XIV

Les jours qui suivirent n’amenèrent aucune détente. La parcelle Z se conduisait de la plus étrange façon : elle ne quittait plus Jacqueline Blandin. Son itinéraire coïncidait point par point avec l’itinéraire journalier, et surtout nocturne, hélas ! de Jacqueline, tel qu’il s’inscrivait dans l’autre cadre. Que signifiait pareille intimité ? Pour la justifier, Desmaisons songea aux explications les plus folles : Cécile, promue ange gardien, chargée de veiller sur les démarches de la trop imprudente Jacqueline et poursuivant dans l’au-delà la mission protectrice qu’elle avait jadis assumée en ce monde…

Pour tirer au clair cette situation, il se décida à tenter une nouvelle démarche auprès de Jacqueline, et, un après-midi, reprit le chemin de la rue des Plantes. Le couloir, cette fois, était silencieux, la porte close, il sonna.

Une palette à la main, Jacqueline vint ouvrir en personne.

— Encore vous ! dit-elle.

— Je viens vous présenter des excuses, commença-t-il, pour la façon dont je me suis introduit chez vous l’autre soir.

Elle haussa les épaules en souriant devant ce vieux bonhomme gauche qui avait mis des gants pour lui rendre visite, et, sans lui dire précisément d’entrer, se lança dans un monologue qui pouvait être le prélude d’une conversation :

— Ça n’a aucune importance. Il vient ici des tas de types que je ne connais pas, et pourvu qu’il ne s’agisse pas de gens de ma famille, ça m’est égal. Vous, vous êtes un peu de la famille, d’où mon humeur l’autre soir… La famille, quelle invention ! Ça ne pense qu’à espionner, dénigrer, rapetisser…

Elle avait repris place sur le tabouret devant le chevalet, affectant de ne plus se soucier de lui, mais elle lui posa une question :

— À propos, qui vous avait amené ici ? Des amis, sans doute ?

Il comprit que sa présence était acceptée et s’assit avant de répondre :

— Des amis.

— Qui ?

— Bouchon, fit-il à tout hasard.

— Ah ! Bouchon.

Cette explication parut la tranquilliser.

— Il devait être bien saoul ce soir-là. Du reste, il l’est tout le temps. Il n’y a que dans ces moments-là qu’il peut se croire du talent… Vous ne voyez pas d’inconvénients à ce que je continue, à travailler ? demanda-t-elle avec une pointe d’insolence en reprenant ses brosses.

Il s’agissait d’une nature morte. Sur une table devant elle, étaient jetés en vrac un chapeau de paille, une boîte à violon ouverte, un objet sans forme définie et une étoffe froissée autour d’un manche d’éventail.

Desmaisons, tout en se dégantant, fit des yeux le tour de la pièce, comme pour chercher en quel recoin pouvait se dissimuler le fantôme. L’atelier lui parut plus grand qu’il n’en avait conservé le souvenir. Un piano à queue était repoussé dans un angle au milieu de quelques autres meubles qui mettaient là comme un rappel de salon bourgeois. Il reconnut une grande potiche de Chine, aperçue autrefois chez le patron : une part de l’héritage maternel que Jacqueline avait revendiquée sans doute. Un talon accroché au barreau du tabouret, l’échine courbée, elle travaillait tout en fumant. La grimace qu’elle faisait pour éloigner la fumée donnait à ses traits une expression plus dure et masculine qui accentuait sa ressemblance avec son père. Il remarqua qu’elle ne portait ni poudre, ni rouge.

— Vous ne venez pas en ambassadeur, j’espère ? Jeta-t-elle en cambrant le torse pour s’éloigner de la toile.

— Non, mais par politesse, je vous l’ai dit… Votre père, s’il me savait ici, ne comprendrait pas les motifs de ma visite.

— Il n’a jamais rien compris à rien, trancha Jacqueline, à moi moins encore qu’au reste… Mais je ne lui demande plus rien, que de m’ignorer comme je veux l’ignorer…

Il se garda de la contredire, se surprit même à éprouver de la sympathie pour ce jugement sommaire qu’il n’eût osé formuler.

— S’il ne m’avait pas légué un peu de sa sale caboche je m’en trouverais encore mieux, continua-t-elle…

Elle penchait la tête sur son épaule, fermant à demi les yeux pour considérer sa toile.

