IV AU GRAND CONSEIL EXÉCUTIF

Les laveuses mécaniques étaient passées dans les salles du palais dès six heures du matin. Avaient suivi les équipes de désinfection journalière du service d’Hygiène, et maintenant les huissiers prenaient possession des couloirs.

Le superintendant du palais procédait à sa tournée ordinaire d’inspection quand le professeur Sandersen s’engagea dans le hall monumental d’entrée, une fleur à la boutonnière de sa lévite, la fleur de Pat dont il ne s’était plus rappelé ce qu’il devait faire.

L’étoile de Science, première classe, qu’il présenta au superintendant lui valut le profond salut ordinaire.

— … mais les audiences ne commencent qu’après la réunion du Conseil à neuf heures et demie, fit observer le superintendant. Si monsieur le professeur veut bien repasser ou attendre dans le musée-bibliothèque ?

Le professeur choisit d’attendre. Il était seul dans le musée. Il jeta un regard de son œil bigle sur la vitrine la plus proche : elle contenait, à en croire l’étiquette, l’ombrelle ayant appartenu à la dernière reine d’Angleterre Peggy II. Le professeur haussa les épaules et se laissa aller dans un fauteuil. Il bâilla, et, peu à peu vaincu par la chaleur souterraine dont il n’avait pas l’habitude, ne tarda pas à sommeiller.

Quand on vint le chercher, il fallut le secouer à plusieurs reprises.

— Je ne me fais pas à la vie dans ces catacombes, grogna-t-il. À Libreville, je ne dors jamais, crut-il devoir confier à l’huissier qui le précédait.

Tout maugréant, il passa dans les ascenseurs de l’étage des audiences, et de là aux mains de trois introducteurs successifs, avant de pénétrer dans le cabinet du vice-président de la Condamine qui assurait par intérim la direction actuelle du Monde.

C’était une haute pièce, pourvue de larges fenêtres par lesquelles pénétrait un puissant jour artificiel. Une longue table presque nue s’allongeait entre le visiteur et le président. Sur le mur du fond, s’étendait un immense planisphère figurant la Terre. Un peu au-dessus de la cimaise, était accrochée une série de médaillons représentant la suite des présidents des États-Unis du Monde.

Le professeur Sandersen, sans s’attarder à observer ces détails, avait braqué le meilleur de ses yeux sur le front chauve qui luisait de l’autre côté de la table. Et comme hypnotisé au sortir du sommeil par ce crâne poli, il s’écria sans préparation :

— Donnez-moi huit cents grammes et je vous livre l’espace !

Un sourire allongea les lèvres minces du vice-président.

— Huit cents grammes de quoi, mon cher professeur ?

— De radium.

La Condamine eut un haut-le-corps. Fourrageant dans sa poitrine, le professeur Sandersen en avait tiré une liasse de papiers qu’il jeta brusquement sur la table.

— Voilà les éléments d’un rapport à rédiger sur mes dernières expériences. Le succès a été complet, monsieur le président, je dis bien : complet. Un projectile de quarante kilos a quitté pour jamais la Terre. Je ne crains pas de le dire : l’astronautique est née.

— Combien avez-vous consommé ? s’enquit d’une voix insidieuse le vice-président.

— Quatre-vingts grammes.

— Vous dites ?

— Quatre-vingts grammes.

— Êtes-vous fou ? fit le vice président en le prenant de très haut.

— J’ai besoin de huit cents grammes, continua imperturbablement le professeur, et le projectile pourra contenir un humain : moi-même si vous voulez, et vous serez débarrassé de ma folie…

Sans répondre, la Condamine posa sur son interlocuteur un regard glacé, implacable, si froid que peu à peu l’enthousiasme maladroit et peu diplomatique du professeur vacilla, s’éteignit, en même temps que lui-même, apparemment vaincu, se laissait aller dans un fauteuil. Ayant dompté son visiteur, le vice-président prit alors la parole :

— Je suppose que je parle à un homme intelligent à la raison duquel on peut faire appel ? commença-t-il avec une légère insolence. Vous savez que la vie de l’humanité est suspendue à la réserve de radium. Cette réserve est à l’heure actuelle très légèrement supérieure à 6 kg. 500. Cinq cents grammes sont destinés aux expériences de tous ordres, les six kilos servent à la radioactivation continue du carbone synthétique qui entre dans les comprimés dont l’ingestion est indispensable au fonctionnement des glandes interstitielles de l’organisme humain vivant dans les profondeurs du sol. Ces six kilogs sont répartis entre les six Instituts de radioactivation du globe, les six cœurs de l’espèce humaine si je puis dire, où se fabriquent jour et nuit les pilules nécessaires aux besoins du milliard 200 millions d’individus, à quoi se chiffre actuellement la population du globe.

