XI

La voiture le laissa dans un décor de palissades et de bicoques basses où poussaient çà et là, comme par surprise, quelques bâtisses de sept étages hérissées de pierres d’attente. D’immenses affiches aux couleurs affligeantes arrêtaient le regard dans toutes les directions. Dans le ciel, un fouillis affreux de fils électriques allait des balcons squelettiques à des pylônes de béton, seule végétation des terrains vagues. Pas d’endroit au monde qui n’eût d’abord paru moins digne de servir aux promenades d’un fantôme.

Dans un état de semi-prostration, il procéda aux mesures ordinaires d’arpentage qui le conduisirent devant un grand immeuble en briques. Le rez-de-chaussée était occupé par une boulangerie à façade de marbre et une boutique de tailleur, enserrant entre elles une porte d’entrée surmontée d’une plaque en émail bleu portant le numéro 108. Il prit du champ pour considérer la bâtisse. Par la tranche béant dans le vide, on pouvait voir sur toute leur hauteur une colonne de fenêtres de cuisine, une colonne de carreaux dépolis éclairant les cabinets, une colonne de passerelles aux minces garde-fous sur lesquels séchait mélancoliquement du linge. Toute la vie de la maison était ordonnée suivant la verticale. Devant cette coquille mal close, une affreuse tristesse lui serra le cœur. Pourquoi Cécile se réfugiait-elle là ?

Il fallait savoir ; il s’engagea dans le couloir d’entrée. Après avoir frappé au carreau, il poussa la porte de la loge. Dans une demi-obscurité, il distingua un châle des Indes recouvrant une table ronde sur laquelle le facteur avait jeté la dernière levée. Il y avait aussi, sur le couvercle d’une machine à coudre, une petite bouteille d’encre surmontée de son bouchon couronné de cire. Du fond de la pièce monta une sorte de grognement. Il fit effort pour assurer sa voix :

— Un renseignement, madame. Parmi vos locataires, quelqu’un ne connaîtrait-il pas Mme Desmaisons, Cécile Desmaisons.

De l’ombre d’un rideau sortit un chignon gris curieusement dominé par une sorte de peigne espagnol, puis une tête qui s’arma d’un pince-nez à cordon.

— Jamais entendu ce nom-là, fit lentement la concierge soupçonneuse devant le visage étranger.

— Et Mlle Cécile Morhange ?

— Non plus.

La difficulté de la recherche entreprise s’imposa brusquement à l’esprit de Desmaisons. Ne sachant plus que dire, il glissa une pièce dans la main de la vieille.

— Prenez-donc la peine de vous asseoir, dit-elle alors en débarrassant une chaise d’un paquet de bas. Vous savez, on n’a jamais beaucoup de place dans notre métier.

Il prit la chaise face à la vieille qui, elle aussi, s’assit en poussant un soupir. Durant un temps, ils se regardèrent en silence. Desmaisons paraissait chercher pourquoi il était là. Il comprit enfin que c’était à lui de parler :

— Il s’agit d’une affaire importante, d’un héritage. Quelqu’un ici doit connaître une dame qui s’appelait Cécile Desmaisons… Elle est morte, précisa-t-il.

— Ah ! fit la concierge. Et où habitait-elle ?

— À Paris.

— Oh ! Alors ! Des fois qu’elle aurait habité en Algérie ou ailleurs, j’aurais peut-être pu deviner, à cause des lettres. Mais de Paris, des lettres on en reçoit tous les jours. Voyons dites-moi un peu comment elle était ?

Desmaisons fronça les sourcils, réfléchit. Comment était-elle ? Il devait le savoir, mais le moindre souvenir exigeait de lui un prodigieux effort.

— Une jeune femme, d’une vingtaine d’années, assez grande, brune aux cheveux coupés, avec des yeux…

Eh quoi ? Était-ce à cela que se réduisait Cécile ? Cette description de passeport lui faisait mal à entendre. Il ajouta brusquement :

— Elle travaillait dans les laboratoires du professeur Blandin. Ce nom-là ne vous dit rien ?

