VI

Il n’eut plus très longtemps à attendre. Un jour, entre quatre heures et cinq heures et demie, la parcelle Z resta immobile dans une maison de la rue Daru.

Il avait d’abord été intrigué de la voir prendre le chemin du parc Monceau où, à sa connaissance, rien ne l’appelait. Puis, durant les premières minutes de l’arrêt, s’était interrogé, comme à l’ordinaire, sur les motifs de cette halte. Un autre bureau de poste ? À mesure que le temps d’arrêt se prolongeait, il devenait plus nerveux, plus agité.

— Qu’est-ce qu’elle fiche ? Mon Dieu, que peut-elle faire ? répétait-il à voix haute, frappant du doigt le bord nickelé du cadre, comme on fait d’un baromètre dont on veut ramener l’aiguille sur le beau.

La parcelle, bien rivée au bord de la rue, ne bougeait pas. Était-elle allée voir son médecin ? Ces derniers temps, elle s’était un peu plainte de ne pouvoir respirer aussi aisément que d’habitude. Il ignorait où habitait ce médecin et, à cette occasion, constata que, dans son inconscient égoïsme, il ne s’était jamais soucié des détails matériels la vie de sa femme… Ou encore, une attente chez le dentiste ?… Au bout d’une heure et demi, il songea à un concert ou à un cinéma. Elle lui avait confié qu’elle allait parfois au cinéma dans l’après-midi. Mais pourquoi si loin de chez elle ? La parcelle se remit en marche. Il repéra avec soin l’endroit de l’arrêt : côté sud de la rue Daru, à trente mètres de la rue de Courcelles. Saisissant son chapeau, il se précipita sur le quai pour arrêter un taxi. Il commençait à prendre l’habitude de ce genre de poursuite à retard.

— Rue Daru, jeta-t-il au chauffeur, à l’angle de la rue de Courcelles.

Quand le taxi s’arrêta, son agitation était telle qu’il dut s’y prendre à trois reprises pour payer le chauffeur. Avant d’entrer dans la rue, il mit ses lunettes. « Cinéma ou concert ? » disait en lui la voix de l’espérance. Du premier coup d’œil, prenant la rue d’enfilade, il constata qu’aucune enseigne de cinéma ne dépassait l’alignement des façades. Ce fut un premier choc.

Comptant ses pas, il calcula la distance de trente mètres et, se trouvant devant un immeuble à six étages portant le n° 41, murmura : Si c’est ici, ça y est. » Dix mètres plus loin, il y avait une boutique de teinturier. Cécile était-elle entrée chez le teinturier ? Mais on ne reste pas deux heures chez un fournisseur. Il recompta ses pas. Il ne pouvait y avoir d’erreur, il s’agissait bien de la maison portant le n° 41.

Il traversa la rue pour considérer l’ensemble de la façade. Aucune enseigne de dentiste, de fournisseur, rien, des appartements bourgeois. Des lettres poste restante, un séjour d’une heure et demie dans une maison inconnue, le doute n’était plus possible.

Que faire ? Planté sur le trottoir, il fut bousculé par deux ou trois passants. Machinalement, il se remit en marche. Que faire ? Tout quitter, sans explications ? Ou provoquer une scène ? Mais s’il posait des questions, ne lui répondrait-on pas par un mensonge, par des mensonges ?

Il faillit se faire écraser en traversant le boulevard de Courcelles et, se retrouvant au parc Monceau, se crut un instant à la campagne. Tout, autour de lui, semblait appartenir à un monde étrange. Enfin il arrêta une ligne de conduite : il rentrerait, ne poserait aucune question ; en racontant sa journée, elle parlerait peut-être de sa visite rue Daru ; c’était le dernier espoir.

L’attitude de Cécile lui sembla légèrement différente de son attitude ordinaire, mais peut-être s’abusait-il ? Il n’avait guère l’habitude des observations psychologiques et se méfiait de lui-même. Les observations scientifiques, hélas ! lui étaient plus familières et lui donnaient d’autres certitudes.

Cécile se plaignit d’une légère douleur dans la poitrine. Il lui tendit la perche et parla d’aller voir le médecin.

— Oh ! Ce n’est pas à ce point-là, répondit-elle. Je vais prendre mes gouttes.

