VIII LE SACRIFICE D’IPHIGÉNIE

Malgré l’insistance de son oncle, Pat avait refusé de s’employer à la réalisation du programme astronautique, faute de compétence, disait-il, faute de foi, à la vérité. Il préférait promener dans les rues de la capitale sa solitude d’exilé n’arrivant pas à se réadapter à la vie sociale.

Après trois années passées sur la banquise, il ne reconnaissait plus son vieux Tombouctou. Tout avait changé, gens et choses. Le nouvel éclairage était des plus surprenants. La lumière froide qui, jadis, ruisselait à foison avait été abandonnée, remplacée par des enduits fluorescents. Les vêtements des promeneurs étaient eux-mêmes phosphorescents. Tous les transports en commun avaient été supprimés pour économiser l’énergie, et les gens pressés faisaient usage d’un mode de locomotion tout récent : la patinette à ailes courtes, progressant par bonds aériens d’une cinquantaine de mètres. Rien n’était plus étrange sous les hautes voûtes devenues sombres de la voie publique, que de voir se croiser dans les airs ce nouveau peuple de lucioles. Il y en avait de bleues, d’amarante, de rose pâle. Les élégantes étaient diaprées comme des papillons. Elles passaient, alertes et vives, laissant derrière elles un trait d’étoile filante. Les magasins n’occupaient plus seulement les rez-de-chaussée, mais s’ouvraient à toutes les hauteurs de la voûte, avec une petite plateforme pour l’atterrissage des lucioles. Pendant que les vieux restaient sur le trottoir, la jeunesse bondissait d’un coup d’aile pour aller chercher plus haut des bas de soie, de la poudre de riz ou du rouge à lèvres phosphorescent. Le nouveau maquillage donnait aux visages féminins un aspect des plus extraordinaires, avec des yeux d’ombre au milieu d’un ovale faiblement lumineux barré du double trait de lèvres luisantes comme un tube au néon. Le sourire de ces bouches lumineuses ressemblait à un petit feu d’artifices. Pat n’arrivait pas à distinguer les unes des autres ces fées à aigrettes. Quand les pompiers passaient sur leur avion de tunnel, un signal avertisseur retentissait à tous les carrefours, et toutes les lucioles se laissaient retomber sur la chaussée pour laisser la place libre ; on eût dit une pluie de pétales.

L’air conditionné était périodiquement chargé de pollens imbibés de sérums et qui passaient comme des nuages désinfectants dans les grandes artères. Il y avait le nimbus contre la tuberculose, les cirrus roses qui préservaient du staphylocoque doré. Les grands cumulus gris, contre l’ophtalmie des profondeurs avaient un aspect impressionnant : ils sentaient le chèvrefeuille et, quand on se mouchait après leur passage, le mouchoir était maculé de violet.

Mais le plus étrange était ce qu’on appelait la symphonie de la terre. Le problème du bruit et de la propagation des sons était devenu des plus urgents à résoudre à mesure qu’on s’enfonçait davantage : le moindre coup de marteau s’entendait à dix kilomètres et éveillait un nombre infini d’échos. Avec le nombre de machines nécessaires pour entretenir la vie, pas un tympan n’eût résisté à pareille cacophonie. Alors, tout avait été calculé pour que chaque son émis fût musical, et que les timbres se mariassent. Les volants des centrales électriques imitaient les basses, les pompes d’aération, les clarinettes. Aux ascenseurs avaient été attribuées les sonorités du violon, aux appels téléphoniques, celles du triangle et du xylophone. Et tout le bourdonnement confus d’une grande cité en pleine fièvre avait été ordonné, réglé minute par minute, pour composer une vaste page symphonique au rythme changeant, débutant allegro avec le matin, passant à l’allegretto vers dix heures, au ralento vers midi, pour remonter au vivace du jour, avant que commence le long andante de la nuit.

Quand on connaissait la musique de son quartier, on pouvait partir les yeux fermés sur le trottoir caoutchouté en se guidant simplement à l’oreille sur la symphonie de la terre. Le long de certains parcours, on était arrivé à composer de véritables phrases musicales. La place du Dôme jouait la Cathédrale engloutie. L’avenue des États-Unis avait été appelée avenue de la Révolution parce qu’à la suivre d’est en ouest on y entendait l’Internationale produite par les efforts conjugués des turbines de ventilation, des élévateurs d’ordures ménagères, et des marteaux-pilons de l’Institut des médailles.

