III LE CLUB POUR L’EXPANSION INTÉGRALE

Dans Tombouctou 2, la ville souterraine à plus de huit cents mètres de profondeur, Pat flânait. Il suivait le boulevard O à P dont la voûte d’émail blanc offusquait moins son regard que les voûtes en béton. Flanqué d’immeubles de douze étages, avec leurs rez-de-chaussée transformés en vitrines brillamment éclairées à la lumière froide, le boulevard O à P, de cent mètres de large et de soixante-quinze mètres de haut, était une des plus importantes artères. Le long des monorails suspendus au sommet de la voûte parabolique glissaient sans bruit les trains électriques urbains, et de trois cents mètres en trois cents mètres s’élevaient les colonnes de marbre des stations nichées dans le creux des grands arcs de soutien. Le courant de ventilation qui balançait légèrement les robes des passantes, était chargé d’une légère odeur de verveine. À ce signe Pat reconnut qu’il était cinq heures, l’heure élégante. À six heures, soufflerait la brise marine, plus énergique et plus salubre pour ventiler la foule sortant des ateliers.

Sur la chaussée, le défilé des taxis électriques était presque ininterrompu. Nombreux aussi étaient les piétons, mais rares étaient ceux qui s’attardaient aux devantures, emportés qu’ils étaient par le mouvement fiévreux de la vie souterraine. Pat au contraire, ralentissait le pas, autant pour affirmer sa réprobation des mœurs de son époque, que pour ne pas manquer les boutiques d’antiquaires, seule chose qui retînt son attention quand il déambulait dans la capitale.

Il s’attarda longuement devant la vitrine de Moïse et Cie. Elle exposait, entre autres pièces rares, des ampoules électriques de l’époque quaternaire, style Edison. Le verre de l’ampoule, en forme de poire, avait la délicatesse extrême des choses très anciennes. À l’intérieur, un léger filament, enroulé de la façon la plus exquise sur lui-même, tremblait au passage des lourds autobus suburbains, comme un cheveu de morte caressé par le souffle d’une narine pieusement penchée sur lui. La vitrine offrait encore des lames de ces rasoirs, dits mécaniques, comme les utilisait l’humanité avant que le vaccin épilatoire eût été inventé. Les inscriptions qu’elles portaient étaient presque effacées. Pat s’essayait à les déchiffrer en soupirant : « Heureux temps que celui où l’homme se rasait dans le soleil de l’aube !… » Mais un meuble recouvert d’une matière blanche tournant par places à l’ivoire, et dont les grosses garnitures de métal avaient pris avec les siècles une inimitable patine bleutée, l’intrigua davantage. Il demanda des explications à la vendeuse.

— C’est un frigidaire du début du XXe siècle, lui répondit-elle, une pièce assez exceptionnelle. Nous en avons encore quelques-uns que nous réservons aux amateurs. Dans les garçonnières élégantes, ils servent à loger les cravates…

Le carnet de bons de Pat était trop peu épais pour qu’il pût songer à se présenter comme acquéreur. Le frigidaire valait douze cents heures de travail. Pat s’éloigna à regret, et comme le jour finissait, il entra dans un de ces bars tout blancs où, moyennant un ticket de cinq minutes de travail, il put boire au comptoir un demi-litre de lait de baleine stérilisé à l’ozone. Avec un sandwich de lichen, ce fut son repas du soir. Un grand verre d’eau lui permit d’arroser les deux pilules radioactives par quoi devait obligatoirement s’achever tout repas dans Tombouctou 2.

Il ne lui restait plus qu’à rentrer pour n’être pas surpris par la légère pluie artificielle de sept heures du soir, qui, dans un quart d’heure, abattrait la poussière des grandes artères. Il habitait l’immeuble 2734 au coin du boulevard et de la place des États-Unis. Son petit appartement, au seizième étage sous l’avenue, le moins cher parce que le plus profond, avait l’avantage d’être dans une poche de silence, contournée par les vibrations ordinaires. À partir de dix heures du soir, il s’y trouvait aussi paisiblement que s’il avait été dans le désert, et pouvait enfin travailler.

