XII

Ouvrant les yeux, il ne comprit d’abord pas pourquoi le portrait de Victor Hugo ce trouvait en face de lui sur le mur. Il se frotta les joues où poussait une barbe déjà respectable et, se redressant avant d’avoir complètement repris ses esprits, murmura :

— Il faut que j’aille voir ce type…

— Alexandre Certain ? fit Blandin, qui, accoudé à la barre du lit le regardait en souriant, il ne s’en ira plus. Dès l’aube il a été coffré.

Assis sur le lit, les deux bras arc-boutés derrière lui sur le traversin, Desmaisons, qui avait éprouvé une première surprise en trouvant déjà ses chaussures à ses pieds, resta bouche bée devant le portrait parlant.

— Votre pneumatique m’a appris hier soir ce que nous cherchions depuis des semaines : l’adresse de cet Alex, ancien ami de la jeune Vinclair. Alex est Alexandre Certain, l’imbécile n’a même pas changé de prénom. C’est lui qui a commis le vol, pénétrant dans les bureaux à l’aide du chien de Cécile, qui connaissait les lieux, y ayant été amené souvent par sa maîtresse. Il a tout avoué.

— Où est le chien ? jeta Desmaisons qui renouait péniblement avec ses souvenirs.

— Dans ma voiture, il vous attend en bas. Toute l’affaire est dénouée. Le coup était monté par le nommé Siegfried qui n’est autre que l’agent A. 37, du service des renseignements. Mais Alex, avant de lui livrer les papiers volés, a élevé ses prétentions. Ces messieurs discutaient chiffres et nous sommes arrivés à temps pour les mettre d’accord et à l’ombre. J’ai retrouvé tous les documents sous le tablier de la cheminée, dans la chambre d’Alex, ici, au-dessus de la vôtre. Tout est là dans ma serviette. Et me voilà délivré du plus gros de mes soucis, grâce à vous mon vieux, acheva-t-il en venant prendre la main de Desmaisons.

— Grâce à moi ? fit Desmaisons qui retira sa main. Vous voulez dire grâce à celle qui sait tout, ordonne tout…

— Allons, allons, protesta doucement Blandin. Mieux vaut peut-être que nous ne revenions pas tout de suite sur ce sujet.

— Mais il n’y en a pas d’autres ! s’écria Desmaisons. C’est elle qui m’a conduit auprès du chien par désir de rendre service, pour faire retrouver le voleur. Je le vois maintenant. Sinon, quelle opinion pourrais-je avoir de moi-même en voyant qu’elle s’est réfugiée auprès d’un chien, comme si c’était là le seul être qui l’eût aimée sur la terre ?… Où est ce chien ? Son chien ? Je veux le voir…

D’un seul coup, il se retrouvait reporté au maximum de l’excitation. Les mots se bousculaient dans sa bouche, et il parlait avec une fébrilité d’enfant qui en a trop à dire.

Blandin hocha la tête. Tout en le poussant dans la voiture, il essayait, fidèle à sa thérapeutique, de le calmer par le raisonnement, de l’arracher aux idées qui le faisaient divaguer :

— Je comprends très bien, mon cher ami, votre désir de sentir auprès de vous celle que vous aimez. La parcelle vous a conduit au chien, le fait est patent. Mais on peut raisonnablement l’expliquer : la pensée du chien songeant à son ancienne maîtresse a provoqué le déplacement dans le cadre. Il me paraît inutile de faire intervenir là une survivance fantastique…

Les traits de Desmaisons se crispèrent. Il s’était un peu calmé en retrouvant Cerbère qu’il avait pris entre ses genoux et dont il caressait doucement la tête. L’animal tournait vers lui un regard qui semblait offrir plus de compréhension que l’esprit du patron. Blandin, le grand Blandin, refusait-il de voir ce qui crevait les yeux ? Pourquoi se cramponnait-il à sa vieille interprétation ? Obstination ? Orgueil ? Desmaisons haussa les épaules, puis, en guise de réponse, objecta :

— Si la parcelle était déplacée par la pensée des autres, pourquoi ne viendrait-elle pas me rejoindre, moi qui ne cesse de songer à elle nuit et jour ?

