X

Blandin écouta sans l’interrompre la confession et quand Desmaisons, à bout de souffle et d’énergie, se tut, il comprit qu’avant tout il fallait apaiser la surexcitation dangereuse de cet esprit troublé. Il se garda de commencer par mettre en doute les interprétations divagantes du grand enfant qui venait de s’épancher, il fut simple et cordial :

— Coupables, nous le sommes tous, sans le savoir, ou coupables pour avoir voulu trop savoir. Le vrai responsable, c’est moi. J’aurais dû me montrer plus clairvoyant, pressentir Vos inquiétudes et vous dire quel était l’X que je vous donnais à surveiller. Cette petite Vinclair a des relations suspectes parmi lesquelles peut se trouver notre voleur. C’est parce qu’elle connaissait Cécile et pouvait par elle avoir accès aux laboratoires que nous l’avons soupçonnée. Mais comme Cécile, pour des raisons qui l’honorent, semblait vouloir garder le secret de ces relations, j’ai préféré – à tort j’en conviens – ne rien vous dire.

« Quant à avoir cédé à la tentation de mettre le procédé à l’épreuve sur votre femme, j’aurais mauvaise grâce à vous le reprocher, mon vieil ami, car j’ai moi-même succombé à cette tentation. Savez-vous qui est la parcelle Y ? C’est ma fille aînée, Jacqueline. J’ai annoncé aux amis qu’elle était en Angleterre. En fait, elle a seulement quitté la maison pour aller vivre je ne sais trop où. Cette petite est le poison de mes jours. Elle ne s’est jamais entendue avec sa belle-mère. Situation classique, je le concède. Mais Jacqueline est vraiment intraitable. Depuis cinq mois qu’elle s’est enfuie, car elle s’est enfuie, je ne la voyais qu’à de rares intervalles, pour des demandes d’argent. J’ai fait subrepticement sur elle, lors d’une de ces rencontres, un prélèvement, non qu’elle soit mêlée au vol, mais pour pouvoir la surveiller à son insu, savoir au moins où elle habitait, connaître son genre de vie. Vous avez vu les rapports sur la parcelle Y, c’est affreux. Je crois que j’aurais préféré rester dans l’ignorance. Enfin, passons. Vous savez maintenant mon secret, comme je sais le vôtre.

Il se leva, alla poser les mains sur les épaules de Desmaisons toujours effondré, et reprit :

— Cécile était très fragile, et vous ne pouvez être responsable de la lésion qu’elle avait au cœur. Au contraire, vous êtes celui qui lui avez apporté la part de bonheur à laquelle elle avait droit… Quant à nous autres, nous devons être par-delà le bonheur et le malheur. La science est sans passions, et, dans la mesure du possible, ses serviteurs doivent être à son image. Puisque nous avons voulu voir clair, il faut aller jusqu’au bout. C’est là que je veux en venir ; dans tout ce que vous m’avez conté, je trouve des choses bien inattendues, bien extraordinaires…

En prononçant ces mots, il força la voix pour souligner l’effet de cet appel à la conscience professionnelle. Mais Desmaisons restait lointain et prostré. Alors, Blandin se fit plus précis.

— Je fais la part du trouble, bien excusable, où vous ont jeté ces événements, mais dans votre récit cette histoire de fantôme est bien étrange et difficilement acceptable. N’auriez-vous pas été victime d’une hallucination ? Les morts sont morts, hélas ! Et nous, savants, devons laisser les fantômes à l’imagination des petits enfants…

Desmaisons tressaillit. Il se redressa dans son fauteuil et, d’une voix précipitée où repassait un peu d’énergie, il jeta :

— La parcelle s’est déplacée, j’en suis sûr. Jamais je ne serais allé rue Daru, si elle ne m’en avait pas montré le chemin. C’est Cécile, c’est son âme qui m’a conduit là-bas, pour que je comprenne la folie de mes soupçons, pour qu’elle reste pure dans ma mémoire, autant qu’elle méritait de l’être… Je ne suis qu’un criminel.

— Calmez-vous. Essayons de discuter froidement entre gens de métier. Vous sentez bien qu’en ce concours vraiment extraordinaire de circonstances, nous tenons une expérience du plus haut intérêt, repris alors Blandin. Nous nous trouvons pour la première fois devant une parcelle qui survit au sujet. Jamais nous n’aurions imaginé ce cas s’il ne s’était présenté de lui-même. Les plus tristes causes ont ainsi des effets favorables. Il y a là une étude toute nouvelle à faire… Le fait que la parcelle vit encore n’a rien d’anormal : ongles, cheveux, poussent encore après la mort ; les cellules du prélèvement, maintenues en milieu nutritif, continuent tout naturellement à vivre. Ce qui est moins naturel et dont on peut douter, c’est que la parcelle se déplace encore de façon systématique.

— Je l’ai vue, affirma Desmaisons. Et, peut-être se déplacera-t-elle encore…

— Vous avez raison. Ne discutons pas dans l’abstrait, dit Blandin satisfait de l’amener doucement à ses fins. Je vais aller au quai de l’Horloge étudier cette parcelle et voir en personne ce qu’il en est.

