II À LIBREVILLE, SUR L’ATLANTIQUE LIBRE

Le port de Libreville devait à sa situation sur l’équateur d’être libre de glace toute l’année. La nuit, la température ne descendait jamais au-dessous de moins dix degrés, et telle était la douceur du climat que le chêne nain pouvait pousser en pleine terre. L’exceptionnel attrait d’une couronne de verdure se trouvait ainsi agrémenter les constructions du port bâties à ciel ouvert. Mais là n’était pas la principale curiosité de l’endroit. Libreville, disaient les publications du Syndicat d’initiative, retient l’attention des visiteurs par son jeu fantastique de tours dont la plus haute ne se dresse pas à moins de douze cents mètres. Ces tours baignant dans l’air glacé servent d’entrepôts frigorifiques pour les denrées périssables et recèlent en particulier dans leurs flancs la majeure partie du lichen du Brésil : la provision de vitamines, pour une année entière, de toute l’humanité enfouie dans le sous-sol africain.

« Au loin sur l’océan, continuaient les brochures, les matelots se montrent ces phares gigantesques. Du creux des vagues, les périscopes s’évertuent dès que possible à leur recherche, et dans les flancs d’acier des vastes submersibles qui assurent, parfois sous la banquise, le transit entre la terre américaine et l’Afrique, le cri des haut-parleurs : « La tour ! » est accueilli comme une certitude d’arriver à bon port. »

Pourtant, ce n’était point la curiosité qui faisait en cette fin d’après-midi rôder au pied de la plus haute tour un couple de personnages assez hétéroclite. Le plus grand, vieillard bizarrement vêtu d’une longue lévite et d’un bonnet de fourrure sous lequel brillaient des yeux bigles cernés d’épaisses lunettes, grommelait en tiraillant sa barbiche poivre et sel. Son comparse, un petit jeune homme rondouillard, vêtu de la combinaison fourrée ordinaire, suivait en clopinant. Incapable de plier la jambe gauche, il sautait de son mieux entre les flaques glacées du chemin de ronde. Devant la porte basse portant l’indication : « Gardien », le plus âgé tira la tige de cuivre d’une sonnette vieillotte.

— Nous voulons monter dans la tour, dit-il, quand la porte s’ouvrit.

— On ne monte pas sans autorisation du conservateur, répondit la voix rogue du gardien dont l’air froid avait brusquement congestionné le visage apoplectique.

Sans mot dire, le vieux rabattit le col de sa lévite et laissa voir, épinglée au revers, une étoile d’or avec la mention : « Science. Première classe ».

— Ah ! c’est différent, dit le gardien. Vous venez pour la météo, sans doute. Depuis si longtemps qu’ils ne viennent plus, on oublie… Le monte-charge est au bout du couloir, la troisième porte à gauche. Seulement, à cette heure-ci, il n’y a plus personne pour la manœuvre.

— Nous nous débrouillerons tout seuls, dit alors le jeune homme.

Dès que le monte-charge fut en route, il retira de la jambe gauche de sa combinaison, un long tube de cuivre : une longue-vue.

— Et le trépied ? demanda le vieux.

Le trépied sortit aussi de la combinaison.

— Ce n’est pas plus difficile que ça, fit le jeune homme heureux d’avoir retrouvé le libre usage de sa jambe.

Ils débouchèrent sur la plate-forme du sommet de la tour. Le froid les saisit tout d’abord, et du même mouvement ils rabattirent leur bonnet sur leurs oreilles. Du haut de la tour, la vue s’étendait sur la nappe bleue de l’Atlantique où flottaient les taches blanches de quelques icebergs. Bien qu’il fût près de six heures du soir, grâce à l’altitude du point d’observation le soleil semblait encore élevé sur l’horizon. Mais à leurs pieds, le port disparaissait dans la brume, et les grands lampadaires des docks qui venaient de s’allumer, étaient à peine visibles. Le vieux à la lévite, sans se soucier du panorama, scrutait attentivement un point de l’horizon.

— Vous voyez, Dixon, vous voyez la superstructure du hangar ? ce grand rectangle blanc sur la colline, à gauche de la première dent ?

— Parfaitement, fit Dixon.