À vrai dire, l’oreille de Pat, faite au grand silence blanc, n’appréciait guère cette musique nouvelle. Cette ordonnance de sons succédant à l’insouciante cacophonie de jadis lui semblait un symptôme de dégénérescence. Il y voyait le chant du cygne de la civilisation et de la terre. De même que la grande fièvre collective qui agitait l’humanité autour de lui, lui semblait être moins constructive qu’annonciatrice de la mort de l’espèce.

Il préférait gagner les quartiers excentriques où régnait encore un certain désordre des ondes, les banlieues lointaines où la symphonie de la terre se réduisait à un grondement rappelant celui des mers quaternaires. Là survivaient encore les mœurs d’un autre âge. Il y avait trouvé un petit café, baptisé récemment : « À l’avion de Sainte-Hélène », et à la terrasse duquel il pouvait évoquer longuement les souvenirs du passé. Dans ce coin perdu, un colleur d’affiches périmé apposait, avec quelque retard, la proclamation du nouveau gouvernement :

« HOMMES DE L’ÈRE QUINQUENNAIRE,

la révolution qui a porté au pouvoir le front astronautique, si elle peut avoir des équivalents politiques dans le passé, n’en possède aucun quant à sa signification profonde. Un penseur de l’antiquité a dit de l’humanité qu’elle était une espèce animale aspirant à quitter son milieu. Durant longtemps ces mots n’ont paru correspondre qu’au besoin d’évasion de la pensée humaine, qu’à cette hantise d’un au-delà merveilleux, d’un paradis, que les mythologies s’efforçaient de satisfaire. Ces temps sont révolus. Ce ne sont plus, comme dans les anciennes légendes, les âmes qui vont monter au ciel, mais nos corps eux-mêmes. Le gouvernement que l’humanité vient de placer à sa tête n’aura pour unique souci que de lui faire quitter la terre et de la mener en chair et en os dans un milieu plus habitable.

À partir de ce jour, l’effort de l’intelligence humaine s’éclaire et prend son sens. À tous ces hommes du passé qui peinèrent en se demandant pourquoi tant de travaux et de sueurs, nous pourrions maintenant répondre : vous forgiez, sans le savoir, l’instrument qui devait plus tard permettre de quitter la planète à l’heure où elle deviendrait inhabitable, et de poursuivre ailleurs une vie menacée. Ainsi, et de même que jadis l’abeille quaternaire secrétait son miel pour une génération qu’elle ne devait pas connaître, l’humanité a secrété sa science et son industrie pour assurer, l’heure venue, l’exode de l’espèce. Nous tenons la réponse au grand Pourquoi ? qui hanta tant de cerveaux. Que cette faveur insigne donne à tous le courage et l’audace de mener à bien la tâche qui reste à accomplir.

Les hommes de l’ère quinquennaire semblaient peu se soucier de l’éloquence officielle. Personne ne s’arrêtait au passage pour lire la proclamation. Aussi bien, lire était devenu une occupation d’un autre âge. Tout ce qu’il importait de savoir, beuglé par les haut-parleurs, entrait directement par l’oreille sans avoir à passer par les yeux déshabitués des signes. Et Pat, l’homme des livres, se demandait ce qu’il restait de commun entre lui et ces hommes, et ce qui pouvait le rattacher à leur monde…

Il refusait de s’avouer que c’était le désir de se retrouver en face d’Évy.

Depuis qu’elle était repassée du monde lointain des rêves à l’état de créature vivante, toute proche dans l’espace, Pat cherchait un prétexte pour se présenter à elle. Le seul désir qu’il en avait lui semblait insuffisant et humiliant à avouer à une fille orgueilleuse. Il eût souhaité se montrer à elle, non pas en soupirant, mais en héros vainqueur. Or, il n’avait rien à vaincre, et aucun don pour jouer les héros… Pourtant, il attendait vaguement du hasard une occasion improbable, trompant le temps, comme il pouvait, avec son espérance. Il savait qu’Évy, promue ministre de la Propagande, rédigeait les communiqués de presse destinés à entretenir la foi astronautique. Aussi, quand on criait les journaux du soir, il lui restait la ressource d’acheter Tombouctou-Soir et de lire les lignes inspirées par celle qui le rattachait au monde :