Un bourdonnement avertisseur s’éleva d’un des appareils de communication placés sur la table. Sans quitter l’appui du dossier de son fauteuil, la Condamine appuya un bouton, une voix s’éleva dans la pièce :

— Ici, bureau des communications. Message personnel, monsieur le président.

— Ouvrez, lisez, fit celui-ci.

— De Lima, côte du Chili. La grève des mineurs s’étend. Le quart du sous-sol est aux mains des mutins. La police fédérale semble moins sûre. Instructions demandées.

— Ultimatum aux rebelles, fit sèchement la Condamine. Si la réponse n’est pas favorable, noyez la ville et ses occupants dans les quarante-huit heures. Compte-rendu à fournir sous trois jours.

Il coupa la communication, et levant à nouveau les yeux vers le professeur, reprit :

— Je vous disais que toute la politique du Conseil exécutif dérive de ce principe fondamental, d’une clarté enfantine : régler la courbe d’ascension démographique sur la courbe d’extraction du radium. Les huit cents grammes de radium que vous demandez représentent une chute d’environ 15 % de la réserve mondiale. Ce seraient donc 15 % de l’humanité, soit près de deux cent millions d’individus, qui se trouveraient privés de leur couverture radioactive. En définitive, mon cher professeur, accéder à votre demande serait faire la plus dangereuse des inflations démographiques. Je pense que vous m’avez compris ?

Le professeur allait répondre quand le bourdonnement avertisseur retentit à nouveau.

— De Hanoï, monsieur le président, on signale une invasion de la superstructure par de grands troupeaux d’ours blancs que le froid chasse du désert asiatique. Des instructions sont demandées.

— Pourquoi m’ennuie-t-on avec de pareilles bêtises ? fit aigrement le vice-président.

— Message personnel, monsieur le président.

— Relevez de ses fonctions le gouverneur. Envoyez contre les ours les trois escadrilles de bombardement asphyxiant de Bornéo, dicta la Condamine.

Le professeur Sandersen put alors plaider sa cause de façon plus nuancée :

— Monsieur le président, le problème n’est pas de ceux qui se résolvent en quelques minutes. Il appelle toute votre réflexion et nécessite, je le reconnais, un changement d’orientation de la politique suivie jusqu’à ce jour. Je vous demande d’y songer. Reconnaissez qu’il n’est pas évident que l’humanité doive s’enfouir pour l’éternité sous la terre. La poursuite des recherches astronautiques ouvre maintenant, j’en ai la certitude, la voie à une autre possibilité de conservation de l’espèce. Il faut tenter l’expérience, monsieur le président. Il n’y a pas d’exemple qu’on ait pu freiner le progrès de la Science. Vous ne pouvez me refuser ces huit cents grammes. Huit cents grammes, pour avoir la clé du ciel… Qu’est-ce que huit cents grammes, monsieur le président ? moins que le poids de ce presse-papier…

— J’ai la charge de l’avenir de l’humanité, et la garde de son trésor de guerre contre le Destin contraire. Je vous réponds non. Ma décision est irrévocable.

— Dans ce cas, j’aviserai, dit alors avec arrogance le professeur Sandersen. Et, perdant patience, il se mit en devoir de rassembler les papiers qu’il avait jetés sur la table.

— Vous avez consommé toute la réserve de radium, m’avez-vous dit ? demanda la Condamine.

— Toute la réserve : quatre-vingts grammes.

— Pour envoyer quarante kilos se promener dans l’espace. Professeur, vous n’aviez pas d’autorisation pour cette expérience et vous avez contrevenu aux instructions du Grand Conseil.

Le vice-président s’était levé. Deux hommes, entrés en silence, s’étaient placés de part et d’autre de la porte.

— Arrêtez le professeur, ordonna la Condamine.

— Vous dites ? balbutia Sandersen.

— Conduisez immédiatement le professeur à la Police politique. Prisonnier d’état. Motif : complot contre la sûreté de l’espèce. Durée d’incarcération : indéfinie. Jusqu’à nouvel ordre : à déporter à Sainte-Hélène.