— Mettez la lunette en batterie et orientez-la pour profiter des dernières lueurs du jour. Vous ferez la mise au point sur les premières trajectoires. Je commencerai un peu avant dix heures, mais c’est à dix heures précises que je fermerai le commutateur. À propos, vous avez bien votre chronomètre ?

— Oui, monsieur.

— Bon, et rappelez-vous : une mesure rapide me donnant exactement l’angle de visée du point le plus haut atteint par la trajectoire. Vous ne confondrez pas les trajectoires entre elles, la seule qui importe sera celle de dix heures. Les autres seront infléchies naturellement. L’angle de visée nous donnera une appréciation suffisante de la hauteur, surtout sur cette base.

— J’ai mesuré la distance entre la tour et le laboratoire : six kilomètres deux cents, c’est une base suffisante.

— Alors, bonne chance, je vous laisse. À dix heures précises, hein.

Il poussa la porte d’une cabane portant l’inscription : Météorologie.

— Vous attendrez là. Il y a même un téléphone. Téléphonez-moi le résultat dès que vous l’aurez, ajouta-t-il.

Sur quoi le vieux redescendit et s’engagea dans le dédale des quais. À l’entrée du boulevard souterrain, il réquisitionna un taxi en exhibant son étoile d’or, et dit simplement : « Colline ouest 314. »

Quand il émergea de nouveau dans les superstructures du laboratoire, trois ou quatre préparateurs et mécaniciens y travaillaient encore. En bras de chemise, malgré le froid, ces hommes malaxaient dans des baquets de verre une espèce de pâte violette assez onctueuse.

— Combien avez-vous de litres ?

— Près de douze, monsieur le professeur, dit un des préparateurs.

— Ça suffit pour ce soir. Portez-les dans le hangar et vous pourrez vous en aller.

D’un pas décidé, le professeur se dirigea alors vers la casemate des substances radioactives. Dans une cage vitrée, veillait une femme d’une cinquantaine d’années, la surveillante du coffre-fort.

— Monsieur le professeur vient chercher de l’émanation ? demanda-t-elle avec un sourire aimable.

— Non, du radium lui-même.

— Monsieur le professeur a préparé son bon ? Elle mit ses lunettes et resta bouche bée : « Comment ? Quatre-vingts grammes ? »

Le professeur fit oui de la tête. « Mais, balbutia la surveillante, c’est toute la réserve. Monsieur le professeur ne se souvient pas qu’au delà de cinq grammes, il faut une autorisation contresignée du Grand Conseil. »

— J’ai besoin de quatre-vingts grammes, fit calmement le professeur.

— Pour combien de temps ? demanda la surveillante conciliante.

— Je ne sais pas.

— Enfin, pour vingt-quatre heures ?

— Peut-être pour toujours, fit le professeur d’une voix sépulcrale.

La surveillante le considéra avec stupeur. Le regard bigle du professeur s’était fait implacable.

— En ce cas, déclara la surveillante, il m’est impossible de prendre sur moi… Je vais demander… Elle étendit la main vers le téléphone.

Avant qu’elle eut achevé le geste, le professeur d’une détente rapide lui avait envoyé son poing en pleine mâchoire. Si brusque avait été le mouvement, et si grande l’ardeur du boxeur néophyte que l’épaule de la lévite en craqua. Mais la surveillante était tombée sans un mot. Vivement, quoique tout soufflant, en homme d’âge peu habitué aux exercices violents, le professeur ligota la femme avec les fils du téléphone. Puis, il s’empara du trousseau de clés qui pendait à la ceinture de sa victime et fit jouer les roulettes chiffrées du coffre.

Derrière les trois enceintes d’acier revêtues de plomb, reposaient les tubes contenant le radium. Tranquillement le professeur les dévissa tous et vida leur contenu dans une éprouvette de verre. Il vérifia le poids, versa dans l’éprouvette l’acide nécessaire pour dissoudre le précieux métal, et s’assura par transparence de la limpidité de la solution. Sans s’émouvoir à la pensée qu’il tenait sous son regard l’équivalent d’un trimestre de travail de l’humanité, il alla vider l’éprouvette dans la cuve contenant les douze litres de pâte violette. Après quoi, il mit en marche l’agitateur mécanique.

Dans le fond du hangar, un voile recouvrait une étrange machine, sorte de bloc en métal poli dressé sur un pied qui s’évasait en tuyère. Le professeur y fixa un entonnoir, transvasa sans tarder la mixture radioactive, et quand tout fut vidé, vissa au sommet du bloc une capsule d’où sortaient deux fils reliés à un commutateur.