Depuis plusieurs jours qu’avaient recommencé les cours, Pat avait eu l’occasion de rencontrer à diverses reprises Évy de la Condamine dans les allées de la Faculté. Pour son malheur, estimait-il, car s’il n’arrivait pas à comprendre la cause de l’intérêt qu’elle semblait lui témoigner, lui-même savait trop bien à quoi attribuer le trouble où le jetait chaque fois le visage d’Évy. Avec ses cheveux blonds noués à la mode nouvelle en une masse épaisse pleine d’éclairs sur la nuque, certain air de victoire irradiant de son front soigneusement courbé, avec ses yeux couleur d’aube transparente et le dessin précis de ses narines ouvertes comme des conques intelligentes à l’air qu’elle respirait, Évy, soleil de chair vivante, n’avait qu’à paraître pour chasser de son éclat les fantômes des plus belles enchanteresses du passé, pauvres étoiles lointaines que s’efforçait de ranimer l’imagination de Pat le rêveur. Et ce présent vainqueur était comme un défi jeté à la poussière morte des siècles dont auprès d’elle aucune résurrection ne semblait plus possible…

Près d’Évy, Pat éprouvait amèrement la vanité de tout ce qu’il avait jusqu’à ce jour aimé. Par bonheur, il y avait cette voix qui l’empêchait de s’attacher à elle sans espoir et pour toujours, cette voix au timbre dur, autoritaire, la voix des filles du sous-sol, et qui était le point faible de cette précieuse créature. À ce timbre de voix, Pat rattachait quelque défaut secret de l’âme qui faisait, par exemple, qu’elle semblât provoquer les hommages, inviter à la suivre, et qui lui faisait accepter, sans en paraître importunée, la vulgarité de gestes et de propos d’un Wassermann, lequel continuait à jouer avec insistance auprès d’elle son rôle de mille et unième adorateur. Une cour, il lui fallait une cour, et entretenir la compétition autour d’elle. Étrange faiblesse. Mais tout averti qu’il fût de ses défauts, Pat perdait encore trop d’heures à songer à elle. Il fallait réagir. Il allait se mettre au travail, quand le bourdonnement du téléphone s’éleva. Il établit le contact. Une voix dit :

— Ici, Évy de la Condamine.

Pat sursauta.

— Vraiment, fit-il la gorge un peu serrée ; mais croyant à une mystification, bien que le compteur dût marquer une communication supplémentaire (six minutes de travail), il appuya sur le bouton de télévision.

L’image d’Évy lui apparut telle qu’il venait de l’évoquer : blonde et bleue. Elle lui téléphonait d’une cabine publique.

— Il faut que je vous voie, Pat, c’est sérieux.

— Eh bien, nous nous voyons, dit-il craignant encore une plaisanterie et restant sur la défensive.

— Ah vous faites marcher la vision, dit Évy, et sur l’écran son visage se composa. Voilà, je désirerais que vous vous joigniez à ceux de nos amis qui m’accompagnent ce soir. Venez nous prendre à la sortie du cinéma Chaplin à onze heures.

Elle parlait avec cet accent autoritaire qui déplaisait tant à Pat.

— J’ai du travail, fit-il mollement.

— Ce que je vous demande est plus utile que n’importe quel travail, trancha-t-elle. Puis, changeant de ton : « Je croyais que vous seriez content de me revoir. Je vous attends. » Sans plus, elle coupa la communication.

— Qu’elle attende donc, murmura Pat.

Il alluma le tube lumineux au-dessus de son lit, mit en marche l’appareil de sûreté générateur d’oxygène. Sur les draps, son pyjama en tissu protecteur de radiations était préparé. Le cours d’histoire des civilisations anciennes reposait sur la table de chevet. Distraitement, songeant à la décision à prendre, il se mit à caresser une fleur à demi-fanée, un perce-neige qu’il avait cueilli dans le parc de la Faculté et que, faute de vase, il avait mis dans son verre à dents. Il estimait qu’Évy formulait ses exigences d’un ton trop cavalier, quand le téléphone recommença à sonner. « Elle encore, » pensa-t-il.

Il tourna le commutateur.

— Pat Sandersen ? fit une voix d’homme.

Surpris, Pat grogna « oui ».

— Ici, ton oncle, continua la voix. J’arrive à l’instant de Libreville, je vais coucher chez toi.

— Mais… fit Pat complètement éberlué.

— Ton oncle le professeur… Important, très pressé. J’ai manqué mon train pour arriver ici. Maintenant, jusqu’à demain, il faut que j’attende l’heure des audiences, je t’expliquerai… As-tu une table de logarithmes ?

