VII LES RAYONS COSMIQUES

Dans l’immense chantier qu’était encore une bonne partie de Tombouctou 3, les bétonnières tournaient sans cesse, les voûtes s’ajoutaient aux voûtes. Bennes, godets, tapis roulants, élévateurs ne cessaient de charrier les débris du sous-sol, expulsés en dernier lieu par la plus expéditive des méthodes balistiques. D’immenses cheminées verticales, équipées en tubes de canon, descendaient de la surface à mille mètres de fond. Les débris étaient accumulés dans le fond de ces tubes et, périodiquement, une charge de poudre projetait à l’extérieur ce projectile d’un nouveau genre. Jour et nuit, dans un sourd grondement, les entrailles du sol se trouvaient ainsi crachées au ciel, et le son de cette artillerie de l’an 4000 qui se répercutait longuement dans les profondeurs ne disait plus comme jadis la lutte de l’homme contre l’homme, mais celle de l’homme contre la nature hostile. Chaque coup lancé vers la voûte céleste, silencieuse et glacée, signifiait quelques centaines de mètres gagnées vers les profondeurs.

Pour toucher sa ration de comprimés radioactifs, Évy s’était engagée sous un faux nom dans une brigade de travailleurs. La fille du président des États-Unis du Monde dirigeait le service de pointage aux usines 107 affectées à la fabrication du matériel scientifique d’observation. Chaque matin, pour rejoindre son poste dans le quartier sud-est de Tombouctou 3, elle s’éveillait dans une petite chambre louée à la semaine, quelque part dans le vieux Tombouctou 2 où régnait encore une température de 8°. Là, les logements étaient moins chers, mais la température n’était pas garantie. D’un jour à l’autre, Évy s’attendait à être obligée de casser la glace pour se laver. Triste état des choses en l’an 4001 ! Mais aucun de ces détails matériels ne lui importait beaucoup. Elle se donnait tout entière à la tâche clandestine qui doublait son travail officiel : la propagande anti-troglodyte.

Au bureau de pointage, elle se trouvait bien placée pour attiser les mécontentements, mais l’apathie des travailleurs du sous-sol était bien dure à secouer. Il avait fallu organiser la propagande. D’anciens affiliés du Club pour l’Expansion intégrale avaient renoué et s’étaient constitués en comité d’action. Des réunions secrètes avaient lieu périodiquement, vers quatre heures du matin, dans un square excentrique de Tombouctou 2, au fond d’un aquarium désaffecté. Évy s’y dépensait.

— La politique actuelle du Grand Conseil, disait-elle aux auditeurs plus ou moins réveillés mais dont la chevelure hirsute faisait assez révolutionnaire, est une trahison de l’effort humain, une déviation des destinées de l’intelligence. Se terrer comme l’autruche devant le danger n’est pas une attitude digne d’une tête pensante. Si nos lointains ancêtres n’avaient quitté la caverne primitive, s’ils n’étaient partis à l’aventure au devant des monstres de la préhistoire, serions-nous encore là ? Ce monde est maintenant une planche pourrie qui crève de toute part, et tôt ou tard refusera de nous porter. Des solutions d’audace doivent être adoptées. Il faut changer de monde. Mais pour cela, formons d’abord un parti fort, groupant le plus grand nombre possible d’adhérents. Intensifions la propagande…

Wassermann assistait à ces réunions, sans grande conviction, mais ce lui était une occasion de revoir Évy. Depuis le jour où elle était venue lui demander un abri provisoire, il s’était figuré, dans sa naïveté de mâle, qu’il avait acquis une option sur sa personne. Évy se chargeait de le détromper. Mais il insistait, il l’attendait à la sortie des séances et l’accompagnait jusqu’aux usines où elle allait prendre son travail.

— Ne me regardez pas avec ces yeux de chouette, lui dit encore ce matin-là Évy. On ne joue pas du clavecin au milieu d’un tremblement de terre. Le temps passe et nous presse. Nous ne devons songer qu’à une chose : vaincre. Et puisque vous avez le cœur si bouillant, allez donc porter la bonne parole à l’Institut du Sérum, il y a là-bas un foyer de mécontents à entretenir.