Ses gestes qu’il accomplissait sans un mot, avec une précision de chirurgien, contrastaient avec le halètement désordonné de sa poitrine. Manifestement le professeur n’était pas habitué à de pareils travaux. Mais il tenait qu’à ses heures, tout homme de pensée doit pouvoir se révéler homme d’action. Apparemment, le moment était venu de cette mutation. Sans prendre le temps de souffler, il fit basculer la machine sur un diable, vint l’insérer entre quatre poutrelles d’acier qui dressaient une petite tour de plusieurs mètres au centre de la cour. Puis, s’emparant d’une brosse, il enduisit de graisse bloc et poutrelles, et quelque peu aussi les manches de sa lévite.

L’opération terminée, le professeur leva son regard bigle vers le ciel de la nuit où brillaient les étoiles, et un sourire s’épanouit entre les poils de son visage. Mais ce sourire fut bref, il était dix heures moins le quart, il fallait commencer.

En deux coups de pied féroces, il défonça le couvercle d’une caisse déposée dans un coin de la cour et en retira un cylindre de carton muni d’une mèche. Le cylindre fut inséré dans un tronçon de tube fiché en terre, et le feu mis à la mèche. C’était une fusée qui s’éleva dans un grand sifflement et s’épanouit au haut de sa course en larmes bleues et vertes. Successivement extraits de la caisse, les artifices suivants envoyèrent vers le ciel un pétard qui fit en vibrionnant son ascension et éclata en longs doigts d’or, des chandelles romaines, trois autres fusées, puis une bombe au magnésium qui jeta sa lueur éclatante à travers les fumées balancées dans les airs. Le professeur en profita pour consulter son chronomètre : il était dix heures moins trois.

Rapidement, il mit le feu au reste des artifices : ce fut le bouquet qui s’enleva dans un chuintement grandiose. Sans juger de l’effet, le professeur avait regagné le couvert du laboratoire ; d’une main il tenait la planchette de bois portant le commutateur, de l’autre son chronomètre. Quand la petite aiguille entama la première seconde après dix heures, il fit basculer la manette : un coup de bélier dans l’estomac n’eût pas mieux fait, le professeur se retrouva, la tête en bas, les pieds en l’air, sous la hotte d’évacuation.

Le déplacement d’air avait été tel que les trois portes du laboratoire étaient défoncées. Sur les tables, tous les appareils avaient été soufflés et projetés sur le sol. Se relevant péniblement du milieu des verres pilés, le professeur tendait l’oreille pour suivre le long sifflement de la trajectoire. Il n’entendait surtout que le bruit des objets les plus hétéroclites emportés par l’explosion, et qui retombaient en grêle dans la cour. Soudain, le cri strident d’une sirène lui déchira le tympan. Puis deux, trois, quatre sirènes entrèrent en action. Le bruit venait de la cage de l’ascenseur. Encore étourdi, le professeur descendit en hâte jusqu’au hall souterrain d’entrée. Une vingtaine d’hommes casqués étaient là. Dehors, le long du boulevard, des voitures étincelantes faisaient mugir leurs sirènes.

— Vous avez le feu là-haut ? demanda le chef du détachement.

Le professeur, qui avait craint le pire, reconnut avec soulagement les pompiers.

— Le feu, non, monsieur l’officier, mais, je ne me trompe pas, nous sommes bien le sept octobre ?

— Le sept octobre, dit l’autre en écho, mais qu’est-ce que…

— Voyez, fit le professeur. Plongeant dans la poche intérieure de sa lévite, il en tira un papier jauni… Lisez.

— Lire quoi ?

— Là, la date, sept octobre. Vous voyez, c’est mon extrait de naissance. Je fête aujourd’hui mon cinquante-huitième anniversaire en tirant un petit feu d’artifices.

Le capitaine des pompiers comprenait mal. Du regard, il semblait chercher les invités, et la tenue du professeur était pour le moins étrange.

— Je fête cet anniversaire tout seul, déclara humblement le professeur. Il n’y a plus que moi sur la terre qui s’intéresse à moi…

À peine les pompiers étaient-ils congédiés, que le téléphone sonna. Le professeur se précipita au tableau de réception :

— C’est vous Dixon ?