« C’est dans treize mois que le projectile-fusée, premier courrier de monde à monde, quittera la Terre à destination de Vénus. Tout est prévu pour la réalisation de cette entreprise sans précédent dans les annales du monde. Les aciers spéciaux dûment calorifugés qui constitueront l’enveloppe du projectile, sont à l’étude aux établissements Schneider & Cie de Dakar. La construction du propulseur par désintégration radioactive est activement poussée dans les chantiers Junkers de Tombouctou. Le renouvellement intérieur de l’air du projectile, le maintien d’une chaleur constante de 20°, l’étude de la forme balistique de la fusée et vingt autres problèmes accessoires sont entre les mains de commissions compétentes. L’établissement de l’horaire du voyage est confié au Bureau de la Connaissance des Temps, supervisé par la Direction générale de l’Astronomie. Le Centre mondial d’Études biologiques emploie exclusivement tous les condamnés à mort à la détermination des accélérations que peut supporter l’organisme humain. Il n’est pas jusqu’au Syndicat de l’Alimentation qui ne soit consulté pour établir la nature des provisions à emporter par l’astronaute. À l’heure actuelle plus de huit millions d’hommes sont immédiatement occupés dans les travaux préparatoires de cette immense aventure.

« Disons encore que l’Office général de la Statistique mondiale a calculé que le coût des recherches et de l’exécution du projectile s’élèvera à plus de deux ans de labeur mondial, soit, pour fixer les idées, à la valeur de neuf cents cuirassés de soixante mille tonnes du type quaternaire, ou de cent soixante mille canons de 420, ou de deux mille télescopes de cinq mètres soixante d’ouverture, ou de six cent quarante diamants du Cap de la taille du Régent, ou encore de quatre timbres-poste des îles Fidji, année 1837 avec surcharge.

« Ces chiffres suffisent. La révolution astronautique est en marche, rien ne l’arrêtera plus. »

Pat soupirait. Il est pénible à un cœur épris de ne pouvoir obtenir que de pareils messages de celle qu’il aime. Et d’avoir à les partager avec des millions de lecteurs était certes plus amer que l’extrait, soi-disant apéritif, de goudron de houille qu’il laissait sans goût mariner dans son verre.

Ce soir-là, Pat ne lut pas plus avant, et reprit mélancoliquement le chemin du palais gouvernemental où l’hébergeait son oncle, le président.

Consacrant tout son temps et toutes ses facultés à la réalisation de son œuvre, l’ex-professeur Sandersen, dit le président technicien, était inaccessible à tout ce qui ne touchait pas par quelque côté à l’astronautique. Pat le savait qui, fatigué de solitude et pour obtenir quelques paroles d’un être vivant, attaqua au passage son oncle par cette réflexion inattendue dans sa bouche :

— Et d’abord Vénus n’est pas habitable. C’est pour cela qu’on l’appelle Vénus.

— « Bien au contraire, mon cher enfant, s’écria le président prenant naïvement l’objection avec le plus grand sérieux, les modifications récentes de l’activité solaire ont favorablement influencé l’atmosphère de Vénus : l’apparition des raies de l’oxygène dans son spectre, la diminution de son éclat attribuable à la formation de nuages nous permettent d’affirmer qu’on y trouve de l’eau et par suite que la vie y est possible.

« Réfléchis un peu, Pat. N’est-il pas tout à fait remarquable que Vénus soit devenue habitable dans l’instant que la terre l’est de moins en moins ? L’adaptation des organismes vivants aux variations du milieu est certes un phénomène connu de toute antiquité. Mais l’adaptation d’un système planétaire aux variations énergétiques pour y maintenir toujours au moins une planète habitable, est un phénomène tout nouveau. On peut y voir une invite de la Nature, une façon qu’elle aurait de préparer le pas que nous allons franchir. Si la hardiesse de nos conceptions actuelles t’effraie encore, mon cher Pat, tu peux te rassurer en pensant que l’intelligence humaine, en accord avec l’évolution des choses, ne fait que suivre et exploiter la voie que la Nature aplanit devant elle. »

Et tout à fait en verve, l’œil bigle allumé, la lévite en bataille et déjà triomphant, le président continuait :

— Vénus nous attend. Et les premiers pas que nous faisons ainsi dans l’espace à l’intérieur du système solaire, comme des enfants qui se risquent à peine à abandonner la jupe de leur mère, seront le prélude aux voyages plus hardis de l’humanité future qui ira, lorsque le soleil sera mort, demander à d’autres étoiles la chaleur nécessaire…

Pat avait, par extraordinaire, écouté la réponse de son oncle. L’idée que la Nature aménageait intentionnellement Vénus pour recevoir l’humanité, lui donnait à songer, mais selon sa pente ordinaire :

— Peut-être, fit-il, peut-être… Mais alors, il se pourrait aussi qu’avant d’habiter la Terre, l’humanité, la vie se fussent trouvées sur des planètes plus lointaines, sur Jupiter, sur Uranus. Aux temps anté-historiques, l’humanité aurait alors fait dans l’espace un premier bond dont nous retrouverions le souvenir obscur dans les anciennes mythologies qui nous dépeignent les hommes comme des géants, des Dieux déchus tombés du ciel…

L’oncle souriait.