— Ah ! votre cœur à vous est plus glacé que la terre, soupira Wassermann. Vous êtes bien la fille de votre père.

— C’est le gage de notre victoire, déclara-t-elle orgueilleusement. Et lui, je le vaincrai.

Comme elle prenait sa place devant les grandes roues de pointage et les cercles de contrôle des déplacements humains, elle apprit qu’un incident curieux venait de se produire pendant le troisième quart. Le bureau d’études avait décidé la fabrication d’un nouveau compteur de positrons. Les ordres donnés, on n’avait vu arriver au bout de la chaîne de montage que le modèle ancien. De nouvelles instructions n’avaient abouti qu’à créer une confusion générale. La direction avait cru à une tentative séditieuse, mais l’enquête avait prouvé qu’il fallait seulement incriminer l’extraordinaire lenteur de compréhension des ouvriers, et une difficulté presque insurmontable à modifier les habitudes prises au long du tapis roulant.

L’incident devait être d’importance car, dans la matinée, le docteur Mattéo, directeur de l’Hygiène mondiale, vint en personne, à la tête d’une commission inter-ministérielle, examiner les faits. On apprit que l’événement n’était pas particulier aux usines 107. Un peu partout des symptômes d’hébétude graduelle avaient été décelés chez tous les sujets habitant de façon constante Tombouctou 3. Ils semblaient n’être plus capables que d’une seule série de gestes. Les membres de la commission parlaient de diminution des facultés d’adaptation du cerveau humain, et même de dégénérescence de l’intelligence. La population de Tombouctou 3 semblait retourner lentement à l’état animal.

Le péril était grave. Il fut évoqué lors de la séance mensuelle du Grand Conseil exécutif.

Dans la grande salle de délibération du Palais gouvernemental, toutes portes closes, les quarante membres du Grand Conseil écoutaient la lecture du compte-rendu de l’activité déployée pendant le mois. La Condamine présidait avec indifférence cette séance tenue pour la forme. De ses ongles, il frappait distraitement la longue table d’onyx.

— « C’est sans contredit en Afrique que nous avons trouvé la meilleure qualité de sous-sol pour l’exécution de nos travaux, concluait le rapporteur. L’évacuation se fait chaque jour à une cadence plus rapide. Les infiltrations sont colmatées sans peine à l’aide de poudre coagulante BC. 22. Les mines de vitamines fossiles récemment découvertes mettent à notre portée les réserves nécessaires pour l’alimentation du continent pendant plusieurs siècles. L’addition de vaccins en brouillard à l’air conditionné a réduit de 75 % les infections microbiennes. Partout, dans tous les ordres d’activité, des solutions heureuses ont été trouvées pour tous les problèmes posés.

« D’ores et déjà, sous la terre d’Afrique qui semble être le continent élu pour l’époque troglodyte, les travaux exécutés permettraient d’abriter la totalité de la population. Bientôt la surface du sol ne sera plus utilisée que pour rejeter les déjections de la vie. L’ancien monde ne sera plus qu’un dépotoir, et la vie à l’air libre un souvenir ancestral. L’homme semblera avoir été créé de tout temps pour habiter l’intérieur de la terre. »

Un murmure d’approbation suivait ces conclusions flatteuses pour la politique du maître, quand une voix s’éleva :

— Je demande la parole.

Cette intervention inattendue réveilla quelque peu l’attention générale, et les regards se portèrent sur le docteur Mattéo qui venait de se lever au bout de la table.

— « J’ai peur que les réussites du passé et du présent ne soient point forcément un gage de victoire pour l’avenir, commença-t-il. Le Conseil doit être mis au courant des troubles de l’activité intellectuelle dans les milices du travail social.