Blandin, sans paraître embarrassé suggéra :

— Peut-être y a-t-il dans votre cas impossibilité d’action, pour des raisons imprécises mais qui pourraient être la conséquence lointaine d’une certaine incompatibilité d’humeur, ou d’entente, dont vous et Cécile n’avez que trop pâti l’un et l’autre du vivant de celle-ci ? Nous sommes là dans un domaine nouveau, encore inexploré. Je suis décidé à entreprendre une série d’expériences avec des parcelles prélevées sur des agonisants. Il faudra attendre les résultats… Je compte sur vous pour m’aider ?

Desmaisons secoua la tête.

— Non, répondit-il, ma tâche est ailleurs maintenant, je le sens.

Sans insister, Blandin changea ses batteries :

— N’en parlons plus, fit-il. Vous venez de supporter plusieurs coups. Il faut vous reposer loin de Paris, quelques jours. Ma maison de Biarritz est à votre disposition. Partez là-bas sans tarder, pour un changement complet d’atmosphère.

— À Biarritz ! s’exclama Desmaisons. Et Cécile ?

— Je m’en occuperai.

— Jamais ! s’écria Desmaisons. M’en aller quand elle est ici ? Impossible ! M’en irais-je si elle était souffrante ? Et les morts ont sans doute plus de besoins que les vivants… Non, je dis non. Je ne rentrerai pas même chez moi, je vais dresser un lit auprès d’elle dans le bureau, je ne veux plus la quitter…

— Dans l’état de surexcitation où je vous vois… commença Blandin.

Alors Desmaisons se dressa face au patron, si brusquement que le chien aboya. Ses yeux brillaient étrangement, dans son visage qui portait encore les traces de sa fatigue et de ses angoisses. Un tremblement nerveux lui secouait le corps, et c’est avec peine qu’il achevait ses phrases, mais le trop-plein de son cœur déborda.

— Comprenez, comprenez donc. Pour la première fois au monde, il est possible de suivre les pas de quelqu’un dans l’au-delà, de percer les ombres qui enveloppent la mort. Et ce quelqu’un ne m’est pas un inconnu, mais celle que j’ai aimé, que j’aime, celle que j’ai tuée. Il me faudrait maintenant m’en aller, l’abandonner… Mais j’en deviendrais fou ! Du calme ! Du repos ! reprit-il avec ironie. Quand on est avec les morts, se soucie-t-on de prudence ? La vie, ces rues, ces gens qui passent, les mots qu’ils échangent, qu’est cela pour moi ? Rien, moins que rien, du vent, du vide… Je suis, moi, au côté de celle que j’aime, et je fais mon chemin avec elle vers le mystère qui se cache à l’envers du décor. Un fantôme me guide… Quand je vais par les rues, comme tous ces jours, quand je cours exténué parmi la foule je ne suis pas semblable à ceux qui me croisent. Mes yeux devinent, croient voir, mon cœur espère… De ces vagabondages, je n’ai encore ramené que peu de choses : un chien, un voleur. De ce monde, sans doute, on ne peut tirer que ce qu’il contient. Mais si ce butin vous suffit, il ne me suffit pas, à moi. Quand je saurai mieux voir, comprendre plus finement, quand je me serai fait à la compagnie de l’au-delà, la clarté sera plus grande. Ah ! Je ne surveille plus l’expérience comme jadis, et comme vous faites toujours. Maintenant, j’y suis engagé tout entier, par ma chair et par mon âme… Et si vous ne me comprenez pas, tant pis.

Blandin le considéra en silence. Le cas était plus grave encore qu’il ne le craignait. Mais le mieux n’était-il pas de laisser à l’intoxiqué, au moins durant quelque temps, le libre usage de son poison ? Il dit :

— Vous ferez ce que vous voudrez, mon petit. Je n’ai rien à vous interdire, à vous refuser, vous le savez bien… Et je serai toujours là si vous avez besoin de moi…

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