VII

Il marcha quelque temps le long des quais, un goût de nausée dans la bouche, la tête envahie d’images de Cécile dévêtue, serrée dans d’autres bras, riant avec un autre, prononçant les mêmes mots, toutes visions torturantes qu’il subissait comme dans un cauchemar. Lui, il restait seul, soustrait au monde, seul avec d’atroces souvenirs. Il descendit le long de la berge, continua son chemin sur des pavés anguleux et regarda l’eau du fleuve qui coulait devant lui comme un miroir qui ne reflétait rien et eût apporté une compagnie apaisante, attirante, prometteuse de repos.

Machinalement, il se laissa aller par lassitude sur un petit mur de pierre, enleva ses lunettes, épongea son front. Il voulut faire effort pour prendre une décision. Où aller ? Rien ne le sollicitait. Tout lui faisait horreur dans les endroits familiers. Il ne restait rien. Deux clochards passèrent lentement devant lui, il les suivit des yeux. Non loin, l’un des hommes tira de la poche de son manteau une bouteille de vin et but un coup. L’autre attendit, puis ils repartirent.

— « Qu’est-ce que je peux faire ? » murmura-t-il. La pierre sur laquelle il était assis était fraîche et lui gelait les fesses. Il enleva son veston, le plia et s’assit sur ce coussin. Mais un petit vent du soir qui soufflait le fit bientôt frissonner et l’obligea à se revêtir. Il se remit en marche, buta sur un pavé, retrouva son équilibre sans un mot pour protester contre l’hostilité des choses. Un escalier s’offrait, il monta, déboucha en face d’une station terminus d’autobus. Il prit place dans une des voitures, attendit. L’autobus ne partant pas, il redescendit. Ses idées se cristallisaient maintenant autour de cette pensée : « Être au monde est une destinée vraiment étrange. »

Il poursuivait son chemin au hasard. Des bribes de phrases accompagnaient maintenant le rythme régulier de sa marche : Quand les choses avaient-elles commencé ?… Toujours, cela a toujours existé, dès le début, avant moi… J’ai été le pauvre imbécile, celui qui épouse… Du reste, à mon âge… Elle aurait pu me le dire, pourtant… Je ne devrais pas y attacher tant d’importance. D’elle, cependant, je ne me serais pas attendu à ça… Quelle force de dissimulation chez ces êtres frêles… Évidemment, c’est ma faute aussi… Pourquoi ai-je voulu savoir ? Mais doit-on regretter de savoir… ? La vérité est toujours bonne. Elle a toujours raison… Tout de même, le monde est bien dur…

Une femme s’approcha de lui, il la repoussa avec un geste d’horreur et continua à déambuler. Il regarda l’heure à sa montre et fut surpris de voir qu’il n’était encore que six heures et quart. Il s’en était passé des choses en une heure ! Tout son monde intérieur s’était écroulé, il n’en restait plus que des ruines. Il avait l’impression de marcher au milieu d’un tremblement de terre. Il s’arrêta, dit à voix haute : « Je ne rentrerai pas. »

Deux passant s’étant retournés, il se ressaisit et, boutonnant son veston, prit un pas plus rapide. Le contraste le surprit entre la rapidité de son allure et l’absence de but de sa course. Mais il continua à marcher bon train, trouvant un semblant d’apaisement dans cet exercice physique qui le faisait un peu haleter. Une légère souffrance corporelle était préférable à cette sensation d’angoisse, à ce vide qui l’habitait. Il suivait les courants de la foule, adoptant aux carrefours la direction prise par ses plus proches voisins. Sans trop chercher à préciser la nature du spectacle, il voyait défiler à droite, à gauche, comme un cheval mal protégé par ses œillères, des façades, des piétons, des voitures. Tout cela remuait. Il participait à cette agitation. C’était, pour l’instant, sa seule tâche. Plus tard, il serait temps de voir. Son chemin passa dans une espèce de hall plein de vitrines lumineuses : c’était un des anciens passages voisins des grands boulevards. Il s’entendit interpeller :

— Desmaisons !

Il sursauta, reconnut vaguement un visage de camarade, sans pouvoir y mettre un nom, et machinalement s’écria :

— Ah ! Par exemple ! En serrant la main qu’on lui tendait.

— Je vois que vous avez l’air horriblement pressé. Excusez-moi : Êtes-vous toujours chez Blandin ?

— Toujours, toujours, fit-il, sans arriver à retrouver le nom de son interlocuteur.

Il devait l’avoir rencontré trois ou quatre ans plus tôt, mais dans quelles circonstances ?

— Passez-moi un coup de téléphone, continua-t-il à tout hasard, vous trouverez mon numéro dans l’annuaire. Et, tendant à nouveau la main, il se remit en marche.

Pourtant, il allait moins vite. Une question nouvelle le préoccupait. « Qui ça peut-il être ? Je l’ai certainement déjà vu, mais où ? » Il fallait trouver la solution de cette petite énigme. Le groupe de gens qui le précédait entrant dans un café il fit instinctivement comme eux, mais s’arrêta au bar. Pour se donner le loisir de réfléchir, il commanda un café.