— Pas sans moi, jeta Desmaisons. Elle est à moi, elle est la seule chose qui me rattache au monde…

Quand ils arrivèrent au laboratoire, la parcelle Z était immobile sur l’emplacement du cimetière Montparnasse.

Blandin se mit à l’œuvre, auscultant l’appareillage avec la gravité du médecin consultant appelé par un confrère au chevet d’un grand malade.

— Le prélèvement de la parcelle a-t-il été effectué avec les précautions d’usage ? demanda-t-il.

— Toutes les précautions : champ contrôlé, compensation des charges dues aux courants corticaux, mise à la terre du corps. Du reste, la parcelle a fonctionné normalement pendant toute la vie du sujet, dit Desmaisons.

Il n’a pas dit Cécile, la sérénité scientifique commence à faire sentir son influence, nota intérieurement Blandin.

— Je ne mets pas en doute votre parole, reprit-il, mais si nous n’avons qu’un exemple de déplacement nous n’en pouvons rien conclure.

Il se redressa pour rendre son diagnostic :

— La cellule est vivante. Sa polarisation est celle du corps, et elle ne peut subir que les déplacements du corps. Comme celui-ci n’est trop malheureusement qu’immobile, la cellule, tant qu’elle restera vivante, doit rester immobile… Voilà la vraie doctrine qui ne pourrait être mise en échec que par des observations répétées…

— Eh bien ! La voilà qui bouge encore ! s’écria Desmaisons. C’est à croire qu’elle nous entend et veut m’aider à vous convaincre…

Blandin fronça les sourcils et s’inclina : la parcelle quittait le cimetière. Il prit la loupe, étudia le trajet, l’allure, manipula les boutons. Doutant toujours, il suggéra :

— Des courants prennent peut-être naissance dans la lame liquide. Nous allons nous en assurer. Donnez-moi de la poudre de lycopode.

Une pincée de poudre fut injectée dans le liquide. Les légères particules s’étalèrent en surface, puis restèrent immobiles.

— Pas de courant de convection, pas de courants électriques parasites non plus. Nous pouvons nous trouver en présence d’un mouvement autonome de la parcelle. Étrange, étrange, murmura-t-il.

Mais, sans s’avouer vaincu, il lança à Desmaisons :

— En tout cas, l’hypothèse du fantôme ne tient pas debout. Un poète lui-même se refuserait à voir un fantôme à onze heures du matin !

— Qui sait ? fit Desmaisons.

Les résistances du patron l’irritaient sourdement et, pour la première fois, il prenait conscience d’une divergence de vues entre eux deux.

— Je ne crois plus à rien maintenant, déclara-t-il d’un air sombre, tout m’a trompé dans la vie, à commencer par moi-même qui me suis si cruellement mépris. Et voilà les certitudes scientifiques elles-mêmes qui sont mises en échec par ce qui se passe ici…

À travers ces généralités, Blandin sentit que son autorité était visée, et son amour-propre en fut fouetté.

— Le phénomène est à coup sûr surprenant, reconnut-il. N’abdiquons pas cependant, ne renonçons pas à toute tentative d’explication rationnelle. Réfléchissons ensemble.

Il se redressa, le poing à la hanche, songeur, dans cette attitude inconsciente de défi qu’il prenait au laboratoire pour se mesurer avec un problème ardu. C’est dans ces instants-là qu’il fournissait l’effort qui souvent l’avait mené à la réussite.

— Quelle était l’hypothèse par laquelle nous rendions compte jusqu’à présent des mouvements de la parcelle ? Nous admettions que la cellule, polarisée en même temps que le reste de l’organisme, se trouvait suivre électromécaniquement les déplacements du sujet. C’était l’hypothèse la plus vraisemblable, la parenté entre les cellules d’une seule et même individualité vivante se trouvant maintenue, en dépit de la séparation, entre la parcelle prélevée et l’organisme du sujet. Mais puisque nous assistons aux déplacements d’une parcelle, en dépit de l’immobilité du corps auquel elle a appartenu, il nous faut bien modifier cette manière de voir.

« Une particularité me frappe : nous n’avons jamais réussi nos expériences avec des êtres vivants inférieurs. Nous en avons conclu que, seul, un organisme vivant assez évolué présente un caractère d’unité, de personnalité qui se retrouve dans toutes ses cellules, et qui assure une parenté de propriétés biologiques entre la cellule prélevée et le reste de l’organisme. Cette parenté secrète entre toutes les cellules d’un même organisme n’est peut-être pas due, comme je le pensais, à une sorte de synthèse : bioélectrique faite par l’organisme. Il se peut qu’elle procède du système nerveux central dans lequel se condense en quelque sorte l’unité de l’individualité organique. En d’autres termes, ce serait par l’intermédiaire de la pensée du sujet que la parcelle se déplacerait. Pour un sujet vivant, la pensée suit naturellement les déplacements du corps, et cela explique que nous puissions enregistrer ces derniers avec notre parcelle. Mais le corps ne serait pas directement indispensable aux déplacements de la parcelle, il n’interviendrait que comme véhicule de la pensée.