— Toujours ce regard tourné en arrière. Mon pauvre Pat, tu es de la famille des crabes, tu penses à reculons. Que nous importent les vieux grimoires et d’où nous venons ! l’avenir seul doit retenir notre pensée.

Pat estima inutile d’insister. Mais cette conversation lui redonna le goût de ses occupations anciennes. Désormais, dans le désir de vérifier ses propres hypothèses, il se consacra à l’étude des anciens mythes, aux archives de l’Institut d’Histoire où nul ne lui faisait concurrence. Il pensait que ce n’était pas en vain que les planètes portaient les noms des anciens Dieux. Épris de symbole, il lui arrivait aussi de rêver, du milieu des vieux livres, à ce destin qui voulait que l’humanité présente fût en marche vers Vénus… Mais Évy, invisible, ne quittait pas le ministère de la Propagande…

Plus heureux que Pat, Wassermann pouvait approcher Évy. Ses vieux services d’ami, plus que ses services de militant assez tiède, avaient été récompensés par le poste d’attaché au cabinet de la Propagande. À vrai dire, il était plus attaché à son ministre qu’à son cabinet, mais s’efforçait de ne pas le laisser voir. Sceptique quant au résultat de l’entreprise, il attendait sans désespérer le moment où Évy descendue des hauteurs de la puissance, se montrerait plus accessible. Mais il avait beau cacher son jeu, sa malice perçait dans la sombre joie qu’il apportait à annoncer les mauvaises nouvelles.

Tout était loin de se présenter sous le jour aussi favorable que le prétendait la propagande. Le pessimisme le plus complet régnait au Centre mondial d’Études biologiques où tous les condamnés à mort claquaient dès qu’on les soumettait à une vitesse de plus de neuf cents kilomètres à l’heure. À ce train, il faudrait sept ans pour atteindre Vénus, et l’accélération n’était pas suffisante pour s’arracher à l’attraction terrestre. Les conclusions du rapport du Centre d’Études furent décevantes au possible : « Aucun organisme ne peut résister aux vitesses nécessaires. Sous la forme humaine, il semble que la vie ne puisse s’évader du globe terrestre. Dans l’état actuel des expériences, la fusée ne pourrait emmener qu’un chargement de microbes. Pour préciser, le tréponème pâle paraît être le plus résistant. »

Tout l’effort astronautique aboutissant à envoyer un chargement de tréponèmes sur Vénus, ce semblait être une revanche sombrement humoristique de la Nature sur l’ingéniosité humaine ! Le haut personnel du Centre d’Études biologiques, suspect de tiédeur à l’égard des projets astronautiques, fut relevé de ses fonctions et déféré au Tribunal Révolutionnaire. Les expériences furent reprises sur de nouvelles bases. Le président Sandersen déclara que si nul ne voulait essayer le projectile, il y prendrait place lui-même. On lui représenta que le capitaine ne pouvait quitter le premier le navire en perdition. Mais pour couper court à la propagation de bruits pessimistes, il fallait désigner l’occupant de la fusée. Un mouvement d’opinion se prononça en faveur de l’apôtre qui avait prêché la croisade astronautique : Évy.

Elle accepta sans hésiter.

À la pensée qu’elle allait s’échapper sans recours, Wassermann n’y tenant plus se précipita chez elle. Il était en pleine fièvre.

— C’est un suicide, déclara-t-il tout de go. Si votre décision est irrévocable, laissez-moi partir avec vous.