— Comment était-elle habillée ? fit la vieille.

La question le surprit encore. Il n’arrivait pas à comprendre que la réponse à des questions aussi simples pût être aussi difficile.

— En dernier lieu, elle devait avoir un tailleur de couleur claire, grise, à rayures, et un chapeau, un chapeau de paille, avec un ruban noir, ou gris peut-être, comme la jupe…

— Jamais encore vu entrer ici une dame avec un chapeau de paille : il pleut tout le temps ce printemps.

— Peut-être n’est-elle jamais venue ici, en effet, avoua Desmaisons, et il éprouvait un soulagement à l’espérer. Mais quelqu’un doit la connaître dans l’immeuble, continua-t-il.

— Si, des fois, c’était une cliente du tailleur ou du boulanger, il faudrait que vous demandiez dans les boutiques à côté… Comment voulez-vous que je sache les gens que connaissent mes locataires, surtout s’ils ne sont jamais venus ici ?

— Évidemment, évidemment, reconnut Desmaisons songeur.

La tâche s’annonçait vraiment comme étant au-dessus de ses forces présentes, et la vieille devait commencer à trouver qu’elle lui en avait donné pour son argent. Il demanda encore :

— Qui habite la maison ?

— Au premier, il y a M. Corbinet, le capitaine de la marine en retraite ; au deuxième c’est Mlle Séru qui travaille dans la mode ; au troisième le ménage Pisanelli, lui est plombier, ils ont trois enfants, le dernier est malade en ce moment ; au quatrième à droite, c’est Mlle Ledonnant avec sa demoiselle Jeanne ; à gauche les Liénard, lui est agent d’assurances, ils ont une petite auto. Au cinquième, ils sont quatre : Jérôme, l’employé du pharmacien, Servandon qui travaille à la Villette, la mère Canon qui fait les ménages, et la bonne des Ledonnant qui sort tous les soirs et ne rentre qu’à des une, deux heures du matin.

— Ça fait beaucoup, soupira Desmaisons accablé.

— Écoutez, dit la concierge dont l’œil s’alluma derrière son lorgnon, si la dame dont vous me causez était une personne bien, on peut penser qu’elle ne connaissait que des gens comme elle. C’est très mêlé ici comme clientèle, forcément, avec-la proximité de Paris et les facilités de communication. Une personne bien devait connaître soit le commandant, soit les Ledonnant. Les autres, vous savez… je peux pas vous dire, mais enfin… Quand il faut payer le terme, c’est chaque fois des : « J’irai voir le gérant », ou des « Après-demain, sans faute. » Ah ! Ils m’en font voir, je vous assure…

— Eh bien ! Je vais monter, je vais toujours aller voir ceux-là, fit Desmaisons cédant sans enthousiasme à l’impulsion donnée.

Au premier, on n’ouvrit pas. Au quatrième, dès les premiers mots, il se fit fermer la porte au nez par une mégère irritée. Penaud, il se représenta à nouveau dans la loge : la concierge était partie.

Ne sachant que faire, il sortit pour examiner encore la maison de l’extérieur. Sa lassitude était telle qu’un doute lui vint sur l’exactitude des observations faites dans le cadre. Il lui semblait que si Cécile exigeait encore de lui quelque chose, elle devait l’aider par un signe. De lourds camions qui passaient sur la route pavée le secouaient brutalement jusqu’au fond du système nerveux. Il se mit en marche, au hasard, espérant se ressaisir. Il suivait la route de la Villette. Au premier bar rencontré, il prit un café, puis un jeton de téléphone pour appeler le quai de l’Horloge. Praslier vint répondre. À l’entendre Desmaisons retrouva un peu d’autorité pour demander :

— Voulez-vous me dire où est exactement la parcelle Z ?

— Un instant, ne quittez pas.