La décision de Pat fut aussitôt prise. Entre, son oncle et Évy, il ne pouvait que choisir le moindre mal.

— Je suis obligé de sortir, mon oncle, mais demandez la clé de l’appartement au bureau, et installez-vous. Tout est prêt pour vous recevoir, fit-il en parcourant du regard sa chambre… Ah ! remettez la fleur dans l’eau quand vous vous serez servi du verre à dents ! ajouta-t-il avant de raccrocher.

Pour se rendre au rond-point du Négus où se trouvait le cinéma Chaplin, Pat prit allègrement place sur le trottoir roulant. Il se reprochait à lui-même son allégresse. « Je vais au rendez-vous, je capitule, se disait-il, mais à titre de punition, je ne la regarderai pas, ou, tout au plus, je ne regarderai que ses mains de temps à autre pendant la soirée… Mon erreur est d’aimer. Et à quoi bon aimer ? Qui est-ce qui aime ici ? » se demandait-il en regardant la foule. « Si je l’aime, c’est idiot, c’est une folie. Si je ne l’aime pas, je m’ennuie à mourir… Sur tous les tableaux je perds. Mieux eût valu consacrer ma soirée à Sémiramis. »

Il arriva dix minutes en avance devant le cinéma Chaplin et eut tout le loisir de considérer les affiches du programme : un film subventionné par le gouvernement, et intitulé : Dans le cœur chaud de la terre, film de propagande troglodyte exaltant l’alliance de l’homme et des entrailles de la planète. « Encore heureux qu’elle ne m’ait pas demandé de l’accompagner là ! » soupira Pat.

Il faisait les cent pas sur le trottoir au milieu de la foule assez dense et très élégante. Le rond-point du Négus, grand centre d’animation nocturne de Tombouctou 2, était maintenu à une température de 24° jusqu’à quatre heures du matin. Les femmes allaient épaules nues, les hommes en veste blanche. Il y avait ce soir-là réception de la colonie océanienne à l’aristocratique Kangourou-club qui élevait, de l’autre côté de la place, sa célèbre façade de quartz dessinée par Levôtre, le plus connu des architectes d’avant-garde. L’endroit était mal choisi pour faire attendre un aspirant archéologue. Pat redevenait maussade quand une voix derrière lui fit : « Il est là ! »

C’était Évy, en compagnie de Wassermann. Elle portait le costume de ville réglementaire n° 2, la blouse marocaine en amiante tressé sans insigne, et semblait effacée dans la foule élégante. Assez mécontent de la voir encore avec Wassermann, Pat déclara :

— Maintenant, vous m’avez vu, je peux peut-être m’en aller.

— Ne fais pas l’imbécile, dit Wassermann en le retenant par le bras et faisant signe à un taxi.

Tous trois s’assirent sur la banquette du fond.

— Où m’emmenez-vous ? demanda Pat.

En guise de réponse, Évy tourna le bouton du haut-parleur :

« De Manille, on annonce que la production des mines radioactives continue à être des plus encourageantes. Les besoins de l’année en cours pourront être satisfaits et permettront une augmentation de dix millions d’unités dans la population du globe. En conséquence, le Grand Conseil exécutif a fixé le chiffre des naissances à autoriser pour le mois en cours à 440.000, en augmentation de 10 % sur les prévisions du plan démographique décennal. Nous rappelons que les demandes en autorisation de naissances peuvent être adressées à tous les postes de police des districts, bureau Q. »

« Des Antilles, on mande que… »

— Assez, implora Pat. Ces voix m’exaspèrent…

Évy coupa le courant.

— Où allons-nous ? demanda encore Pat dans le silence. Bien qu’il fût assis à côté d’Évy, il s’efforçait de ne pas la regarder. La question tomba dans le vide.

Le taxi suivait une marche bizarre, tournant fréquemment dans les tunnels latéraux. Pat reconnut au passage la rive du Parc d’hiver qu’on longeait. Des palmiers nains poussaient entre les globes électriques, chacun entouré de sa cage de croissance en treillis métallique peint en vert. Sur l’eau tiède du lac, on ne voyait, à cause de l’heure tardive, aucune embarcation. Seuls les cygnes mécaniques continuaient avec mélancolie leur ronde autour des fontaines lumineuses.