Quand il la vit presser des doigts le capuchon de caoutchouc, en même temps qu’un léger mouvement de sa lèvre trahissait le décompte muet des gouttes, un mouvement de tendresse le porta vers ce profil appliqué sagement à sa tâche. Mais le souvenir de la sinistre façade l’immobilisa sur place. Cécile s’allongea sur le divan.

— C’est la première fois que je te vois un peu patraque, observa-t-il.

— Je t’en demande pardon. C’est un moment à passer. J’ai fait trop de courses à droite et à gauche cet après-midi…

Il resta muet, attendant les explications. Mais elle ne dit rien de plus. Repris d’un seul coup par l’angoisse, il se laissa tomber dans un fauteuil et déploya un journal entre elle et lui.

— Voilà une atmosphère bien conjugale, observa-t-elle au bout de quelque temps de silence, d’une voix doucement ironique.

— Celle qui nous convient, après tout.

— Je ne te le reproche pas, reprit-elle. C’est de ma faute, je me sens moins à mon aise, mais cela va passer.

Dans l’ambiance pénible de cette soirée, son malaise physique ne se dissipait pas. Il faisait la tête, c’était certain. N’y tenant plus, elle dit :

— Je respire si mal que je ne peux pas soutenir une conversation. Je vais aller me coucher. Ce sont des vertiges d’estomac. Demain, tout ira bien.

Passant près de lui, elle ajouta :

— Tu ne m’en veux pas de ne pas savoir te distraire ?

Ah ! oui, elle s’entendait à le distraire ! Il se raidit pour répondre :

— Non, il faut te soigner d’abord.

Elle continua son chemin, lentement, comme à regret vers la porte du salon. Elle allait sortir sans avoir parlé, sans avoir fourni l’explication souhaitée. Sa main était déjà sur la poignée.

— Cécile ! appela-t-il.

Elle se retourna. La lampe basse éclairait durement par en dessous son visage auquel les traits tirés donnaient cette expression de lassitude qu’il avait si souvent contemplée avec amour à deux doigts de son propre visage. L’autre, aussi, devait l’avoir vue ainsi… Cette pensée arrêta net l’explication qu’il allait provoquer. Il dit au hasard :

— Veux-tu que je t’aide en quelque chose ?

Elle eut un geste de dénégation et quitta la pièce. Machinalement, il reprit son journal pour s’abriter. L’expérience était faite : elle n’avait rien dit. « Qu’elle porte donc ce secret, et s’il lui pèse sur la poitrine, tant pis ! » pensa-t-il.

Elle dormait encore quand il partit le lendemain matin pour le laboratoire, où il se livra machinalement aux observations imposées par la routine ordinaire. Il avait la tête lourde, l’esprit fatigué, le cœur accablé… Il parcourait les relevés nocturnes, rédigés par Praslier dont le travail se poursuivait ponctuellement selon les instructions données, quand, soudain, il sursauta. Son œil avait rencontré les mots : rue Daru. Il se frotta les paupières, assura ses lunettes, reprit la lecture en rassemblait ses esprits. Il s’agissait de la parcelle X : de onze heures du soir à une heure du matin » elle s’était arrêtée rue Daru, avant de repartir boulevardJourdan, près de la porte de Versailles (trajet en automobile, précisait la note). La coïncidence était pour le moins curieuse. Le relevé de Praslier n’était pas très précis, il avait noté la rue sans spécifier l’emplacement. Le temps de l’arrêt, de onze heures du soir à une heure, pouvait donner à supposer qu’il s’agissait d’une halte dans un des cafés de la rue.

Le coup de fouet de la surprise passé, Desmaisons se prit à réfléchir. Ne se trouvait-il en présence que d’une simple coïncidence ? De cet X il ne savait rien, si ce n’est, d’après les déclarations de Blandin, qu’il appartenait à l’entourage du personnel et qu’on avait pu le suspecter du vol. Ce pouvait être ou avoir été un des employés du laboratoire, et Cécile pouvait l’avoir connu durant les trois mois où elle avait travaillé chez le patron. Toutes les intrigues qui s’étaient nouées entre membres du personnel, toutes les histoires de dactylos qui alimentaient les racontars de la maison depuis vingt ans, revinrent à son esprit. Il réentendait les plaisanteries échangées dans les couloirs, revoyait les gestes, les regards surpris malgré lui. Toute cette triste et misérable fange, dans laquelle s’ébattent les pauvres échantillons humains prisonniers d’un labeur entre quatre murs, semblait refluer sur lui pour l’ensevelir. Pourquoi Cécile eût-elle été différente des autres ?