« La cause des déficiences d’adaptation récemment constatées vient d’être découverte : elle tient à la disparition des rayons hypercosmiques dès qu’on dépasse mille mètres de fond. Des rayons cosmiques venus des profondeurs du ciel et qui tombent constamment sur la terre en pénétrant plus ou moins profondément dans le sol, aucun, même les plus durs, les rayons hypercosmiques, ne dépasse mille mètres. Tombouctou 3 est par suite entièrement privée de ces rayons, et c’est à cette privation que nous devons attribuer la diminution des facultés intellectuelles des travailleurs du sol.

« Les travailleurs intellectuels de jadis, qui avaient déjà remarqué que la vie en surface était plus favorable à leurs études, l’attribuaient à l’influence des rayons solaires. À la vérité, ce sont les chocs périodiques des rayons cosmiques qui, ébranlant les électrons du cerveau, permettent à l’imagination et à l’intelligence de se faire jour. Sans ces bombardements infra-atomiques, les cellules nerveuses sont incapables de produire d’autres fonctions que celles dont elles ont pris l’habitude. Aucune nouveauté, aucun effort créateur de l’esprit n’est plus possible au-dessous de mille mètres. Passée cette limite, nous entrons dans le domaine monotone de l’instinct, nous abandonnons l’intelligence. Or c’est l’intelligence qui jusqu’ici nous a sauvés, alors que la plupart des espèces animales ont peu à peu disparu, trop lentes qu’elles étaient à s’adapter biologiquement aux brusques perturbations cosmiques. Si l’on persiste à vouloir s’enfoncer dans le sol, l’humanité restera figée au stade actuel de son développement, et se trouvera, comme naguère l’animal, à la merci du premier changement rapide dans les conditions du milieu. Il appartient au Grand Conseil exécutif de tirer les conséquences politiques de ce nouvel état de choses. »

Les membres du Conseil s’entreregardèrent en silence. Le président la Condamine avait froncé les sourcils. Il déclara de sa voix coupante :

— Nous discuterons sans tarder de la situation. Que la météorologie nous rappelle la température moyenne du sous-sol africain entre cinq cents et mille mètres.

— Huit degrés, monsieur le président.

— Quelle chute escomptez-vous ?

— Une chute de 10° au cours des deux prochaines années.

— Dans quelle proportion les moyens de chauffage artificiel : houille, pétrole, électricité, etc., permettraient-ils de maintenir la température actuelle ?

Le sous-secrétaire d’état à l’Énergie mondiale répondit :

— Nous disposons annuellement pour tout le globe d’une énergie équivalente à 1024 myria-calories si nous la transformions tout entière en chaleur. Les besoins industriels en absorbent les trois quarts. Restent 106 myria-calories disponibles pour le chauffage, qui permettraient d’entretenir une température de 8° dans un volume d’air conditionné de 1014 mètres cubes, soit d’assurer des conditions de vie possible pour trois cent mille hommes.

— Par conséquent, reprit la Condamine, trois cent mille hommes pourront vivre normalement à moins de mille mètres de fond, quand sera passé le délai de deux ans. Examinons, messieurs, les diverses solutions du problème.

Nous cessons le travail au-dessous de mille mètres pour échapper à l’abêtissement de l’espèce prévu par le docteur Mattéo. Dans deux ans, trois cent mille hommes seulement pourront vivre. L’intelligence est sauve, mais l’espèce est sacrifiée. De plus d’un milliard d’hommes, il n’en subsiste que 0,3 pour mille. La proportion est trop faible pour que la civilisation puisse se maintenir. Les survivants retourneront à l’état naturel, et l’état naturel dans les circonstances présentes, c’est la mort.

Au contraire, si nous poursuivons le travail souterrain, la majeure partie de l’espèce passe à l’état de brutes, mais les trois cent mille élus permettent le recrutement des chefs et la direction des opérations. La civilisation et la vie de l’espèce peuvent se poursuivre.