La pièce retrouva son silence. La Condamine qui avait froncé les sourcils pendant l’expulsion, pencha un front rasséréné sur le tableau indicateur déroulant l’emploi du temps de la matinée, et sonna.

Presque aussitôt, une sorte de gnome au front immense et bosselé fit son entrée. Il portait sous le bras un dossier assez épais qu’il posa sur la table, puis, debout et silencieux, il attendit dans une attitude dont la déférence se teintait d’indifférence.

— Du nouveau ? demanda la Condamine en prenant distraitement le dossier.

— Oui monsieur le président, fit le gnome. Et cette réponse devait être assez inattendue car la Condamine leva la tête, un sourire aux lèvres.

— Parlez, dit-il.

— « Depuis environ deux mois, nous assistons à la naissance de nouveaux symptômes, et le moment est venu d’un rapport d’ensemble, » commença le gnome. Ouvrant le dossier, il fit passer un à un des clichés photographiques dans les mains du vice-président. « Depuis longtemps nous n’observions plus de facules et la disparition lente de la granulosité du disque a déjà été plusieurs fois notée. Les taches, par contre, augmentent en nombre, et alors que jadis elles se déplaçaient plus lentement aux pôles, il se trouve maintenant qu’à toutes les latitudes leur vitesse est à peu près la même. L’égalisation de ces vitesses prouve que la masse solaire devient moins fluide, les frottements entre courants tendant à uniformiser la vitesse de rotation de l’ensemble. Les jets de vapeur expulsés du noyau central, qui forment les protubérances, deviennent aussi plus rares. Mais voyez ici, à la latitude nord d’environ 80° cette tache rigoureusement immobile comme en témoignent les photographies prises d’heure en heure, compte tenu de la rotation solaire. On retrouve la même tache sur tous les spectrohéliogrammes de la chromosphère, sur celui de l’hydrogène, sur celui du calcium, sur celui des métaux lourds…

— Ce qui signifie ?

— Que la tache est profonde, très profonde, qu’elle s’enfonce au cœur de la masse solaire. Voici qui est plus grave : vous remarquerez que la tache est sans pénombre, que sur le cliché de l’hydrogène, elle ne s’entoure d’aucune ligne de courant en spirale.

— C’est-à-dire… ?

— C’est-à-dire qu’il ne s’agit point là d’une tache ordinaire, un simple cyclone de gaz ionisé dont la rotation rapide créerait un champ magnétique engendrant les perturbations visibles à l’ordinaire autour des taches. Cette tache doit être d’une autre nature.

Et enfin voici les photographies de la couronne solaire reçues ce matin même et qui furent prises par l’observatoire de Sainte-Hélène lors de l’éclipse totale d’avant-hier. On lit une diminution très nette de l’activité de la couronne, précisément à hauteur de la tache fixe que je viens de signaler… Le diagnostic est alors certain.

— J’écoute.

— Cette tache, monsieur le président, – et du doigt le gnome indiquait le point noir sur le grand cercle blanc du cliché solaire, – décèle l’apparition dans le soleil de la lésion Képler, celle-même de l’année 2006.

— D’où vous concluez, monsieur le chef du Service du Soleil ?

— À une diminution probable de l’activité solaire dans la décade qui va suivre. En douterait-on encore que l’étude du spectre-éclair cinématographié pendant l’éclipse ne permet plus d’hésiter. Voyez, sur la bande spectrale apparaissent ici les lignes décelant la présence du plomb. Comment en un plomb vil l’or pur s’est-il changé ? C’est que le plomb est le dernier terme de la désintégration radioactive. L’archer solaire lance ses dernières flèches…

— Pas de poésie, des chiffres.

— Les chiffres sont les mêmes depuis des siècles, reprit le chef du Service du Soleil, ils ne permettent pas de prévoir les variations brusques. Mais ici, je pressens l’approche de ces variations, et mon devoir est de vous en avertir.

La Condamine se tourna légèrement pour regarder en face son interlocuteur. L’autre baissa modestement les yeux.

— Quelle est votre opinion personnelle ? demanda le vice-président.

— Puis-je parler librement ?

— Je vous l’ordonne.

— Eh bien, tout est fini, monsieur le président, le soleil est touché à mort et ne s’en relèvera jamais.

— Sans doute dois-je faire dans cette appréciation la part de votre déformation professionnelle, se prit à penser tout haut la Condamine.