Il fit effort pour s’arracher à ces pensées, une idée lui vint. Il en supputa les chances de réussite. À la réflexion, rien ne devait s’opposer à sa réalisation : on pouvait placer dans un seul et même cadre la parcelle X et celle de Cécile pour observer leurs déplacements conjugués.

Aussitôt, avec les précautions d’usage, il alla prélever la parcelle Z dans son cadre et l’introduisit dans la lame liquide où X sommeillait encore près de la porte de Versailles. Très soigneusement, il régla les divers appareils magnétiques et thermiques, puis, par goût de l’ordre, posa les deux écriteaux X et Z sur le cadre commun. Ainsi Praslier ne serait pas surpris de trouver là deux parcelles. Restait à situer Z au 262 de la rue de Vaugirard où Cécile devait encore se trouver. Pour s’en assurer, il prit soin de lui téléphoner. D’avoir perfectionné son piège lui communiquait un calme singulier.

— Comment va-t-on ce matin ? demanda-t-il affectueusement. Je suis parti plus tôt que d’habitude, et n’ai pas voulu t’éveiller.

Cécile assura qu’elle allait mieux.

— Je voulais encore te dire, continua-t-il ; je dois surveiller une expérience importante, et je ne pourrai probablement pas rentrer avant la nuit.

Elle hésita avant de répondre :

— Tu sais que je ne veux pas me plaindre et te gêner, pourtant j’aurais bien aimé te voir.

— Ce soir, fit-il, ce soir. Repose-toi bien.

Il raccrocha, et sûr désormais qu’elle était chez elle, amena la parcelle à l’endroit voulu. Il ne lui restait plus maintenant qu’à attendre.

Les heures furent longues et les songeries devant le cadre particulièrement pénibles. Dans la matinée, Z fit deux courses dans le quartier. « Elle n’est donc pas si malade que ça », pensa-t-il. Il l’évoqua chez les fournisseurs, faisant honnêtement son marché. Une certaine douceur venait amollir sa rancœur. Peut-être s’était-il trompé.

Vers trois heures, l’autre parcelle, la parcelle X, s’ébranla dans le cadre. X circulait en automobile. Après un tour au bois de Boulogne, il s’arrêta un instant près de l’Étoile. « Monsieur a la vie facile », grogna Desmaisons. Il commença à pâlir quand il vit la parcelle prendre le chemin du parc Monceau. Elle s’engagea rue Daru, s’arrêta sur le côté droit à la hauteur qui correspondait au n° 41. Dès cet instant, il ne douta plus. Il évoqua l’immeuble, la façade qu’il avait contemplée la veille. Avait-il encore besoin d’une confirmation ?

À quatre heure dix, – il nota l’heure par habitude, – Cécile quitta la rue de Vaugirard, alla prendre le métro à Falguière. « On fait quand même des économies, même quand on va retrouver son amant », ironisa-t-il pour se donner le change à lui-même. Irait-elle ou n’irait-elle pas ? Il se penchait sur le cadre comme fait l’amateur sur les billes de ces jeux de hasard qu’on trouve, dans les bars. Mais ici l’appareil était plus savant, et la torture plus raffinée.

À ce moment, Praslier qui s’éveillait vint le rejoindre dans la salle des cadres. Ce contretemps le fit grimacer, mais il se maîtrisa.

— Du nouveau ? demanda Praslier.

— J’étudie une nouvelle parcelle, la parcelle Z, dans ses rapports avec X.

— Deux parcelles dans le même cadre ? fit Praslier. Ça c’est nouveau. Et ça peut marcher ?

— Laissez-moi faire, fit-il sèchement en écartant Praslier qui voulait s’approcher.