« Est-ce à dire que, pour la parcelle que nous avons sous les yeux nous devions croire que la pensée de la disparue subsiste encore et déplace la parcelle ? S’agirait-il d’une âme encore existante ? Il serait a priori bien insensé qu’une expérience de physique pût apporter la solution de cette énigme de la survie sur laquelle l’humanité épilogue depuis qu’elle existe… Non, ne vous en déplaise, et dussent vos sentiments en souffrir, je crois que les choses sont susceptibles d’une explication plus simple, mon cher Desmaisons.

Il tenait maintenant son idée, et, retrouvant pour l’exprimer une aisance de discoureur professionnel, de professeur à l’amphithéâtre, il allait de long en large, une main passée sous le pan de sa jaquette :

— La parcelle était mue par la pensée de la personne durant le vivant de celle-ci, je l’admets. Mais cette personne étant morte, toute manifestation de sa pensée a disparu. Il reste que voilà une parcelle vivante, habituée à se déplacer sous l’action de la pensée. Si elle se déplace après la mort, c’est qu’elle est mue par la pensée d’autres personnes vivantes et qui seront celles qui pensent à la disparue. Toutes ces actions de la pensée s’entrecroisent de tout temps comme les ondes radiophoniques dans l’éther ; mais, durant la vie du sujet, c’est naturellement la pensée de ce sujet qui est prépondérante. Au contraire, lorsque cette influence prépondérante disparaît, les effets produits par la pensée des autres, et qui jusque-là étaient étouffés, viennent à se manifester, et la parcelle rejoint les gens qui se trouvent penser à l’individu.

« Réfléchissez. Vous m’avez dit qu’hier soir la parcelle est venue vers vous : vous pensiez à ce moment à votre femme. Ensuite, c’est une amie, la jeune Vinclair, qui a commencé de penser à elle, et la parcelle a pris le chemin de sa maison. Puis encore, c’est vous qui l’avez reprise et ramenée au cimetière. En ce moment, quelqu’un d’autre pense à Cécile, et la parcelle s’engage sur un nouveau chemin. Remarquez que l’expérience, si rudement que j’en rabatte la signification, est déjà prodigieuse : elle nous permettrait de découvrir les gens qui pensent à une personne déterminée. Elle donnerait enfin des clartés sur les possibilités d’annexer à la vraie science tout ce domaine des pseudo-sciences psychiques et de la télépathie qui passionnent tant de pauvres esprits…

Desmaisons, la tête baissée, avait écouté, comme jadis étudiant, la leçon du maître. Mais les temps étaient changés. Tout cela qui pouvait sembler ingénieux, lui paraissait de parti-pris, procédant d’une conception étriquée, ne faisant confiance qu’à une face de la réalité. Secoué comme il l’avait été par les événements de ces derniers jours, il lui semblait être venu au contact d’autre chose. Ce monde étrange dans la nuit duquel il avait erré, la tête fiévreuse, le cœur plein de sentiments contraires, lui avait laissé entrevoir derrière les choses réelles des possibilités plus secrètes, des présences mystérieuses… Mais comment l’exprimer quand tout cela n’était encore qu’à peine conscient en lui ?

— Ah ! soupira-t-il, hypothèse pour hypothèse, le fantôme est plus simple, et l’âme plus consolante. Je ne peux pas croire qu’elle soit morte, quand je la vois se conduire de façon si intelligente et si délicate. C’est elle qui, de l’endroit où elle est, et par le détour de ces instruments imparfaits, c’est elle qui me guide, m’indique ce que je dois faire… Hier, quand je marchais dans les rues, sans savoir, il me semble que j’étais environné, soutenu par l’aura d’un certain mystère… Le monde, les mondes, tout cela est bien grand… Il y avait des étoiles entre les cheminées, et l’odeur des feuilles dans le silence, et la douleur de mon cœur… Je ne peux pas dire, je ne sais rien encore…

Blandin le considéra d’un œil froid mais indulgent. Le mal était plus profond qu’il ne l’avait pensé, et il faudrait sans doute plus de temps pour ramener le calme dans cette tête ébranlée.

— L’avenir nous départagera, dit-il simplement » Continuons les observations.

Vers midi, la parcelle Z s’immobilisa dans la proche banlieue, rue de la Villette à Pantin, au-delà de la porte de Chaumont.

— Connaissez-vous quelque relation de Cécile qui habite par là ? demanda le patron.

Desmaisons secoua la tête et dit tristement :

— Non, d’elle, de ses relations, je ne connaissais rien. Elle a vécu près de moi comme une étrangère, et je m’en aperçois seulement depuis qu’elle n’est plus. Je croyais l’aimer, je l’aimais, je ne voyais que mon amour, et je ne savais pas la voir, elle. C’est maintenant seulement qu’il me semble apprendre un peu à la connaître…

En vain, lui représentant son état de fatigue, Blandin essaya de le retenir, il ne voulut rien entendre. Obéissant à ce qui lui semblait être une indication mystérieuse, il reprit sans tarder la poursuite du fantôme.

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