— Regardez-moi ça, murmura-t-elle comme pour elle-même, c’est clair, honnête, précis, consciencieux, mais si bêtement insignifiant qu’on dirait le travail d’un peintre d’enseignes. C’est à mon père que je le dois, à l’hérédité de son sale cerveau géométrique, de sa tournure d’esprit prudente, raisonnable… Je n’arrive pas à traduire les choses comme je les sens. Une boîte à violon vide, ce velours violet de la doublure dans ce gouffre informe entr’ouvert, rien de plus dramatique, ça devrait vous prendre au ventre… Au lieu de ça, moi, fille d’un grand homme trop lucide, j’en fais une boîte vide qui attend bien gentiment son violon !… La raison, c’est peut-être bon pour étudier les microbes, mais quant à développer un certain sens tragique… Ah ! Comme il faut lutter pour s’arracher à ce que l’hérédité et l’éducation ont fait de vous, et voir, voir enfin de ses propres yeux ! Il n’a jamais compris ça le pauvre cher homme, et qu’à suivre ses conseils je ne serais qu’une oie comme les autres. Pourquoi pas peindre à l’aquarelle les fleurs du salon de ma belle-mère ?

L’ombre montante projetée par l’autre façade de la cour atteignit la verrière et la clarté baissa rapidement dans l’atelier dont les recoins s’enténébrèrent. On eut dit l’effet rapide d’un jeu de lumière au théâtre. Desmaisons, recevant ces confidences, retenait son souffle.

— Ne protestez pas, dit-elle. Et surtout ne me faites pas de compliments. Cette toile ne vaut rien. Il faudrait que ça hurle. Tenez, quand j’entre ici, quand mes yeux tombent sur ce tas de formes et de volumes colorés, jetés là sur la table, j’ai un choc. Je sens qu’il y a une âme là-dedans, une âme souffrante, inachevée peut-être, l’âme de l’insolite, loin des hommes, loin des maigres significations qu’on veut donner à la vie. L’ange de l’étrange… Je crois le voir, je crois que je vais pouvoir le rendre… Va te faire fiche !… Et voilà le soir, une journée perdue encore… Vous, vous devez être comme mon père, vous ne comprenez pas ça…

— Moi ? s’écria Desmaisons que l’émotion gagnait. Moi, ah ! Si vous saviez ? J’ai senti aussi… mais comment dire ? Moi, je chemine dans un monde étrange, je crois aux âmes souffrantes, aux anges, je crois aux ombres…

Jacqueline éclata d’un rire brusque.

— Ne m’avez-vous pas dit déjà quelque chose comme ça ? Un fantôme ? C’est une idée de veuf… Ce serait trop facile les fantômes… Non, continua-t-elle en redevenant rêveuse, c’est un autre secret, plus profond, plus caché qu’on poursuit… Savez-vous ce qu’on appelle une vocation, une vocation sans la foi ? Pour laquelle on sacrifie tout : famille, facilités d’existence, bonheur… honneur même, et soi-même… aussi… Et pourquoi ? Parce qu’on a cru entrevoir l’insaisissable… Ah !

Son exclamation se poursuivit en un petit rire dur et amer.

— Vous me rendez lyrique, cher monsieur. Avec les amis, je ne me risquerais pas à parler comme ça, ils me trouveraient ridicule. Mais avec vous, parce que j’espère que vous n’y connaissez rien, je peux être sincère. Et voilà : le premier venu en entend plus que les vieux camarades. C’est qu’entre augures on ne peut que sourire. Et pourtant, il n’y a pas qu’à sourire…

C’est quand elle eut parlé de vocation qu’il avait commencé à frissonner. Une bizarre sensation, très profonde, difficile à traduire. Par quelle étrangeté se faisait-il que cette Jacqueline, cette enfant odieuse, fût la seule à dire des choses parentes de celles qu’il éprouvait confusément ? Dans cette voix acide, entrecoupant ses confidences de reprises ironiques pour les autres et elle-même, il lui semblait retrouver l’écho d’une lutte qu’il avait aussi menée contre lui-même, d’une lutte qu’il menait encore… Et cette poursuite de l’insaisissable à laquelle elle faisait allusion… Que cherchait-il, lui, en poursuivant un fantôme ?… L’ombre de la folie, l’attrait du vertige ?… Le mystère de la présence de Cécile en ces lieux paraissait s’éclaircir. La Jacqueline auprès de qui se réfugiait Cécile était peut-être celle-là qui venait de s’épancher avec un accent venu de mystérieuses profondeurs… Insaisissable, sacrifice, vocation, n’étaient-ce pas ces mots-là que le fantôme, par la voix de Jacqueline, voulait qu’il entendît ?

Mais il n’osa dire sa pensée. Était-il sûr qu’ils parlassent le même langage ? Leurs deux maladresses restèrent un instant face à face, silencieuses au sein de l’ombre.