— « Êtes-vous fou ? dit Évy en l’écrasant du regard. Partir avec vous, à la face du monde, à la face du ciel ! » Elle ricana, se leva pour dominer son attaché, et d’une voix officielle teintée d’une ironie légère, comme si elle répétait le discours qu’elle aurait à prononcer tôt ou tard : « Je partirai seule, pleine d’orgueil devant l’honneur que l’on me fait en me demandant de porter la première dans l’espace le message humain… Y a-t-il femme du passé dont la gloire ne sera pas éclipsée par la mienne ?… Mais ce qui surtout me tente, c’est l’immense curiosité d’être à la pointe de l’expérience humaine, d’être le diamant qui va percer l’éther. C’est pour moi, pour mon ascension triomphale que toute l’humanité présente et toute l’humanité passée auront donné leurs sueurs. Et l’avenir, c’est moi qui le verrai la première, l’avenir qui a toute ma foi, toute ma tête pensante…

— Ma tête et mon cœur n’ont pas à aller si loin, fit doucereusement Wassermann. Et vous, merveilleuse Excellence, n’avez-vous plus en vous rien qui rappelle la simple créature ?

— « De quel poids pèse l’amour, en regard de ce qui me sollicite ? » s’écria Évy en qui il devenait impossible de démêler l’ardeur vraie ou feinte. Mais, plus calme, elle reprit à mi-voix : « Tenez, hier soir, je suis montée en surface. Dans le ciel violet sur ma tête, les mondes brillaient en silence avec un incomparable éclat. Ils semblaient attendre. Et la pensée que c’était moi qu’ils attendaient, cette pensée déjà me soulevait vers eux. – Vénus, à l’horizon, luisait dans sa splendeur paisible. Que j’y parvienne vivante ou qu’elle reçoive mon cadavre, n’importe. Songez-y, être la première mortelle à sillonner les cieux, celle à qui peut échoir une planète en partage, être la vierge dont la cendre, pour la première fois, ne se mêlera pas aux cendres terrestres, avoir pour sépulture Vénus, ou devenir Mme Wassermann, mon pauvre ami, mon choix est fait…

— L’orgueil en vous a tué toute la femme, Évy…

— Que ce soit l’orgueil ou tout autre chose, il a bien fait. Adieu petit homme faible.

Wassermann dut sortir, le dépit et l’amertume au cœur. Dans l’ascenseur il s’écria avec rage : « Elle a une âme de parachutiste ! » Mais cela ne l’apaisa pas.

Quant à Pat, c’est alors qu’il dépouillait une vieille bibliographie des mythologies antiques qu’il apprit par le haut-parleur la nouvelle de la désignation d’Évy. Dans la vaste bibliothèque déserte, il demeura immobile, l’œil fixe comme celui des bustes alignés aux murs. Pour la première fois, il prit conscience qu’en cette nécropole de livres tout disait le froid de la tombe. Mort pour mort, mieux valait l’air glacé et le cadre de la nature mourante…

Repoussant ses notes, il se leva, gagna un ascenseur de surface et, chaussant ses skis, partit au hasard sur la neige durcie du désert.

Il fuyait comme un fou sur les pentes, souhaitant que le vent de la course emportât loin de lui tout souvenir, que tout s’efface, disparaisse… Mais le visage d’Évy le poursuivait toujours, mêlé à ses lectures récentes :

— Iphigénie ! Iphigénie ! s’écriait-il dans l’étendue blanche et vide. Éternel retour des situations et des choses ! Le vieux sacrifice cherchait à gagner les bonnes grâces des puissances obscures. De nos jours, les augures parlent au nom de la Science, mais le résultat est le même : on envoie à la mort une femme dans l’espoir d’un avenir meilleur. La même folie n’a cessé de régner sous divers visages, et le secret du monde n’en est pas moins impénétrable…

Le soir tombait. Au loin, sur la plaine gelée, se dressaient les volcans artificiels de la Tombouctou souterraine qui désormais ne crachaient plus vers le ciel les entrailles de la terre. Le froid, déjà très vif, s’accentuait rapidement. Un vent léger commençait à souffler, précurseur du sirocco glacé des nuits. Pat accéléra l’allure. Pour éviter une carcasse de tracteur abandonnée, il freina brusquement, un de ses skis cassa net. Aussitôt il mesura l’étendue du désastre. Seul dans le désert, à cette heure, c’était la mort. Le souvenir de M.-G. Pasteur abandonné sur la banquise se présenta à lui. À tout hasard, en clopinant, il prit le chemin du retour.

La nuit était presque venue et il se félicitait déjà de ne plus conserver l’espoir d’être sauvé, quand une caravane de traîneaux tirés par des chiens se silhouetta au sommet d’une colline. Il laissa passer le gros de la troupe sans mot dire. Mais quand un retardataire s’arrêta pour réparer une courroie d’attelage, il y vit un signe du destin et demanda à monter dans le traîneau.