Ma décision est prise, messieurs. Plutôt que de voir disparaître l’espèce, je préfère la mettre en état de léthargie intellectuelle. Au reste, elle n’en travaillera que mieux et sans récrimination. Avant nous, les colonies d’insectes du sous-sol ont connu, pour la même raison peut-être, la nécessité d’avoir des légions ouvrières. En définitive, je maintiens les ordres pour que les travaux du sous-sol soient poursuivis comme par le passé. Quelqu’un a-t-il une objection à présenter ?

Un lourd silence plana sur l’assemblée.

— Moi, dit enfin le docteur Mattéo. En qualité de directeur de l’Hygiène mondiale, je ne peux accepter une pareille décision pour les travailleurs du sous-sol. J’aime mieux les voir morts que tondus.

La protestation fit courir un frisson dans l’assistance.

— Docteur Mattéo… commença la Condamine.

— Inutile, fit l’autre en se levant avec impertinence. J’ai compris, je vais faire ma valise pour Sainte-Hélène.

— Les services du secrétariat particulier, continua la Condamine sans paraître remarquer la sortie du docteur, nous soumettront, lors de la prochaine séance, les plans pour l’établissement d’une liste des trois cent mille têtes qui seront autorisées à résider au-dessus de mille mètres. Messieurs, la séance est levée.

En dépit des précautions prises, la nouvelle dont le Grand Conseil venait d’avoir la primeur, fut bientôt connue de tous. Les premiers à l’exploiter furent les membres des comités de propagande anti-troglodyte. Ceux des intellectuels qui n’avaient aucune chance de figurer sur la liste des trois cent mille, s’émurent. Le mot d’ordre du docteur Mattéo circulait parmi eux : « Plutôt morts que tondus. » Mais, en attendant un plan d’action collective, chacun préférait la tonte à la mort, car toute tentative de rébellion, tout refus de descendre à Tombouctou 3, était sévèrement châtié. La peine de mort venait en effet d’être rétablie. Le condamné passait comme cobaye humain dans les laboratoires d’expériences biologiques. Au sort qui l’attendait, mieux valait ne pas penser.

Évy, qui venait de se nommer déléguée n° 1 à la propagande, redoublait d’activité dans les clubs clandestins :

— Entre le sort de l’espèce et le sort de l’intelligence, notre choix est fait : c’est l’intelligence qu’il faut sauver. Il nous faut exalter chez l’homme l’orgueil d’être pensant, et l’encourager à refuser la lâche abdication de son intelligence qu’on veut exiger de lui. L’adhésion des masses à notre cause est certaine car c’est celle de l’idéal le plus élevé.

Un contradicteur se leva :

— La déléguée n° 1 semble faire à l’espèce humaine un crédit exagéré. Le danger de devenir idiots n’est pas de nature à effrayer les hommes, car, à tout prendre, ça ne les changera pas beaucoup.

Un tollé général suivit.

— L’heure n’est pas aux plaisanteries, déclara Évy. Celui qui pense ainsi, n’a pas sa place parmi nous.

Un ordre du jour impérieux clôtura la séance : « Les comités de vigilance et de propagande redoubleront d’efforts pour obtenir par tous les moyens, au besoin par la violence, une modification des directives données à l’activité humaine par le Grand Conseil exécutif. »

Prêchant d’exemple, Évy déserta son poste de travail social et se consacra entièrement à organiser la résistance. Évitant les ascenseurs surveillés par la police d’État pour prendre les échelles de fer des cheminées d’aération sur lesquelles elle meurtrissait ses belles mains, elle rejoignait les groupes du sous-sol aux heures de changement d’équipes.

Les visages pâlis des travailleurs, déjà marqués par la stupidité des profondeurs, se tournaient vers cette jeune fille qui les haranguait : « Camarades, on vous trompe… » Ils ne semblaient guère écouter ni comprendre, mais ils voyaient qu’Évy était belle fille, et, chez eux, les manifestations du désir n’étaient déjà plus guère bridées par la dignité consciente. La déléguée, si elle ne parvenait pas à convaincre, faisait bizarrement rêver. Elle devint célèbre, mais point à la façon qu’elle souhaitait : c’était la belle môme qui ne pensait qu’à jaspiner.