— C’est tout de même extraordinaire de ne pouvoir mettre un nom sur…, fit-il à mi-voix.

— Monsieur désire ? demanda le garçon.

— Rien, rien, dit-il gêné.

Il paya, sortit, mais son pas se ralentissait. Brusquement, il s’arrêta : il avait trouvé. C’était un ancien camarade de l’école de physique et chimie, expert devant les tribunaux, qui était venu, deux ans auparavant, lui demander une analyse pour une affaire criminelle. Le nom lui échappait encore, mais le personnage était situé. Un nom qui commençait par un P ou un R. Satisfait de ce succès, il regarda l’heure, constata avec étonnement qu’il n’était pas encore sept heures. Il ne voulut pas le croire, mais une horloge pneumatique le lui confirma. « Comme le temps passe ! » murmura-t-il. C’était exactement le contraire de ce qu’il voulait dire, mais il se comprenait. Un temps infini semblait s’être écoulé depuis sa sortie du laboratoire. À ce moment, son regard tomba sut une vitrine de fleuriste où s’alignaient, dans leurs petits pots, toutes les variétés de plantes grasses. Il sursauta ; il s’était cru chez lui ! Devant la décoration du vestibule. Dieu merci ! Il était dans la rue. « Sept heures, je ne veux pas rentrer », dit-il.

Il regarda autour de lui pour situer l’endroit où il se trouvait : non loin de la place Clichy. La foule de la sortie des bureaux donnait à la rue une animation particulière. Il était difficile de méditer au milieu de cette agitation. Il entra délibérément dans un petit café, demanda un bock et machinalement ajouta :

— De quoi écrire.

« C’est cela, je vais lui écrire, pensa-t-il, pour lui expliquer que je ne rentrerai pas, et pourquoi je ne rentrerai plus. » Il ouvrit le buvard, essaya la plume sur le bord d’une feuille. Le papier était jaune, pelucheux. Il l’observa par transparence, et dans la glace qui lui faisait face entrevit du même coup sa silhouette. Pour se mieux voir, il remit ses lunettes, et, se reconnaissant, fut comme inondé par une bienfaisante douche intérieure. Il était là, c’était bien lui. Il se retrouvait, ayant encaissé le coup, après une absence qui avait duré deux heures, mais vivant et maître de ses facultés. Il croisa lentement les bras, vérifia que l’image lui obéissait, et, satisfait, ferma les yeux pour mieux réfléchir… Désormais, toute l’aventure de Cécile avait cessé d’appartenir au présent. Tout cela était relégué dans le passé, un passé lointain même, et se pouvait considérer avec plus de calme. Elle l’avait trompé : affaire entendue, classée, acceptée. Il ne restait, qu’à persévérer dans l’attitude adoptée depuis l’événement. Il ne l’aimait plus. Il pouvait repenser à elle sans souffrir. Repoussant son bock, il commanda une fine à l’eau pour fêter cette convalescence.

« Sept heures et quart ! » fit-il soudain, « je vais aller dîner ». Il se leva, passa dans la rue, levant la main, arrêta un taxi. Le chauffeur attendait l’adresse. Ne sachant que dire, il fit :

— Rue de Vaugirard.

Et, avant de s’en être clairement rendu compte, il se trouva rentré presque à l’heure habituelle.

Quand il fut en face de Cécile, un léger tic lui crispa le visage, mais ce fut très fugitif, et il put, d’un ton assez naturel, lancer son « bonsoir » ordinaire. Elle lisait sous la grande lampe rapprochée du divan. Elle renversa la tête, pour lui tendre son front comme à l’ordinaire, mais il passa sans s’incliner et fut droit se laver les mains. Surprise, elle resta immobile, s’abstenant d’aller lui tendre la serviette. En dépit de ce bouleversement de leurs habitudes, il revint au salon, assez dégagé d’allure, mais son affectation d’indifférence était trop visible. Elle décida de ne pas l’aborder de front pour laisser à ses soucis le temps de se dissiper. Une conversation banale, entrecoupée d’assez longs silences, s’établit entre eux. La présence de la bonne pendant le dîner facilita un peu les choses.

Quand la table fut desservie, inquiète de le voir continuer à faire la tête. Cécile se coula doucement vers lui pour demander :

— Bernard, qu’as-tu ce soir ?

— Non, dit-il d’un ton sec, je t’en prie…

— Quoi ? fit-elle heurtée.

— Rien. Je n’aime pas la comédie.

— Moi non plus, rétorqua-t-elle. Et parce que je ne l’aime pas, je voudrais mettre fin à ce ton de ce soir entre nous. Depuis que tu es rentré…

— Depuis que je suis rentré ?… reprit-il ironiquement.

— Il me semble que tu n’es pas comme d’habitude. Est-ce que tu voudrais me faire une scène ?

— Grands Dieux, non ! dit-il vivement. Et ne parle pas comme ça tout le temps de moi, ça m’agace. On dirait que tu n’as qu’une chose à faire : m’observer, m’épier.