À brûle-pourpoint Évy demanda :

— Que pensez-vous de la situation générale, Pat ?

Pat, saisi, oublia ses résolutions et tourna son regard vers Évy. Les traits s’étaient durcis, le regard était devenu grave et lointain, il la reconnaissait à peine. La question semblait à Pat plus ridicule encore qu’inattendue.

— Estimez-vous que la direction générale donnée par le Conseil exécutif à l’effort de l’humanité, assure de la façon la plus satisfaisante l’avenir de l’espèce ? précisa Évy.

De plus en plus interloqué, Pat balbutia : « Moi ?… Oh ! vous savez, moi… » Il pensait : « Je croyais pourtant qu’elle devait être intelligente, comment peut-on poser des questions pareilles ? » Il s’aperçut que Wassermann souriait de son embarras. On avait dû déjà le mettre au courant, lui. Vexé, Pat ajouta :

— Le Conseil exécutif, vous l’approchez de plus près que moi…

Évy hocha la tête d’un air réticent et une ombre passa sur son visage. Pat devait avoir touché un point sensible, car elle resta muette. Il fut aussitôt au regret de l’avoir blessée sans le savoir. Cependant, le taxi descendait dans le faubourg Savorgnan de Brazza, le plus profond, le plus avancé de Tombouctou 2. Sertis dans la voûte grise de béton, les projecteurs laissaient tomber par flaques une lumière plus brutale. De part et d’autre, les usines occupées par les équipes du troisième quart, dressaient leurs hautes fenêtres de mica ignifugé derrière lesquelles passait l’ombre des grands volants de machine. La trépidation du sol se faisait sentir jusqu’à l’intérieur de la voiture.

Évy déclara :

— Je compte sur vous et espère que vous joindrez vos efforts à ceux de nos amis que nous allons rencontrer.

— Pour faire quoi ? demanda Pat.

— Vous allez voir, dit-elle.

Pat ne vit rien pour commencer, car l’impasse devant laquelle s’était arrêté le taxi n’était éclairée que par le reflet de la rue, et l’on se trouvait à neuf cents mètres de profondeur. De la voûte mal entretenue suintaient des gouttes d’eau. Il fallut descendre à pied un long escalier, éclairé çà et là de lampes de mineurs à acétylène. Enfin s’ouvrit une salle basse, sorte de grotte où une centaine de personnes étaient déjà rassemblées. L’entrée des nouveaux venus ne fut guère remarquée. Pat reconnut diverses figures d’étudiants déjà rencontrés à la Faculté. Il se pencha vers Wassermann, et à voix basse lui demanda ce que faisaient là tous ces gens.

— De la politique, répondit Wassermann.

— Mais pourquoi nous amène-t-elle ici ? interrogea Pat.

— Avec ce genre de femmes, dit flegmatiquement Wassermann, il faut se laisser conduire. Tu n’as pas l’habitude, tu es maladroit.

Un grand escogriffe escalada une tribune placée au fond de la salle, et se mit à agiter un gobelet de métal au bout d’un manche. Du coup, Pat éclata de rire. Wassermann lui poussa le coude.

— C’est la sonnette du président. Tais-toi, souffla-t-il.

L’escogriffe parlait :

— La septième séance du club pour l’Expansion intégrale de l’espèce humaine est ouverte. L’ordre du jour appelle la suite des exposés des orateurs inscrits. La parole est au membre Alpha du Centaure.

Le membre Alpha du Centaure était un préparateur aux laboratoires de sociologie que Pat avait connu jadis comme examinateur de fin d’année. Il était chauve, gras, bedonnant même, mais sa voix était forte. De la tribune, il déclamait :

— « Le péril, je l’ai déjà dit, et je pense que mon exposé aura convaincu tous les membres, est dans l’hypertrophie d’un troglodysme qui s’inspire d’un idéal démagogique ancien et qui vise à sauver le plus grand nombre d’individus au détriment de l’avenir de l’espèce. Le troglodysme, imprégné de conservatisme, dans le plus mauvais sens du terme, et d’un conservatisme d’autant plus dangereux qu’il se présente sous les apparences du vieil idéal démocratique et humanitaire de la fin de l’ère quaternaire, doit être battu en brèche par une force neuve, plus consciente des réalités de l’heure et des nécessités dialectiques, n’hésitant pas à faire fi d’un idéal périmé pour s’engager dans une direction hardiment révolutionnaire. Faisant clairement ou secrètement appel à l’esprit de sacrifice, et sans craindre de pouvoir être taxée d’aristocratisme, cette force neuve, qui procède au demeurant d’un idéal autrement plus noble et plus vrai que le troglodysme, permettra d’assurer un avenir incomparablement plus sûr sinon à la totalité de l’humanité, au moins à certains de ses représentants grâce auxquels l’espèce, et avec elle l’intelligence, seront sauves et liées plus intimement à la dialectique universelle. »