Le contraste entre les deux sous-sols de la capitale ne tarda pas à être saisissant. Alors que Tombouctou 2 se montrait indocile et grondante, Tombouctou 3, à la fois active et morne, fonctionnait comme une mécanique bien réglée où chaque organe exécutait scrupuleusement sa fonction. Les deux millions d’êtres qui vivaient dans les grandes profondeurs acceptaient en fait sans récriminer leur sort. Ils avaient chaud, étaient nourris, avaient du travail. De jour en jour, il devint plus difficile d’espérer pouvoir les arracher à leur destinée de termites. L’espace, le ciel, la liberté, la pensée étaient pour eux des mots vides de sens. Quand Évy parlait d’abandonner la terre, ils ne comprenaient pas et regardaient, hébétés, cette grande fille qui employait des mots si bizarres, alors que les femmes, d’habitude, doivent servir à autre chose.

Sauver l’intelligence, était un mot d’ordre qui n’éveillait plus d’écho dans Tombouctou 3. Le deuxième congrès clandestin pour la propagande révolutionnaire dut le reconnaître : « Dans l’état actuel du monde, la perspective de retourner à l’animalité ne fait horreur qu’à une minorité infime. Si l’on veut agir, il faut exploiter des motifs de mécontentement plus précis et plus immédiats. »

Il arriva précisément qu’un décret du Grand Conseil proclama la nécessité d’une stricte économie de l’énergie. En vertu de quoi, les concerts par T.S.F. furent supprimés. La production cinématographique mondiale fut réduite de 75 % et une carte de cinéma fut instituée, n’accordant à chaque travailleur que deux séances par mois.

Ce fut l’origine des premiers troubles. Les mesures portaient atteinte aux habitudes acquises, et l’animal humain se mit à renâcler. Un front de protestation groupant tous les mécontents se constitua presque au grand jour. À l’occasion de la fête anniversaire de la fondation des États-Unis du Monde, la foule de Tombouctou 2 manifesta bruyamment sur le boulevard Lyautey où défilaient les escouades perforatrices nouvellement créées. Des plaintes se firent aussi entendre quant à la qualité de l’air fourni pendant la cérémonie, et qui sentait mauvais. L’enquête révéla qu’un des siphons d’évacuation pour les vidanges du district avait été saboté. Par ailleurs, le refroidissement dans Tombouctou 2 devenant sensible, les micro-organismes engendrant la lumière froide se reproduisaient avec difficulté, et l’éclairage du sous-sol baissa d’une dizaine de bougies, ce dont le commerce ressentit aussitôt le contre-coup, amenant ainsi un lot important de recrues aux protestataires.

La corporation des boys d’ascenseurs avait de tout temps fait preuve d’indiscipline. En l’occurrence, son esprit frondeur se manifesta de façon curieuse. Quand le chargement de la cabine comptait un fonctionnaire des organisations gouvernementales, reconnaissable à son étoile rouge (un des futurs 300.000 élus qui auraient droit à l’intelligence), le boy doublait brusquement la vitesse de chute : habitué à la vie sédentaire, le fonctionnaire tombait roide, le cœur arrêté.

Dénoncée par les appareils vérificateurs du poste central et par l’augmentation de la mortalité cardiaque chez les ronds de cuir, la corporation des conducteurs d’ascenseurs fut vigoureusement décimée : cinq cents boys passèrent de leur cage d’ascenseur à la cage des cobayes de l’Institut de biologie. Les rescapés déclenchèrent une grève de protestation. Tombouctou 3 fut bloquée pendant quarante-huit heures. C’est alors que se produisit l’attentat criminel du puits d’évacuation 46 : la charge au lieu de souffler les déblais vers la surface du sol les envoya suivant l’horizontale prenant d’enfilade l’avenue des Quatorze-Points et créant en plein Tombouctou 3 une gigantesque poche herniaire où disparurent cinq mille hommes termites.

— La conscience humaine se réveille ! clamèrent les anti-troglodytes.