La caravane, – des travailleurs aménageant les pistes du désert pour les convois d’aéroglisseurs, – regagnait Tombouctou. La pensée de Pat se reportait maintenant vers le temps de ses courses à Sainte-Hélène. Et soudain, ce fut un trait de lumière : le souvenir lui revenait de la boîte jamais ouverte qui contenait le testament de M.-G. Pasteur. Il tenait enfin ce que, depuis des jours et des jours, il avait vainement cherché : un prétexte pour aller se présenter à Évy. Il y fut dans l’heure suivante.

De l’autre côté du grand bureau, elle leva les yeux, ne marqua par aucun signe qu’elle ne le reconnaissait pas, mais, lui, comprit qu’elle l’avait entièrement oublié : il ne lui en voulut pas, et trouva même qu’il en était mieux ainsi.

— Tenez, dit-il sans la regarder et avec la sensation étrange d’entendre sa propre voix comme une voix étrangère, j’apporte ma contribution à votre œuvre. Mais ce n’est pas à cause de l’œuvre qui m’est indifférente, c’est à cause…

Il s’arrêta, trouvant impossible d’aller plus avant.

— À cause ? demanda Évy.

Et comme la surprise et la curiosité avaient fait son regard plus dur, Pat acheva :

— À cause de vous.

Elle parut étonnée. Pat, d’une voix rapide qu’il voulait faire indifférente, expliqua l’histoire du chien mort et ressuscité. « Alors, avant le départ, vous pourriez recevoir une injection du sérum de M.-G. Pasteur. On trouvera probablement là-dedans la manière de s’en servir, » ajouta Pat en jetant une liasse de papiers sur la table.

Maintenant, renversée dans son fauteuil, Évy tenait silencieusement les yeux fixés sur Pat. Elle dit assez froidement :

— À cause de moi ? Pourquoi vous intéressez-vous à moi ?

— Je trouve stupide la façon que vous avez choisie de vous tuer, déclara alors brusquement Pat. C’est un sacrifice, inutile à mon sens, et je réprouve tout ce que vous avez fait… Mais puisque vous continuez à lutter contre les choses, je vous fournis une arme que le hasard a mis entre mes mains. C’est tout…

Évy se leva, vint vers Pat, le considéra si attentivement qu’il pâlit un peu. Pour cacher son trouble, il se leva aussi et retrouva quelque assurance à la dépasser de la tête.

— Êtes-vous sûr que vous ne m’aimez pas ? demanda-t-elle brusquement.

Elle avait parlé si calmement, en dépit de la soudaineté de sa question, que Pat, gagné par son sang-froid, n’eut aucune peine à répondre :

— Parfaitement sûr.

Évy laissa s’épanouir son sourire.

— Alors vous êtes mon meilleur ami, Pat. Je vais transmettre votre cadeau au Centre d’Études, ajouta-t-elle avec une légère nuance d’ironie, et nous verrons les résultats…

Les résultats furent excellents. Successivement essayé sur une armée de cobayes portés au zéro absolu, sur des lapins, des autruches, sur un gorille, le dernier du jardin zoologique, qui fut soumis à des accélérations centrifuges considérables dans un tambour tournant à treize mille tours à la minute, le sérum de M.-G. Pasteur procurait aux organismes une résistance quasi miraculeuse. Dans l’état cataleptique qui suivait l’ingestion du sérum, la bête pouvait être soumise à toutes les variations de température et de pression, à toutes les irradiations, à tous les traumatismes sans que son intégrité physique fût atteinte.

— Nous tenons infailliblement le succès ! s’écria le président Sandersen quand il apprit ces résultats. Pat c’est à toi qui ne fus jamais bon à rien, que l’on devra de pouvoir habiter le projectile. Viens, que je t’embrasse.

Pat se laissa faire sans plaisir. L’odeur que dégageait la lévite de son vieil oncle rendait l’accolade peu réjouissante.

— Pourvu que je ne sois pas obligé de faire l’essai de la drogue, murmura-t-il, j’accepte d’un cœur léger le mérite de l’avoir apportée.

— Tu es trop modeste, fit l’oncle. L’instrument du hasard est aussi méritant que le chercheur conscient. Viens, suis-moi, je t’emmène visiter nos chantiers.

C’était une grande faveur que Pat ne pouvait refuser. Dans une ancienne cheminée d’évacuation de Tombouctou 3 s’enfonçait le canon astronautique dont la longueur atteignait un kilomètre. Une activité fiévreuse régnait à tous les étages. Le dernier tronçon de tube venait d’être mis en place. Les canalisations de graissage allaient suivre. On procédait aux essais du système d’équilibrage et d’orientation permettant de manœuvrer la lourde masse d’acier avec l’aisance d’un télescope.