— Je ne comprends absolument rien, fit Pat.

— Tais-toi, répéta Wassermann.

— Je me résume, continua l’orateur : « Le troglodysme, voilà l’ennemi ! »

La salle approuva bruyamment, et de violents sifflements témoignèrent même de la chaleur de l’approbation donnée à cette formule par l’assistance.

— Mais le programme ? fit une voix au fond.

— Silence, jeta le président. Les orateurs inscrits ont seuls la parole. J’entends demander qu’on définisse le programme d’action. La parole sur ce sujet est précisément au membre Bételgeuse.

À l’étonnement de Pat, le membre Bételgeuse était Évy de la Condamine. Les applaudissements la saluèrent pendant qu’elle montait à la tribune. Les lampes à acétylène éclairaient brutalement son visage, projetant l’ombre de son profil sur le bois de l’estrade présidentielle. Grave d’expression, la mâchoire dure, on eût dit qu’elle tournât une scène tragique sous le feu des projecteurs d’un studio. Pat s’étonnait qu’elle pût à ce point changer d’expression. Elle débuta en forçant un peu la voix pour prendre barre sur l’auditoire, et, cette fois, sa voix semblait bien en secret accord avec l’expression de son visage. Une impression de conviction ardente se dégageait de sa personne. Mais qu’elle prît ainsi au sérieux cette parlotte d’étudiants, Pat n’en revenait pas. Évy, dans la situation qu’elle occupait, devait être encore mieux placée que lui-même pour juger de la puérilité de ces réunions.

— Notre programme, disait Évy, tient en une formule : « Astronautique d’abord ». Je vais vous lire une déclaration déjà signée par Orion, Cassiopée, Andromède et Nébuleuse 315.

À cet appel de constellations, Pat, l’ami du ciel nocturne, leva instinctivement les yeux vers le ciel. La voûte rocheuse le rappela durement au troglodysme triomphant.

— « Les membres soussignés, partisans d’une solution révolutionnaire pour le salut de l’espèce, déclarent qu’à se terrer plus avant l’humanité ne peut que s’enfoncer plus profondément dans la tombe. Ils rappellent à l’Homme que la seule Terre ne lui est pas échue en partage, mais que tout l’espace, tout ce que peut embrasser son regard est à lui. Qu’il fasse front au ciel, qu’il perfectionne ses moyens d’évasion, et demain, avec de l’audace, ses pieds fouleront l’univers !

« Assez de sueurs versées pour tarauder la vieille termitière. Ne nous cramponnons plus à l’antique héritage. Marchons dans la voie ouverte par l’astronautique. Alors nous verrons que les étoiles du ciel attendaient moins les songes des poètes que l’abordage de nos nefs conquérantes. Alors, la Terre, berceau de l’espèce, n’en sera pas le sépulcre, mais le tremplin d’où, confiante en son génie adulte, l’humanité se sera élancée vers l’avenir ! »

La salle fit une ovation à Évy.

— Le Club pour l’Expansion intégrale de l’espèce humaine, dit le président, fait sienne à l’unanimité la déclaration lue par le membre Bételgeuse.

Dans le brouhaha, une voix s’éleva, un peu ironique :

— Peut-on avoir quelques précisions ?

La question doucha l’enthousiasme général. Dans le silence la voix d’Évy s’éleva :

— Toutes les précisions vous seront données, et de première main. J’ai en effet le plaisir de vous annoncer que le club compte ce soir parmi ses membres le propre neveu du professeur Sandersen de Libreville.

Ce ne fut qu’un cri dans la salle, tandis que Pat rougissait jusqu’aux oreilles. Que venait faire son oncle en cette galère ?

— À la tribune ! À la tribune ! crièrent plusieurs voix.