Il attendait suivant des yeux le trajet de la parcelle Z. Le métro l’emportait vers Pigalle. Là, Z s’arrêta pour le changement de ligne. Si elle prend à droite, vers Jean-Jaurès, pensa-t-il, je suis sauvé ; si elle prend la direction de Villiers, tout est consommé. Étrange chose qu’un destin ! Il se lit dans les lignes du métro bien plus que dans les étoiles… Z prit la direction de Villiers. Desmaisons ruisselait de sueur, il s’épongea. Que faire ? Rien, attendre ; attendre toujours, et regarder… Cécile descendit à Courcelles, marcha vers la rue Daru. À l’instant où elle rejoignit la parcelle X, il ne put réprimer un cri.

— Qu’y a-t-il ? demanda Praslier en se rapprochant.

Hébété, Desmaisons contemplait le cadre, ne songeant plus à écarter le collaborateur indiscret.

— Ah ! Ça c’est rigolo, fit Praslier. Pour une rencontre, c’est une rencontre ! Vous avez eu du nez. Z et X se connaissent, et se connaissent bien.

Il alla chercher une grosse loupe et se mit à observer les parcelles.

— Aussi jointives que possible ! Mon cher, continua Praslier. Je parie qu’il s’agit d’un homme et d’une femme, qu’ils sont dans les bras l’un de l’autre ! Ma foi, c’est la première fois que j’assiste en spectateur à une scène de ce genre, et dans de pareilles conditions. Je me demandais, à en juger par ses évolutions, quel était le sexe de cet X, maintenant mon opinion est faite. Votre Z me fixe sans erreur possible. Cinq à sept, l’heure classique du rendez-vous. Tout y est. Dites donc, mon vieux, c’est bien dommage que vous ne puissiez pas compléter votre truc par la télévision, nous nous amuserions un peu…

— La télévision, fit Desmaisons d’une voix caverneuse.

— Qu’est-ce que vous avez ? demanda Praslier en se retournant. Ça vous émeut cette rencontre ? Que voulez-vous ? Les agents secrets sont des hommes ou des femmes comme les autres. Ils font l’amour aussi. Peut-être même est-ce chez eux obligation professionnelle. Et ils ne se quittent pas, continua-t-il en reprenant sa loupe. Voilà déjà un bon quart d’heure que ça dure.

— Assez ! jeta brusquement Desmaisons arrachant la loupe des mains.

— Qu’est-ce qui vous prend ? fit Praslier. Un accès de pudibonderie ? Vous savez, pour ce qu’on voit : deux petits points noirs qui se touchent. Ça ne vaut pas les photos de Paris- Magazine ! C’est ce qu’on imagine qui est le plus drôle…

— Taisez-vous, rugit Desmaisons. Espèce d’imbécile, vous ne comprenez donc pas ? C’est ma femme ! Ma femme !

Praslier resta bouche bée, une bonne minute avant de comprendre.

— Ah ! Alors ! finit-il par proférer. Écoutez, je ne voulais pas…

De grosses larmes coulaient sur les joues de Desmaisons qui ne cherchait pas à les dissimuler.

— Mon vieux, ce sont des choses de toujours, commença maladroitement Praslier. Enfin, on ne sait jamais… Ne croyez-vous pas qu’en mettant deux parcelles dans le même cadre, elles peuvent s’attirer l’une l’autre ?… Par capillarité, que sais-je ?

— Elles n’ont pas besoin de la capillarité pour s’attirer, fit la voix brisée de Desmaisons.

Et, repris malgré tout par l’habitude, il ajouta pour réfuter cette suprême hypothèse :

— Si elles s’attiraient par capillarité elles ne se seraient pas rencontrées au point même où, précisément, elles se rendent quand elles sont chacune dans leur cadre.

D’une voix sourde de ressentiment métaphysique, il dit encore :

— Ce n’est pas parce qu’elles sont dans le même cadre qu’elles s’attirent, mais bien parce, qu’elles sont dans le même monde…

Sous le coup, il restait dans une immobilité de statue, dressé au milieu de la pièce. Praslier n’osait plus le regarder, ne savait que faire.

— C’est un truc trop dangereux que vous avez imaginé là, finit-il par dire. Je vais la remettre seule dans son cadre, celui de votre bureau, Hein ? Qu’en pensez-vous ?

Desmaisons, sans l’entendre, se dirigea vers la porte et sortit.

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