— Eh bien ! Votre visite est faite, dit brusquement Jacqueline.

À ce retour d’agressivité, il se leva. Pourtant il eût voulu dire quelque chose de ce qu’il avait ressenti :

— Je ne pensais pas que…

— Que quoi ? interrompit-elle craignant d’entendre une bêtise. Que je puisse me laisser aller quand le soir tombe à des lamentations ? Que voulez-vous ? On doit pouvoir jouer la faiblesse aussi bien que la force.

Il eut une réponse de père :

— Je vous ai trouvée ce soir plus forte que l’autre nuit.

Elle fit la grimace.

— Vous me rappeliez des souvenirs pénibles, ou plutôt des décisions pénibles à prendre.

Gauchement, il désigna le bar qui occupait un coin de la pièce :

— N’allez pas trop chercher l’énergie de ce côté-là.

Cette recommandation eut le don de l’irriter, et de la rejeter dans ses soupçons tenaces. Elle lança d’une voix frémissante :

— Quand vous ferez votre rapport au vieux, vous lui direz que, s’il continue à m’espionner, je lui réserve une vengeance de ma façon : je lui apprendrai l’art d’être grand-père.

— Que voulez-vous dire ?

— C’est assez clair, reprit-elle en le bravant du regard.

Desmaisons commença seulement à comprendre.

— Alors, l’autre soir, dit-il, ces haut-le-cœur ?…

Elle fit « oui » de la tête. Sous le coup de la nouvelle, il se laissa aller de nouveau sur son siège.

— Qu’allez-vous faire ? demanda-t-il.

— Si ça ne passe pas, je le collerai à l’Assistance.

Il fallait ce mot pour que jouât enfin le déclic. Desmaisons ne comprit pas nettement ce qui arrivait dans sa tête, du moins dans les premiers instants. Mais la grande, l’incroyable révélation allait se faire, s’était faite, avant qu’il en fût devenu conscient. Assistance, enfant de l’Assistance, Cécile. Son visage s’illumina : il venait de comprendre, de tout comprendre ! Qu’allait-il chercher des fantômes ! Tout s’expliquait. Si la parcelle ne pouvait abandonner Jacqueline, c’était tout simplement que l’âme de Cécile était là, réincarnée dans ce petit cœur d’enfant qui déjà battait dans le sein maternel. Tout devenait clair, évident, étourdissant de lumière… Cécile ! Elle, renaître… L’émotion fut si forte qu’il fondit en larmes.

Il s’empara de la main de Jacqueline et y colla ses lèvres :

— Mon enfant, mon enfant, balbutia-t-il.

— Duquel parlez-vous ? demanda Jacqueline incapable de garder son sérieux devant ce quadragénaire en pleurs.

— De vous, fit Desmaisons. Mais comment vous dire ? C’est impossible, trop prodigieux !

De seconde en seconde, à mesure que la pensée se faisait en lui plus précise, son exaltation ne faisait que croître. Cécile revenue de l’empire des morts, à nouveau vivante ! Cécile liée à un nouveau destin !… Les mystères de l’au-delà vaincus, les secrets de la survie et de ta réincarnation dévoilés, le flux de la vie se bouclant sur lui-même après son passage invisible dans les grottes d’outre-tombe, la mort enfin cessant d’être le grand épouvantail de la pensée humaine, c’était un éblouissement féerique !… En toutes ces choses, non plus matières à rêveries pour philosophes ou moines orientaux, mais scientifiquement, rationnellement établies par la possibilité de suivre méthodiquement, grâce aux parcelles, la piste d’une incarnation à la suivante. La dalle se soulevait sur tous les cimetières ! La résurrection s’étendait à toutes les cendres !

Mais par-dessus tout, de cette insensée descente aux enfers qui s’achevait là dans cet atelier de Montparnasse ; là, face à cette nature morte qui refusait d’être tragique, il ramenait, nouvel Orphée, son Eurydice. Cécile allait renaître, il allait la revoir en ce monde bien réel, ce monde des fleurs, des fruits, où l’eau fraîche désaltère, où le soleil caresse. Cécile allait renaître et, dès ses premiers pas, lui qui désormais savait, il pourrait enfin l’aimer comme elle méritait de l’être…

Dans cette vision de félicité, sa tête s’égarait. Combien de temps dura son ivresse ? Soudain, il entendit la voix de Jacqueline déclarer :

— Mais je le ferai descendre, c’est le plus simple.

Il eut un sursaut d’épouvante.

— L’enfant ? Jamais ! rugit-il.