Mais des arrestations en masse suivirent, avec déportation au fond de Tombouctou et mise au régime spécial assurant la transformation rapide de l’intelligence en instinct. La Société protectrice des humains voulut intervenir. Son président et tous les membres fondateurs furent envoyés dans les cellules du régime spécial. L’état d’alerte fut à nouveau proclamé, mais cette fois l’Afrique ne se laissa pas faire.

Lors de la désaffectation du quadrilatère central de Tombouctou 2 et du passage de sa population dans Tombouctou 3, conformément au plan d’achèvement des travaux troglodytes, les habitants du quadrilatère refusèrent de se laisser évacuer. Les commerçants s’armèrent, les ouvriers fortifièrent les usines, les filles firent la grève sur le tas et des barricades furent élevées. Un syndicat de protestataires se mit ouvertement à la tête du mouvement. Le Grand Conseil exécutif donna vingt-quatre heures aux mutins pour faire leur soumission, faute de quoi l’air leur serait coupé. Ils répondirent en prenant de force les centrales de ventilation du quartier, et le syndicat de protestataires fut érigé en gouvernement provisoire de Tombouctou 2. Les deux sous-sols se dressaient l’un contre l’autre. C’est le moment que choisirent les associations anti-troglodytes pour jeter le masque et passer à l’action.

Les communications furent coupées entre la ville n° 2 et la ville n° 3. Dans la lutte, Tombouctou 2 avait l’avantage d’être au-dessus de son adversaire, mais Tombouctou 3 avait pour elle les leviers de commande et la docilité de ses masses abêties. Pour prendre Tombouctou 2 à revers par la surface, la Condamine fit appel à la milice fédérale répartie sur le continent africain. Mais la surface était de moins en moins praticable, et les escadres d’avions venaient d’être fortement réduites. Les troupes gouvernementales, à peine arrivées dans les superstructures de Tombouctou 2, passèrent avec ensemble aux insurgés, selon la règle millénaire. C’est alors qu’on entendit pour la première fois ce curieux cri de ralliement : « À Sainte-Hélène ! »

Sainte-Hélène avait pesé comme une menace sur toute l’activité intellectuelle libre de l’époque. Ouvrir les portes de Sainte-Hélène, c’était permettre à l’intelligence de reprendre son essor et porter un coup décisif à l’autorité gouvernementale.

Cependant, le Grand Conseil exécutif multipliait les communiqués flétrissant la guerre civile, la lutte fratricide en présence du péril extérieur. Il qualifiait les mœurs des rebelles de mœurs d’un autre âge, et annonçait qu’il materait sans faiblesse la révolte des superstructures. Rien n’y faisait, – car rien ne fait à rien, – et l’insurrection s’étendait de jour en jour.

Toutes narines au vent, la voix aguerrie par l’usage des harangues, émergeant de toute la beauté de son visage et de toute son ardeur combative au-dessus des dirigeants du mouvement, Évy multipliait ses efforts. Un coup de main des siphoniers-soudeurs de Tombouctou 2 dans une région peu défendue du sous-sol gouvernemental ramena quelques travailleurs des profondeurs qui furent présentés en grande pompe aux insurgés. Hagards, ne comprenant rien à rien, ces malheureux arrachés à la quiétude dont ils jouissaient dans les entrailles du sol, considéraient stupidement la foule hurlante autour d’eux. Le spectacle de ces ilotes excitait la passion révolutionnaire. Évy, dont la pureté de langage souffrait un peu des nécessités de l’action, hurlait à la foule :

— Regardez ces pauvres crétins, voilà ce qu’on veut faire de nous !

— À Sainte-Hélène ! répondait la clameur populaire.

— Tenez bon, continuait Évy. Le Grand Conseil est allé se réfugier dans le sous-sol avec ses esclaves. Il y sera victime de sa politique. Les cervelles gouvernementales ne tarderont pas à se ramollir. Il suffit de les maintenir assez longtemps la tête sous l’eau, je veux dire au-dessous des rayons cosmiques. Aussi vrai que l’intelligence l’a toujours et partout emporté, nous devons être vainqueurs !