— Faites vite, l’univers n’attend pas, recommandait le président Sandersen aux chefs de services assemblés. Il ne reste plus que cinq semaines avant le rendez-vous que nous donne Vénus. Voici l’instant critique dans l’histoire de l’humanité où la possibilité de salut dépend d’une seconde perdue ou gagnée. Nous n’avons que cette chance, ne la perdons pas.

— Nous n’avons que cette chance ? fit Wassermann qui, en qualité de délégué à la Propagande, s’était mêlé à la suite présidentielle. Qu’est-ce à dire ? Qu’adviendra-t-il de nous après le départ du projectile ?

— Messieurs, je vous dois la vérité, fit alors gravement le président Sandersen. Permettez au vieux physicien que je suis une comparaison. Certains seuils de potentiel interdisent le passage des électrons, car ceux-ci ne possèdent pas l’énergie suffisante pour les franchir. Si l’on fait l’expérience, on constate cependant qu’un électron sur quelques centaines de millions parvient à passer. Messieurs, notre situation présente est tout à fait analogue. Les conditions actuelles du monde semblent opposer un obstacle infranchissable à la vie. Sur les centaines de millions d’entre nous, un seul pourra peut-être passer : l’occupant de la fusée. De nous autres, il adviendra ce qu’il pourra, mais nous aurons fait notre devoir, nous aurons obéi consciemment à la loi de la Nature qui sacrifie le grand nombre, comme vous avez pu voir devant les milliards de germes qui meurent pour qu’un seul puisse vivre.

— Si un seul d’entre nous doit passer, reprit Wassermann imperturbable, pourquoi choisir une femme ? Pour que la vie se poursuive ailleurs, la plus élémentaire logique impose d’envoyer un couple au delà du seuil infranchissable, à tout le moins une femme préalablement fécondée.

Soit que cette intervention fût trop précise, soit que, par un impardonnable oubli, la question ne se fût jamais présentée à son esprit d’homme de science, le président Sandersen rougit jusqu’aux oreilles.

— Mais, balbutia-t-il, il va de soi que c’est un couple humain qui embarquera.

— Celle qui a été désignée ne semble pas l’entendre ainsi, observa alors ironiquement Wassermann satisfait d’avoir réussi sa manœuvre.

— La question sera posée au prochain Conseil, déclara alors le président Sandersen.

Elle le fut. Aux premiers mots, Évy se leva très pâle ; la voix, pour la première fois, lui manqua devant l’auditoire attentif.

— Bien entendu, fit le président Sandersen avec bonhomie, nous vous laissons entièrement libre de choisir…

— Je ferai connaître ma réponse demain, fit sèchement Évy en se levant. Elle sortit au milieu de l’étonnement général. Chacun croyait la question réglée depuis longtemps.

Quand derrière le pupitre soutenant la vieille Bible in-folio où il était plongé, Pat vit apparaître le visage d’Évy, il crut à une vision. La ministresse de la Propagande astronautique dans la bibliothèque des incunables ! le monde devait aller de plus en plus mal.

— Pat, vous êtes mon ami, n’est-ce pas ?

— Nous nous sommes déjà dit quelque chose dans ce sens, fit Pat qui se remettait lentement de sa surprise.

— Eh bien, vous allez m’aider à prendre une décision difficile.

Elle passa de l’autre côté du pupitre, s’assit sans façon sur la table, et commença en cherchant ses mots :

— Je pars dans un mois, Pat, et quand je dis partir, il faut donner à ce mot un sens qu’il n’a guère eu jusqu’à ce jour…

Dans le silence qui suivit, Pat gêné lui-même de la voir privée de son aisance habituelle dit au hasard :

— J’ai été heureux d’apprendre que les essais du sérum avaient donné satisfaction.

— C’est à vous que je devrai cette chance supplémentaire, reprit Évy. Puis, brusquement, elle recouvra son assurance :

— Pat, je pourrais ruser avec vous, vous dire que j’ai décidé de ne pas partir seule. Mais on m’impose de choisir un partenaire d’équipée… J’ai l’orgueil de moi-même au point que je préférerais ne pas partir plutôt que de me partager. Mon goût de l’avenir, dont je n’ai jamais fait mystère, n’est pas celui de la femme ordinaire : le simple désir d’une progéniture. Fille de ce temps, je n’aspire qu’à plus de connaissance, plus de pouvoir sur les choses. Et voilà que par une amère dérision la situation me rappelle à mon rôle de femme. Cela, je ne puis l’admettre. Je ne peux pas consentir à ce qu’il soit fait appel à ma chair… Pat, partiriez-vous avec moi ?