Des cimes, il retombait au fond du gouffre.

— Qu’est-ce qui vous prend ? fit Jacqueline. Je vous parle comme à un ami, et vous pousser des cris de père au théâtre. On dirait vraiment que vous y êtes pour quelque chose. Je ne vous demande pas de conseils. Si j’ai tout sacrifié, ce n’est pas pour finir dans la peau d’une nourrice tout de même.

Le masque de Desmaisons était devenu tragique. Il répéta, hagard :

— Comment vous faire comprendre ? Mais c’est impossible !

Puis, il supplia :

— Jacqueline, ma petite Jacqueline, je vous prie…

Jacqueline haussa les épaules, et agacée jeta :

— Vous êtes d’un autre âge, mon ami. J’ai toujours fait ce qui me plaît, et je continuerai. Bonsoir.

Elle allait s’éloigner, regagner la galerie. Alors il passa la main sur son visage inondé de sueur, rejeta sa chevelure en arrière, et faisant brusquement trois pas la prit par les deux bras pour la maintenir de force face à lui.

— Écoutez-moi encore, dit-il en s’efforçant de parler calmement. Il s’agit d’une aventure inouïe où, sans le savoir, vous avez une part merveilleuse… Vous parliez d’un insaisissable, il est là, pour moi, et grâce à vous je pourrai l’atteindre. Aidez-moi, vous qui sentez ces choses qui nous dépassent, vous qui, après ce que vous m’avez dit tout à l’heure, êtes peut-être la seule à pouvoir entrevoir les raisons obscures au nom desquelles je vous supplie. « Nos voies ne sont pas les mêmes, mais elles se ressemblent. Tout le mystère de la destinée humaine, le drame des drames est là, pour moi, dans cet enfant. Donnez-le moi, je m’en chargerai, je ne vous importunerai jamais, vous n’entendrez jamais parler de lui si vous voulez. Ce sera pour vous comme s’il n’avait pas été, nul n’en saura rien. Il sera à moi.

— Lâchez-moi, fit-elle, où j’appelle.

— Non, vous devez m’entendre. Je suis sûr que vous pouvez me comprendre maintenant. Je ne plaide pas ma cause, ni celle de la morale, ni celle de la famille, je plaide la cause pour laquelle vous avez tout sacrifié. Je plaide pour une vocation, la nôtre. Puisque vous avez jeté le défi aux usages, à votre milieu, il est plus digne et plus grand d’aller jusqu’au bout. Promettez-moi que vous ne ferez rien pour entraver le cours normal des choses. En échange je puis vous garantir que, sans le savoir, vous accomplissez là l’œuvre de votre vie. Le tragique qui vous hante ne laisse qu’un reflet glacé dans ces choses mortes que vous peignez, mais c’est son souffle vivant, brûlant, qui parle en ce moment en moi, il est impossible que vous ne le reconnaissiez pas…

Son visage se sculptait dans de grandes masses sombres, au milieu desquelles s’ouvraient, comme une double échappée sur un au-delà de lumière insupportable, l’extraordinaire transparence de ses yeux de fou. Face à ce masque étrange, jamais vu, elle frissonna ; un mouvement d’horreur devant ce qu’était enfin le secret d’un visage : une absence.

— Lâchez-moi, répéta-t-elle irritée, mais secrètement flattée d’avoir vécu cette minute curieuse.

— Vous me donnez votre promesse ?

— Je verrai.

— Je veux la promesse et j’ai le moyen de savoir si vous la tiendrez. J’ai déjà tué, sans le vouloir. Mais je tuerai volontairement, instrument d’une vengeance qui ne sera pas la mienne, si jamais par votre faute…

— Des menaces ? fit-elle en se cabrant.

Il baissa la tête.

— Une prière, la prière du néant implorant pour la vie…

Où trouvait-il ces mots ? À tout prix, il fallait d’abord qu’elle s’en débarrassât.

— Je vous le promets, dit-elle.

Il lui baisa les mains, un baiser visqueux de vieillard, une limace tiède tombant sur ses doigts. Elle retira avec répulsion son bras. Lui, pour marquer sa confiance dans la parole donnée, sortit sans ajouter un mot.

Dans le couloir il tituba, et pour ne pas tomber dut s’asseoir sur les marches de l’escalier. Il haletait, épuisé par le combat qu’il venait de mener, par l’effort, sans précédent pour lui, qu’avait demandé cette demi-confession. Puis une musique étrange s’éleva à l’intérieur de lui-même, une musique si douce qu’un sourire vint détendre son visage. « Elle va revivre », souffla-t-il dans un soupir.

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