En attendant, le gouvernement avait arrêté les machines thermiques et on gelait à Tombouctou 2. L’intelligence devait attendre dans un corps glacé la victoire promise. Qui tiendrait plus longtemps du corps privé de chaleur ou de l’intelligence privée de radiations ?… Il y eut des heures incertaines où la victoire oscilla. Mais un flottement se manifesta dans les décisions du Grand Conseil exécutif qui se trouvait assez désarmé. L’industrie des engins de mort était restée ridiculement en enfance : le gouvernement n’avait à sa disposition que des moyens aussi désuets que les mitrailleuses et les gaz asphyxiants. Des champs magnétiques habilement placés suffisaient à faire dévier les rafales de balles. Quant aux gaz asphyxiants, la ventilation avait fait de tels progrès qu’ils étaient emportés comme fétus. Pour dompter la révolte, on essaya d’autres moyens. Après la chaleur, le gouvernement coupa la lumière : les rebelles firent des torches. Le réapprovisionnement en matières synthétiques fut suspendu : les rebelles firent main basse sur les réserves de farine stockées dans les frigidaires de la surface et mangèrent du pain blanc au lieu d’avaler des pilules. Le gouvernement détourna dans les tunnels et avenues de Tombouctou 2 le blizzard glacé qui soufflait sur la banquise : les révoltés organisèrent des séances de culture physique avec chants révolutionnaires pour se réchauffer.

Tombouctou 2, revigorée par ces vieilles mesures salutaires d’hygiène, put passer à l’offensive. L’assaut du palais gouvernemental dans Tombouctou 3 fut donné le 14 juillet 4002. Quand les insurgés entrèrent au sept cent vingt et unième étage du palais, les salles du Conseil étaient vides. La Condamine avait disparu pour toujours. La révolte s’assit triomphante dans le fauteuil dictatorial, en la personne d’Évy. Elle dit simplement :

— Le troglodysme a vécu.

Une colonne révolutionnaire s’était emparée entre temps de la tête du tunnel aérodynamique pour Sainte-Hélène. Un avion de grand raid revint trois heures plus tard avec un premier chargement de détenus libérés. Les anti-troglodytes accueillirent avec des ovations sans fin le professeur Sandersen qui débarqua le premier, prêt à recueillir le fruit de ses veilles et de ses correspondances clandestines sur papier pelure. Par acclamations, il fut élu séance tenante président des États-Unis du Monde rénové, et comme on lui présentait le micro pour qu’il fît une déclaration à l’humanité, il dit :

— Nous n’avons pas une seconde à perdre. Le prochain passage de Vénus entre le soleil et la terre a lieu dans quinze mois.

Personne dans la foule n’y comprit un mot, mais les acclamations enthousiastes redoublèrent avec confiance. Une révolution triomphante ne s’embarrasse pas de comprendre.

Pat, qui avait suivi le sort de son oncle, assistait de loin à la scène. Lui non plus ne comprenait pas encore clairement à quel contre-coup il devait d’avoir été arraché brusquement à la léthargie polaire pour se trouver replongé dans la vie et le tumulte. Perdu dans les rangs des anonymes, il aperçut Évy parmi les membres du nouveau gouvernement. Trop ému pour se faire reconnaître, il ne la quittait pourtant pas du regard. Elle était belle toujours, mais différente. Pat confrontait l’image vivante de ce visage avec le souvenir d’elle que, durant de longs mois d’exil, il avait entretenu de ses songes. Était-ce encore la femme qu’il avait aimée ? L’Évy secrète semblait effacée par l’Évy resplendissante au soir de la victoire. L’assurance donnait à ses traits un air officiel de médaille, mais quand elle eut, pour ramener une mèche de sa chevelure dorée derrière son oreille découverte, ce même mouvement de main qu’elle avait eu toujours, Pat sentit fondre son cœur : il comprit qu’il n’avait cessé de l’aimer comme au premier jour, et que pour son malheur il l’aimerait jusqu’à la mort.

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