Pat fut porté malgré lui aux côtés d’Évy. La sonnette du président qui s’efforçait de dominer le vacarme lui tintait aux oreilles.

— Parlez, dit Évy en se penchant vers lui. Il sentit la fraîcheur de son souffle sur sa joue cramoisie.

— Messieurs, déclara alors Pat à la salle brusquement attentive, je ne comprends pas bien. Il y a plus de cinq ans que je n’ai vu mon oncle…

Ce fut un cri de déception générale. Pat imperturbable poursuivait :

— … mais il m’a téléphoné ce soir qu’il viendrait coucher chez moi.

Le cri de déception se changea en cri de victoire. Des fanatiques hurlèrent : « Qu’on aille le chercher ! Tout de suite ! En taxi ! » – « En avion ! » renchérit une voix.

Le président se fâcha :

— Nous ne sommes pas ici dans une réunion de collégiens.

Ainsi semoncée, l’assistance retrouva un peu de calme, et le président en profita pour déclarer :

— La discussion générale est ouverte.

Ce fut aussitôt une reprise du tumulte. De partout des voix s’élevèrent et de groupe à groupe on s’interpellait. Après cinq minutes de vains efforts pour ramener l’ordre, le président mettant ses mains en cornet autour de sa bouche, hurla : « La discussion est close et la séance est levée ».

La juvénile animation de l’assistance ne se calma pourtant que peu à peu. Dans les groupes, chacun déployait les talents d’orateur dont il n’avait pu faire preuve à la tribune.

Mécontent de s’être laissé entraîner au milieu de cette jeunesse bouillante et brouillonne, Pat s’apprêtait à regagner la sortie quand Évy le retint.

— Vous vous arrêtez au côté naïf de ces manifestations, Pat. Derrière la comédie et les airs de conspirateurs, il faut pourtant sentir une inquiétude commune et une générosité d’intentions qui peuvent faire qu’un jour deviennent graves ces choses qui prêtent encore à sourire. Je vous demande de leur faire crédit.

Pat comprenait surtout que l’intérêt dont elle avait fait preuve à son égard ne visait qu’à faire de lui une recrue supplémentaire. Qu’elle voulût le gagner à ses idées, – et quelles idées !– lui qui avait été d’emblée gagné par son visage, il ne pouvait l’admettre. Il fut tranchant.

— Je n’ai aucune envie de collaborer à des activités de ce genre. Que le monde aille comme il veut, où il veut, cela m’est égal, et le sort de l’humanité n’a pas sa place dans mes soucis. Je me décharge de ces questions de politique, de science, de conduite des affaires sur des esclaves qui font métier de s’en occuper. Et ce qui me surprend, c’est que vous– il souligna le mot, hésita, chercha un instant ce qu’il pouvait dire et ne pas dire, enfin acheva dans un sourire – vous, ne vous contentiez pas d’être blonde !

— Précisément, je ne saurais m’en contenter, fit Évy froidement. Et je regrette que votre opinion sur moi soit celle-même du premier venu qui me juge d’après mes apparences physiques. Puis, brusquement, ne renonçant pas à le convaincre, elle demanda : « Pat, n’aimez-vous pas l’avenir ? »

— Je suis l’homme du passé, déclara Pat.

— Avenir, passé, trancha Wassermann qui trouvait que le dialogue avait assez duré, c’est la même chose, et tout compte fait le même mirage. Le présent seul est à nous. Chers amis, la nuit commence, je vous emmène au Renne sur le toit.

Malgré ses répugnances, Pat accepta : il avait ses raisons pour ne pas tenir à rentrer chez lui.

Au cabaret, une autre Évy se révéla à lui : aussi blonde qu’il avait dit la souhaiter, et Pat en venait presque à regretter le masque grave et convaincu de l’apprentie conspiratrice…

De toute cette nuit, la fatigue aidant, il ne savait plus trop que penser. Il se souvenait pourtant qu’à l’entrée, devant l’hésitation du gérant ému par leurs mises négligées, Évy avait eu pour dire : « Je suis mademoiselle de la Condamine », un tel accent de hauteur que cela pouvait justifier tant d’heures perdues dans son sillage. Mais, malgré lui, une phrase du début de la soirée lui revenait de façon lancinante à l’esprit : « L’erreur est de l’aimer. »

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