— Oui, je suis à moitié mort de froid, j’ai deux doigts gelés.

— Ça n’a pas d’importance. Le chiffre ? Combien ?

— Pour moi, ça a de l’importance 88 degrés, 54 minutes.

— Combien ?

— 88 degrés 54 minutes. La trajectoire était toute droite, ça doit y être.

— Venez me retrouver tout de suite.

Fébrilement, sans même débrancher l’appareil, le professeur prit une feuille de papier et se mit en devoir de commencer les calculs. Le problème était simple. Avec un angle de visée de 88° 54 la hauteur du sommet visible de la trajectoire était égale à 6 km. 200 x tg 88° 54’. Il suffisait d’avoir la tangente de 88° 54’.

— Une table de logarithmes ! vite, une table de logarithmes, cria le professeur oubliant qu’il était seul.

Il parcourait du regard les rayons de la bibliothèque continuant à bougonner : « La table… Mais où est la table ? » Bousculant sa thèse sur La parenthèse de Poisson, et ses Trente ans de communications à l’académie des Sciences, il fourrageait parmi les rangées de livres. « Il doit bien y avoir une table, ici,… » rugit-il en sentant venir la colère et en maltraitant les soixante-trois tomes du Congrès de Balistique appliquée. « Mais où est la table ? » hurla-t-il enfin avec exaspération, en envoyant au sol le Cours de Tir du commandant Ceinturon, enregistré sur pellicule, la Mécanique céleste de Noël et Isaac en quarante in-quarto et toute l’Encyclopédie du XL e  siècle. Quand tous les comptes-rendus, toutes les contributions aux études, tous les essais de théories quantitatives, tous les répertoires à multiple entrée jonchèrent le plancher, il fallut bien reconnaître que la table était introuvable. Alors, au milieu de ce désastre, levant dramatiquement les bras, prenant le vide à témoin, le professeur s’écria : « Ainsi, dans ce fumier de laboratoire, il n’y a pas de table de logarithmes ! »

Il décida de faire le calcul, tira à lui une grande feuille de papier millimétrique, sortit son stylo. Mais tous les événements de la soirée, l’énervement, la colère, l’anxiété le privaient de sa lucidité d’esprit. Après avoir tenté pendant dix minutes de concentrer son attention, il dut renoncer. Alors il devint fou et s’écria tragiquement :

— Donc, moi, Sandersen, professeur à l’Université de Libreville, agrégé des sciences mathématiques et physiques, titulaire de l’étoile d’or Science première classe, membre de l’académie des sciences des États-Unis d’Afrique et du Monde, correspondant des centres d’études de Mexico, Rio de Janeiro, Ceylan et autres lieux, titulaire de multiples récompenses aux expositions scientifiques, expert technique auprès du Grand Conseil exécutif, docteur honoris causa de toutes les Universités de la planète, chargé d’ans et d’honneurs, je ne suis pas foutu de résoudre un problème qu’on poserait à peine au certificat d’études, un problème dont dépend l’avenir de l’humanité ! »

Il en pleurait. Des larmes coulaient de ses yeux bigles sur les ailes trop épaisses de son grand nez, dans les poils de sa barbiche, et venaient étoiler le papier témoin de son impuissance…

La porte du cabinet s’ouvrit : c’était Dixon.

— Ça y est, cher vieux maître. J’ai fait le calcul dans le métro, le projectile-fusée a dépassé trois cent cinquante kilomètres de hauteur et ne peut plus retomber sur la terre : l’astronautique commence.

Le professeur Sandersen ouvrit les bras à son élève et pensa défaillir, mais il ne fut pas long à se reprendre :

— À quelle heure le prochain rapide pneumatique pour Tombouctou ?

— Dans vingt minutes.

— Je pars, dit le professeur. Les documents, vite, dans ma serviette…

— Mais vous ne pouvez comme ça,… protesta Dixon, montrant la lévite arrachée et l’accoutrement indescriptible du professeur.

— Je pars. Surtout, pas un mot, Dixon. Pas un mot, sur la vie. Si on vous demande des explications : feu d’artifices pour mon anniversaire. À propos, occupez-vous de la surveillante au radium. Je n’avais pas l’autorisation pour l’expérience. J’ai dû la mettre knocked-out.

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