L’écouteur à l’oreille, il s’accota à la paroi de la cabine. Par la porte vitrée, il voyait le comptoir où s’accrochait un rais de soleil, la devanture du café avec ses lettres à l’envers et, au-dessus des rideaux, le haut des camions qui passaient sur la route. Il compta deux camions citernes, puis une voiture de déménagement, un autobus de banlieue… Tout cela défilait comme une cavalcade étrange, la figuration d’une pantomime incompréhensible sur une scène de théâtre en un pays fabuleux. L’insolite de sa situation le frappa. Depuis quarante-huit heures, il errait dans Paris baigné par une atmosphère de songe, à la poursuite d’un fantôme ; mais loin d’être le fait d’une imagination déréglée, d’une tête délirante, son comportement, si incohérent d’apparence, procédait des renseignements fournis par les plus délicats appareils nés de l’initiative humaine. Depuis la parcelle de Blandin jusqu’à ce téléphone d’où allait dépendre la suite de ses démarches, un stupéfiant édifice d’une effarante complexité, un enchevêtrement incroyable d’observations et de déductions, tissait pour lui un moderne fil d’Ariane qui le guidait dans le dédale des rues et carrefours, et plus encore jusqu’aux frontières du mystère-dans le labyrinthe plus secret des intentions des vivants et des morts. Du fond de ce bistrot de banlieue, ce fil qu’il tenait le reliait au pays des ombres, à sa Cécile morte. C’est de Cécile en personne, commandant au petit disque noir qui se balançait là-bas dans la lame liquide, qu’allaient venir les renseignements et les ordres qui régleraient l’étape suivante. Ce serait un peu sa voix, sa voix qu’on eût pu croire éteinte, qui allait encore dans un instant lui dicter par l’organe rauque de Praslier l’usage à faire de ses forces en ce monde étrange des vivants, ce monde de vitres et de reflets, d’agitations stériles et de vains bruits, dont lui, soumis aux ordres d’une pensée d’outre-tombe, était peut-être le seul parmi les hommes à faire l’usage convenable et à approcher la signification mystérieuse…

— Allo ! Z est immobile rue de la Villette à pantin, sur le côté Nord, à cent-vingt mètres de la porte de Charonne, revint dire Praslier.

C’étaient les indications mêmes qu’il avait déjà relevées. La clé du mystère de sa présence en ce monde n’avait pas changé depuis tout à l’heure : le fantôme était au numéro 108. Ayant puisé une énergie nouvelle dans cette confirmation de sa mission, il reprit le chemin de la maison de briques et, planté devant la loge, attendit le retour de la concierge.

— Ah ! Vous êtes encore là, fit-elle en reparaissant, un paquet à la main, j’en ai déjà causé à la boulangerie et chez le boucher où j’ai été chercher du mou. Ce nom-là ne leur dit rien. Que voulez-vous ? Quelquefois on connaît des gens et on ne sait pas leur nom. Si vous aviez une photo, ce serait plus facile…

Une photo ? Il se souvint du simulacre de la prise de vues, de l’affreuse et menteuse comédie qu’il avait jouée avec Cécile. Une photo, il n’en avait pas. Était-ce là une ironique, vengeance d’outre-tombe ?… Mais la pseudo-photographie qu’il avait prise lui apportait des renseignements plus précieux qu’une simple image. Il savait grâce à elle que Cécile était là, invisible, impondérable, pensée pure à cette forme dont on lui redemandait l’apparence.

Armée d’une paire de ciseaux, la vieille découpait tranquillement le mou dans une vieille assiette.

— Pour mon chat, expliqua-t-elle. Et il va falloir que je lui porte ça au premier. Depuis que j’ai l’autre bête dans la cour, il reste toujours dans l’escalier et ne veut plus descendre. Ce n’est pas tant qu’il a peur, qu’il est jaloux.

— Il est jaloux ? répéta machinalement Desmaisons trop égaré dans ses songes pour être sensible aux répugnants préparatifs du repas.