Jamais encore il ne lui avait parlé sur ce ton. Elle ouvrit de grands yeux, porta la main à sa poitrine, se laissa aller dans le fond du fauteuil.

Durant le silence, il prit le livre ouvert sous la lampe. Par un curieux dédoublement, il comprenait très bien ce qu’il lisait, s’y intéressait.

Enfin, elle dit :

— Bernard, quand tu as téléphoné ce matin, je voulais précisément te dire…

« L’aveu » pensa-t-il. Il l’interrompit :

— Non, c’est inutile.

— Mais tu ne sais pas ce que je veux te dire ? remarqua-t-elle timidement.

— De toute façon, je préfère qu’on me laisse tranquille. J’ai déjà assez de soucis comme ça.

— Comme tu voudras, reprit-elle vexée. Puis brusquement une pensée lui vint : Bernard, est-ce que tu croirais ?…

— Je ne crois rien, tu entends, rien, rien.

Il était manifestement intraitable. Elle soupira, se leva pour préparer sa drogue. Elle tremblait. Le compte-gouttes fit résonner le bord du verre.

— Souffrante ? demanda-t-il avec une indifférence calculée.

— Ça n’a pas d’importance, fit-elle sans répondre et en haussant pauvrement les épaules. Je vais aller me coucher annonça-t-elle.

Il soupira quand il fut seul. Il ne s’en était pas trop mal tiré, la chose était moins difficile qu’il ne l’eût cru. Il suffisait d’empêcher que, cédant à ce besoin féminin de confession, elle se laissât aller à l’aveu. Ce ton artificiel entre eux était évidemment un peu pénible, mais on devait pouvoir s’y faire à la longue.

Elle avait laissé son mouchoir, chiffonné dans le fond du fauteuil. Il restait là, seule trace de sa présence, comme une petite chose chaste et perdue. Dans le silence de la pièce, des images douloureuses revinrent assaillir Desmaisons. Chaque froissement du mouchoir semblait répondre à un froissement de son âme. La même main les avait étreints, et ils restaient seuls, meurtris, face à face. Il essaya de se raisonner. En quoi l’événement l’avait-il modifié, lui ? Il savait, c’était la seule différence… N’avait été détruite qu’une construction arbitraire et fausse : il avait cru qu’il pouvait aimer, faire place à une femme dans sa vie. Quelle folie d’attendre son bonheur d’un autre être, d’attendre même le bonheur ! Il fallait se replier sur soi-même, redevenir celui qui avait été : un homme fort et seul.

Du regard, il parcourait la pièce. Tout lui faisait horreur maintenant dans cette maison, où elle avait tout marqué de son passage. Il eût aimé retrouver son vieil appartement d’autrefois, avec ses meubles bêtes et laids qui n’accrochaient pas le regard. Il se leva pour aller jeter le mouchoir derrière le divan et ne plus le voir.

Le plus difficile restait encore à faire : il lui fallait regagner la chambre, et la retrouver, elle. Elle devait estimer que rien n’était changé, qu’elle était là chez elle, comme avant. Il faudrait lui faire comprendre rapidement que toute confiance étant morte, elle n’était plus pour lui qu’une bulle de verre brisée, un petit tas de poussière.

Vers minuit, il quitta le salon pour passer dans la pièce voisine. La lampe, sur la table de chevet, brûlait encore. Les yeux fermés, Cécile semblait dormir. Il s’allongeait avec précaution quand elle ouvrit les yeux et demanda abruptement :

— Bernard, est-ce que tu m’aimes ?

Il se tourna légèrement vers elle. Les cheveux étaient épandus sur l’oreiller autour de son visage. Le bras nu sur le drap se creusait d’ombre à la saignée du coude. Du mélange des chairs et des lingeries se dégageait un parfum de souvenir et de tentation.

D’une voix ferme, il répondit :

— Non.

Elle eut un faible sursaut, porta la main à son cœur, et répéta dans son trouble :

— Tu ne m’aimes plus ?

Cette insistance l’irrita. Ainsi, non contente de l’avoir trompé, elle exigeait encore de lui des protestations de tendresse. C’était un comble ! Il dit durement, éteignant la lumière :

— J’ai dit non. Laisse-moi dormir.

Dans l’ombre, il la sentit secouée de quelques sanglots qu’elle faisait effort pour réprimer. Il se raidit contre tout attendrissement et s’appliqua à rester immobile, à imiter la respiration lente et régulière du dormeur. Bientôt, à côté de lui, ce fût le silence. Durant une heure il s’efforça de trouver le sommeil sans y parvenir. Elle, parbleu ! La comédie jouée, pouvait dormir à l’aise ! À la longue, ce calme l’irrita. Brusquement, il alluma, se tourna vers elle. Son visage, aux yeux grands ouverts était parfaitement immobile, figé dans une absence d’expression qui lui fit peur.

— Cécile ! appela-t-il.

Elle ne bougea pas. Il se pencha, la prit par les épaules.

— Cécile ! cria-t-il encore.

Il crut à une syncope, courut au téléphone pour appeler un médecin. Elle était morte.

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