— Avec vous ! fit Pat en sursautant.

— Entendez-moi, c’est à l’ami que je parle, à l’ami que je demande ce, comment dirai-je ? service, dans l’espoir que son amitié me dispensera des exigences que formuleraient… les autres.

— Pourquoi moi ? demanda Pat en rougissant.

— Les autres, fit Évy avec un sourire, n’ont cherché à me suivre que dans un but trop visible. Vous, vous ne m’avez rien demandé, et quand mes intentions furent connues, vous n’avez songé qu’à me fournir le moyen d’avoir la vie sauve. Moi qui ne puis aimer, je reste assez lucide pour incliner vers celui qui fait preuve de la plus grande délicatesse. Je n’ai pas d’ami dont l’amitié soit plus délicate que la vôtre, Pat…

— Croyez-vous, balbutia Pat, que l’amitié soit suffisante pour suivre l’amie jusque dans la… mort ?

— C’est à vous que je pose la question, fit Évy.

Pat prit un temps. Il enveloppa Évy du regard. Dans la vaste bibliothèque souterraine, ils étaient seuls, cernés par les rayons de livres et l’amas infini des connaissances mortes. Dans ce cadre de poussière et de néant, le visage d’Évy était la seule chose vivante, la seule lueur d’espérance. Et cette lueur, c’était vers la mort pourtant qu’elle voulait l’entraîner. Le visage d’Évy… Au cours de la lutte contre les hommes, un masque volontaire, glaçant le regard, renforçant les mâchoires, s’était posé sur ce visage accentuant jusqu’à la dureté la régularité merveilleuse des traits. Telle, elle restait pourtant celle qu’il avait aimée dès la première rencontre, celle dont l’image passant à travers ses songes l’avait encouragé à vivre, à poursuivre…, mais elle était aussi celle qui, hors de lui, sans lui, avait suivi un chemin qui ne rencontrait maintenant le sien que par hasard…

Pat songeait. En elle, une sorte de cuirasse invisible semblait avoir emprisonné et atrophié son cœur. Entre elle et son propre cœur, il y avait son goût de connaître, de savoir, et cet orgueil pour tout ce que les hommes avaient fait, voulaient faire, allaient faire. À l’extrême d’un effort affirmant l’emprise de la volonté humaine sur le monde, elle était moins une femme que le produit assez monstrueux d’une confiance sans réserve placée dans l’avenir et les pouvoirs de l’intelligence. C’était pour elle, entraînés par elle, que tous s’étaient précipités dans cette aventure insensée. Elle leur avait insufflé sa foi, et donné l’orgueil de leur propre puissance. Elle avait cru à son œuvre, à leur œuvre, jusqu’à accepter maintenant d’en mourir. Et lui, le dernier rebelle, c’est dans ce néant qu’elle voulait l’entraîner avec elle.

Il pensa qu’elle était coupable. Coupable d’une erreur, qui sans doute n’était pas uniquement la sienne, mais qu’elle avait fait naître, acceptée avec joie et travaillé de toutes ses forces à accentuer. Mais parce qu’il la trouvait coupable, – et envers qui ? il ne savait, – parce qu’il la trouvait coupable, et comme atteinte d’une faille secrète dans la qualité de son âme, il se prit à l’en aimer davantage. Maintenant qu’elle allait en mourir, il pensa qu’il la rachèterait peut-être, – mais de quoi ? vis-à-vis de qui ? – par son propre sacrifice. Si lui, qui voyait l’erreur, ne l’avait pas jugée condamnable, qui donc pourrait la condamner ? Il soupira :

— Tout pourrait être si simple.

— Que voulez-vous dire ? demanda-t-elle.

Sans répondre, Pat dit : « Vous savez bien que j’ai déjà dit oui. »

Elle mit les mains sur ses épaules et le regardant dans les yeux :

— Jurez-moi que vous ne m’aimez pas.

Avec une aisance et une sincérité qui le surprirent lui-même, il répondit :

— On ne peut pas vous aimer.

Évy l’embrassa sur les deux joues, et retrouvant une voix d’enfant : « Venez voir les plans de la cabine de notre fusée, » dit-elle en l’entraînant.

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