— Le soleil n’en a plus que pour un à deux millions d’années. Mais que ce chiffre ne vous rassure pas, monsieur le président. Avant dix ans, nous aurons une baisse de température de 20° au niveau du sol, et nous ne pourrons plus compter que sur une température moyenne de moins 18° à l’équateur et à l’air libre. C’est-à-dire que nous serons au-dessous du point de congélation de l’eau de mer, et c’en sera fini de la vie.

— Vous paraissez n’en pas être autrement ému.

— Monsieur le président, je suis au Service du Soleil depuis quarante-deux ans, je connais son histoire mieux que la mienne. Je l’ai suivi, de photographie en photographie, sur plus de deux mille ans de son évolution, comme on suit de mois en mois dans un album de famille la croissance d’un enfant qui vous est cher. Que dis-je ? un enfant. Je connais son visage mieux que je n’aurais pu connaître le visage d’une femme aimée, moi qui suis né trop laid pour l’amour. Ma vie est passée de la terre à l’astre qui l’éclaire encore. Aussi la nouvelle que je vous apporte m’est-elle à tout prendre agréable. Dans dix ans je puis compter vivre encore, et il me sera doux de recevoir la mort de celui qui fut, ma vie durant, l’unique objet de mon tendre souci. Pardonnez le ton de ces confidences, vous m’avez demandé mon opinion personnelle…

La Condamine fronça le sourcil. L’avertisseur téléphonique vibra sur le bureau.

— Qu’y a-t-il ? demanda brusquement le vice-président au microphone.

— Une communication personnelle pour le vice-président, fit la voix de l’opérateur.

— « Allô, allô, est-ce monsieur le vice-président ? »

— Oui.

— « Monsieur le vice-président, ici c’est Hector, le gardien de votre solarium aux îles Galapagos. Monsieur le vice-président, c’est insensé ! il neige aux îles Galapagos ! »

La Condamine haussa les épaules : « Voilà mon week-end fichu, » marmotta-t-il en coupant la communication. Puis, tourné vers le chef de service :

— Revenons aux faits. Une nouvelle décroissance de l’activité solaire est à prévoir dans un avenir rapproché ?

— Oui, monsieur le président.

— Quelle est la probabilité pour qu’elle se produise avant dix ans ?

— Quatre-vingt-dix-huit chances sur cent. La lésion Képler ne pardonne pas.

— Savez-vous que ce que vous me dites ici peut engager l’avenir de toute l’activité humaine ? À votre réponse est suspendu le sort de plus d’un milliard d’hommes.

— Je maintiens ce que j’ai dit, monsieur le président.

La Condamine regarda le front immense de son interlocuteur, son cheveu rare, et son impassibilité de caillou pensant.

— Ces déductions faites par vous ne sont pas encore répandues.

— Les observatoires qui ne disposent pas de la documentation complète que je centralise ici, ne sauraient avoir la même certitude. Certaines restitutions ne peuvent être faites que dans mes services. Seuls une dizaine de collaborateurs immédiats sont au courant.

— Sont-ils du même avis que vous ?

— Trois sont entrés à l’Office des Suicides.

Il y eut un silence.

— C’est bien, fit la Condamine. Durant la semaine qui va suivre, vous compléterez vos renseignements et convoquerez une assemblée extraordinaire des sections d’astrophysique du monde entier. Je veux un rapport signé à l’unanimité. D’ici là, je vous recommande d’observer et de faire observer autour de vous, sous peine de mort, un silence complet sur tout ce que vous venez de me dire.

Le chef du Service du Soleil salua et sortit.

La Condamine se renversa sur son fauteuil à bascule et du regard suivit machinalement la file des médaillons portant les effigies présidentielles. Il y aurait eu encore de la place pour cinq ou six successeurs… Pivotant sur son siège, il leva alors les yeux sur le grand planisphère qui couvrait le mur derrière lui. En haut et en bas de la carte du monde, une teinte bleutée, figurant la glace des calottes polaires, faisait disparaître le contour des continents. Seule subsistait au centre une bande étroite où le dessin des terres tranchait sur la mer libre. Tous les noms de la carte s’étaient rassemblés sur cette région équatoriale : ailleurs il semblait qu’un décorateur n’eût eu d’autre souci que d’étendre la teinte plate convenant à l’ameublement de la pièce.

Ainsi, ces deux mâchoires bleues allaient se refermer, et le mur représentant le monde serait aussi nu que celui qui lui faisait vis-à-vis. La croûte de glace s’étendrait sur toute la surface de la terre.