— Les bêtes, c’est encore plus jaloux que les humains. J’aurais pas dû accepter la garde de cet animal. Avant, Félix, c’est mon chat, se contentait de son riz arrosé d’un peu de jus. Maintenant, si je ne lui donnais pas du mou, il refuserait de manger. Le mou est plus fort que la jalousie. Mais j’en ai pour vingt sous là. L’autre est méchant, il faut bien le dire. Il est attaché là, dans la cour. Je l’ai pris en pension, quatre francs par jour. Vous comprenez, si je n’avais pas de petits profits, ce n’est pas avec ce que le propriétaire me donne que je m’en tirerais. Mais, maintenant, avec mes oiseaux, mon chat et ce chien, je n’ai plus une minute à moi… Écoutez-le qui grogne à présent.

Elle ouvrit une fenêtre basse donnant sur la cour, et jeta :

— Vas-tu te taire !

— Un chien ? dit Desmaisons.

— C’est une assez belle bête, mais moi je n’aime pas les chiens, ça mange trop.

Desmaisons s’était levé. Il aperçut le chien attaché au barreau d’une grille, sous un morceau de carton qui lui servait de niche. Il songeait à une photo de Cécile, et, soudain, ce fut une autre photo qui lui apparut, celle que lui avait montrée Nane. Ce poil, ces oreilles dressées… Brusquement, il appela :

— Cerbère !

Le chien se dressa et aboya violemment.

— Voyez s’il est mauvais, dit la concierge. Il ne s’appelle pas Cerbère, il s’appelle Costaud. Du reste il est à moitié sauvage. C’est près du loup ces bêtes-là. Méfiez-vous, ajouta-t-elle en voyant Desmaisons enjamber la fenêtre et s’approcher du chien.

— Cerbère, fit-il.

Le chien inclina la tête, fit entendre un cri plaintif. Puis il eut un mouvement brusque pour bondir vers le visiteur en agitant la queue avec frénésie.

Desmaisons porta la main à son front. Dans un éblouissement, il comprit : le chien de Cécile ; c’était là, auprès de cette bête que s’était réfugié le fantôme… Il se retourna tout d’une pièce :

— Qui vous a confié ce chien ?

— Un monsieur qui habite à l’Hôtel des Deux-Mondes, un peu plus loin, sur la route. Il ne pouvait pas garder l’animal, le patron de l’hôtel ne voulait pas. Comme il y avait un peu d’argent à gagner, c’est par la boulangère que je l’ai su, j’ai acceptée. Je le regrette bien.

— Comment s’appelle ce monsieur ?

— C’est un représentant de commerce, un monsieur bien correct, Alexandre Certain.

— À l’Hôtel des Deux-Mondes, répéta Desmaisons dont le visage s’épanouit.

Il y courut, sans donner plus d’explications. D’un seul coup toute sa vitalité lui était revenue. À l’hôtel, M. Certain n’était pas là, il ne rentrerait qu’à huit heures du soir.

— Je l’attendrai, déclara Desmaisons.

Tout était clair maintenant. Il achèterait la bête à n’importe quel prix, c’est cela que lui demandait Cécile. Il la prendrait, l’emmènerait avec lui, et le fantôme lui reviendrait, et peut-être serait-il pardonné… Cécile, il n’en pouvait maintenant douter, vivait toujours. Sa conception triomphait. Dans l’ivresse du succès, il griffonna un pneu à l’adressa de Blandin pour lui expliquer le secret de la dernière démarche de la parcelle : le chien, Alexandre Certain, l’Hôtel des Deux-Mondes. En cachetant le mot qu’un gamin allait porter à la poste, un étourdissement le prit : depuis quarante-huit heures, il n’avait pas dormi. Pour ne pas s’éloigner, il prit une chambre à l’hôtel même, et, en attendant le retour du propriétaire de Cerbère, il se jeta tout habillé sur le lit.

Share on Twitter Share on Facebook