, cria-t-il au chauffeur. Vite. Cent francs pour vous.

— Ça presse, fit l’autre en abaissant son drapeau.

Il embraya si brusquement que Desmaisons fut projeté dans le fond de la voiture. Il y resta blotti, tremblant de fureur et d’excès de nervosité. Faisant coulisser la vitre de séparation, le chauffeur demanda sans se retourner :

— À l’église russe ?

— Quelle église russe ?

— Celle de la rue Daru.

— Non, au numéro 41, fit-il. Et il ajouta : Vite, plus vite que les morts.

Le chauffeur lui jeta un regard de surprise, mais ne ralentit pas. Quand la voiture s’arrêta, Desmaisons bondit sur le trottoir. Des deux côtés la rue était déserte, il arrivait le premier. Il poussa un soupir de satisfaction, paya. Dès que le taxi se fut éloigné, il alla s’embusquer sous un porche, vis-à-vis la façade du 41. « Si elle passe, je ne peux pas manquer de la voir, songea-t-il ». Mais pouvait-on voir un fantôme ? Et, privé du cadre révélateur, comment détecter sa présence ?

Le vent qui soufflait légèrement du Nord s’engouffrait entre les façades, amenant la senteur des arbres du boulevard voisin. Assez loin, se laissait voir de temps à autre la silhouette d’un agent. Quelques chats se poursuivaient entre les boîtes à ordures. Un passant, silhouette masculine, longea le trottoir d’en face, s’enfonçant dans la rue. Les minutes s’écoulaient, il eut le loisir de se calmer un peu et de songer à l’étrangeté de sa situation. À supposer qu’on l’interrogeât sur les raisons de sa situation, qu’eut-on pensé de cette réponse : « J’attends le passage du fantôme de ma femme ? » Pourtant, son raisonnement était impeccable ; son comportement, la suite logique de ce qu’il avait appris. Peu importait du reste ce qu’en pouvaient penser les vivants. Lui, il lui semblait déjà être à demi tourné vers un autre monde, celui où l’on poursuit les fantômes.

Un taxi toussotant s’annonça de loin dans la rue, le chauffeur ralentissait pour pouvoir lire les numéros. Il s’arrêta au numéro 41. L’occupant descendit de la voiture par la portière qui faisait face à l’immeuble et, quand le taxi repartit, la porte d’entrée retombait sans qu’il ait été possible à Desmaisons d’identifier la silhouette fugitive. Sorti de sa cachette, il s’avança vers la façade aux fenêtres closes. Que se passait-il là-dedans ? Le fantôme invisible s’était-il glissé à l’intérieur derrière le retardataire en taxi ? Une fenêtre s’alluma au quatrième étage, sur la partie gauche de l’immeuble. Était-ce le signal mystérieux du rendez-vous auquel allait Cécile malgré la mort ?

Au point où il en était, qu’avait-il à perdre ? Il s’approcha, sonna. La porte s’ouvrit, il passa rapidement devant la loge et, à la lueur du lampadaire de la rue qui pénétrait par la porte d’entrée vitrée, s’engagea sans difficulté dans la cage sombre de l’escalier. Au premier étage, il trouva le bouton de la minuterie qu’il fit jouer. Armant son revolver, il poursuivit son chemin.

Tous ces gestes s’étaient accomplis avec une précision et une rapidité qu’ils n’eussent pas eues à être plus réfléchis. Mais maintenant, montant plus lentement les marches de l’escalier inconnu, sa tête se trouva de nouveau assaillie par des pensées confuses. Par un raisonnement de dément, il s’efforçait de lier une suite de faits juxtaposés : la marche du fantôme, l’arrivée du taxi, l’éclairage de la fenêtre, voulant à toutes forces y trouver un fil conducteur. Puis brusquement, une autre pensée l’envahit : Cécile avait fait ce chemin, un jour elle était montée, puis redescendue, marquée par les baisers d’un autre. Ces murs avaient été les premiers à la voir infidèle, sur cette rampe s’était posées sa main, elle avait foulé ces mêmes fleurs rouges entrelacées dans le dessin du tapis. Sombre piste qu’il suivait maintenant, tête baissée, semblant chercher la trace honteuse des pas de celle qui n’était plus.

Au quatrième, les boutons de sonnette ne portaient aucun nom. Les appartements de gauche sur la façade sont desservis par la porte de droite sur le palier, raisonna-t-il. Puis la pensée qu’il allait enfin connaître le visage de l’autre, vint ajouter à sa fièvre une bizarre et torturante curiosité. Une autre idée s’empara alors de son esprit : Et si, spectre invisible, Cécile s’était glissée derrière lui pour pénétrer dans la maison ? Si, par la folle dérision, ç’allait être lui, le mari bafoué, qui allait favoriser ce rendez-vous d’outre-tombe ? Il battit l’air des deux bras pour s’assurer du vide de l’espace, se pencha pour inspecter sous lui la cage de l’escalier. Soudain, l’électricité s’éteignit. S’emparant de son revolver, il attendit dans l’ombre. Tout demeurant silencieux, il frotta une allumette. La lueur lui permit de repérer l’emplacement de la sonnette. S’effaçant contre le mur, il appuya sur le bouton.

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