La Condamine se leva, alla observer les courbes de température moyenne dont les minces traits noirs ondulaient sur le mur. La courbe de – 18° passait sur l’Europe à hauteur de l’antique Paris, dans une région depuis longtemps inhabitable. Une moulure de la cloison céda sous la pression de ses doigts, un pan de la carte coulissa, découvrant les rayons d’une bibliothèque. Il prit le volume d’abaques statistiques qui donnait, en fonction du combustible disponible et de la température moyenne, le chiffre des humains pouvant vivre à l’air libre. En regard de – 18°, il lut 5.000, et fit une grimace.

À trois reprises déjà, l’avertisseur dressé sur la table de travail avait retenti. Les rendez-vous en retard se succédaient sur la bande dérouleuse, sans que le vice-président y prît garde.

— La direction des services techniques, demanda-t-il au microphone. Que le directeur en chef vienne tout de suite, dans mon cabinet.

Quelques secondes plus tard, le directeur en chef, homme jeune et élégant, pénétrait dans la pièce.

— Gallimard, lui dit avec une nuance de cordialité dans la voix le vice-président, nous allons avoir du travail…

— À vos ordres, monsieur le président.

— Qu’étudiez-vous en ce moment ?

— Le projet de tunnel sous l’Atlantique : Dakar-Cayenne.

— Vous laisserez ça pour l’instant. Il me faut, écoutez-moi bien, un plan complet de travaux pour réaliser l’abandon définitif de la superstructure terrestre en moins de cinq années.

— L’abandon de la superstructure ? fit avec un haut-le-corps le jeune directeur.

— Ne me dites pas que c’est impossible. À l’heure actuelle qu’avons-nous en superstructure ?

— Monsieur le président, nous avons en surface… tous les ports pour commencer, avec les services d’échanges intercontinentaux ; les immenses champs de lichen de l’Amérique ; le troupeau mondial de rennes et trois cent mille pâtres lapons ; les bâtiments universitaires avec le personnel enseignant et de recherches permanentes. Dans le Sud-Afrique, nous avons l’industrie lourde aux émanations nocives, et en particulier toute la région des hauts-fourneaux près des chutes du Zambèze, qui est le centre de transmutation des éléments chimiques pour tout le globe…

— Tout ça doit passer dans le sous-sol. J’envisage pour toute la superficie de la planète un repli stratégique vers l’intérieur de la terre. Quelle est la profondeur moyenne des centres d’agglomération ?

— Variable suivant les continents, monsieur le président. En Afrique nous vivons à environ huit cents mètres au-dessous du sol. Mais en Australie, aux Indes, la majeure partie de l’activité se poursuit presque au voisinage de la surface.

— Il faut prévoir partout un enfoncement moyen supplémentaire de cinq cents mètres, et la disparition des communications par voie de mer. Tenir compte aussi de l’impossibilité d’utiliser la houille blanche. La navigation sous-marine restera peut-être possible sous dix mètres de glace, c’est la seule concession que je vous fais. Je ne conserverai à la surface du globe que les bouches d’aération, les orifices d’évacuation, quelques observatoires, dont le service ne devra pas exiger pour la totalité du monde plus de cinq mille personnes.

Préparez-moi, pour la réalisation de ces dispositions, un plan quinquennal susceptible d’entrer en vigueur immédiatement, et dont les grandes lignes devront être arrêtées dans une semaine.

— Une semaine !

— Une semaine, je compte sur vous.

Le trembleur téléphonique vibra. En établissant la communication, la Condamine congédia d’un geste son subordonné.

— Allô, la vice-présidence ? fit une voix. Le vice-président lui-même ?

— Lui-même.

— Ah ! monsieur le vice-président, le président Wilson vient de mourir subitement dans la chambre de suroxydation, au cours de son traitement pour la moelle épinière.

— Qu’on l’embaume séance tenante, fit aussitôt la Condamine. Service funèbre demain à onze heures, première classe, première catégorie. Introduction dans le mausolée à onze heures quarante-cinq. Corps constitués représentés suivant le règlement P 2. Dispositions de deuil public n° A bis. Radiodiffusion conforme au plan n° 17. Annoncez l’élection à la présidence du vice-président pour demain quatorze heures. C’est tout. Exécutez.

Et en coupant, il grommela : « C’est la première bonne nouvelle de la matinée. »

Share on Twitter Share on Facebook