VI SAINTE-HÉLÈNE, PETITE ÎLE

La banquise entourait de toute part Sainte-Hélène. Mais ce n’était pas en vain que l’île avait jadis appartenu à l’Angleterre : elle recelait dans ses flancs une mine inépuisable de charbon. Consommé sur place, ce combustible d’un autre âge permettait d’entretenir dans l’île, en dépit des rigueurs de la température, une petite colonie humaine : d’une part les savants de l’observatoire établi en ce poste avancé, d’autre part les détenus politiques.

L’habitude était de dire : détenus politiques, mais à une époque où toute politique se ramenait à des vues scientifiques, les délits politiques ne pouvaient être que des erreurs scientifiques. Le danger qu’une fausse hypothèse pouvait faire courir à l’humanité était aussi grand que, jadis, celui des partis factieux dressés contre l’organisation sociale. Aussi, tous les prisonniers d’état se recrutaient-ils dans les corps savants.

La physionomie du pénitencier s’en trouvait être un peu spéciale. Venus de toutes les branches du savoir, on y rencontrait pêle-mêle tous les esprits un peu aventureux dont le génie n’avait pas reçu la consécration officielle. Le choc des idées eût pu y être terrible, si à la température moyenne de -30° les discussions n’avaient pas trouvé une fin rapide. Les prisonniers en arrivaient vite à faire bon ménage sous l’œil amène du gouverneur Lifar, le plus heureux des gardiens de prison : aucune évasion n’était à redouter de la part de détenus que leurs travaux intellectuels avaient rendus chétifs et impropres à franchir par leurs propres moyens mille kilomètres de glace.

Le professeur Sandersen avait été confraternellement accueilli. Sa folie ne semblait guère dangereuse. Exempté des corvées de mines et des corvées de balayage sur les coupoles de l’observatoire, on lui avait laissé dans les sous-sols une pièce aménagée en laboratoire. Il put y continuer à loisir ses expériences et ses calculs, sans s’émouvoir des réflexions ironiques des confrères qu’il s’efforçait en vain de gagner à ses idées.

Lorsque l’avion hebdomadaire de ravitaillement amena Pat, une des premières personnes qu’il rencontra fut son oncle.

— Qu’est-ce que tu m’apportes ? demanda le vieil homme distrait.

Pat eut une certaine peine à faire comprendre qu’il s’apportait lui-même, ou plutôt qu’on l’apportait sans trop lui avoir demandé son avis.

— Eh bien, tu m’aideras dans mes calculs, déclara l’oncle.

Ça commençait plutôt mal. Pat était incapable de faire une addition. Mais il pouvait faire un écouteur. Insulaire novice, il ne sut échapper aux explications de son oncle qui, sans perdre une seconde, avait décidé de le convaincre :

— Ah ! si l’on faisait appel à moi ! Comprends-moi, Pat. Puisque le soleil se refroidit, il faut se rapprocher de lui, c’est la logique même. Il y a justement deux planètes entre la terre et le soleil. La plus proche, la plus habitable est Vénus, manifestement posée là comme un relais préparé de longue date pour la migration humaine. Il faut aller habiter Vénus. De la terre à Vénus, on compte quarante-cinq millions de kilomètres. À la vitesse de onze kilomètres à la seconde, nécessaire pour échapper à l’attraction terrestre, deux mois suffisent pour effectuer le trajet. Cette vitesse est réalisable ; je l’ai obtenue. Tu m’entends, Pat ? Je l’ai obtenue. Une fois l’attraction terrestre vaincue, on se laissera tomber sur le soleil qui fera les frais de la force propulsive. En approchant de l’orbite de Vénus, car on aura choisi le moment d’une conjonction, la planète vous cueillera tout simplement au passage. Il suffira alors d’inverser le sens de marche de la fusée pour ralentir la vitesse et se poser sans heurt, avec la grâce qui sied quand on aborde Vénus. En définitive, deux charges sont nécessaires : l’une pour le décollage, l’autre, utilisée à rebours, pour l’avénusage. Deux charges : huit cents grammes de radium, et voilà ce qu’on me refuse, voilà pourquoi je suis ici !

Pat en avait déjà mal à la tête. Ces mots d’attraction, d’orbite lui donnaient des nausées. Lui qui avait rêvé de ciel libre et de pays sauvage, il ne tarda pas à s’apercevoir qu’il était tombé en pleine maison de fous. Chacun avait sa manie. Tel vous entreprenait sur l’application de la pression osmotique à la reproduction des bactéries engendrant la lumière froide. Tel autre travaillait aux plans d’un décortiqueur de noyaux atomiques. Un troisième développait une théorie pour interpréter la transmutation des éléments à l’aide de la métempsychose. Ce n’étaient partout que vocables à écorcher les oreilles. Aussi, quand l’observatoire demanda des guetteurs aux aurores australes pour chronométrer ces phénomènes, Pat s’inscrivit aussitôt comme volontaire, heureux d’échapper aux élucubrations d’un camp où la concentration devait s’entendre dans tous les sens du terme et s’étendre du corps à l’esprit.

Il s’installa dans une coupole désaffectée transformée en guérite, et chaudement couvert, les pieds sur la circulation de vapeur, il n’eut dès lors pendant de longs jours d’autre occupation que de regarder le ciel et la réverbération des lueurs sur la banquise. Il se comparait au berger chaldéen rêvant sur le mystère des étoiles, à la sentinelle avancée guettant dans les marches polaires l’avance de la vague de froid qui, d’un pôle à l’autre, ne ferait plus de la terre qu’une immense banquise. Il se comparait à tout, sauf à ce qu’il était : un pauvre homme amoureux et déçu.

À vrai dire, il s’attachait moins aux aurores magnétiques qu’à la contemplation des simples nuages. Diaphanes, jetant sur le ciel comme une moire, une retombée de dentelles, ils laissaient jouer sur leurs contours changeants les teintes les plus exquises allant, par des passages d’une gradation insensible, du rose pimprenelle au gris tourterelle, de la pourpre de Tyr au blond d’Hollywood. Parfois, passait entre les déchirures un soleil rougeoyant, moins soucieux de répandre sa chaleur que de raffiner encore sur les jeux de lumière dans les draperies nuageuses. Sur le déclin de sa vie, l’astre du jour devenait électricien de théâtre. Ses feux se dispersaient en fêtes magnétiques, en feux d’artifices tirés pour les funérailles du système solaire, deuil silencieux et grandiose qu’un cœur mélancolique pouvait trouver en harmonie avec son amertume. C’est là que peu à peu Pat chercha à oublier qu’il aimait…

Chaque jour le soleil semblait se faire plus froid. L’un après l’autre, les thermomètres sautaient. L’encre des stylos gelait sur les poitrines. La carapace de glace couvrant l’île prenait des consistances d’acier, et une étrange lourdeur allait jusqu’à s’emparer de l’air lui-même.

Dans les sous-sols du camp, une fièvre intense excitait au contraire les esprits. Puisque la flamme allait bientôt vaciller, il fallait se hâter de lire les dernières pages, décrire les dernières lignes avant la nuit définitive. Les mémoires scientifiques s’entassaient chez le gouverneur Lifar. Les plans de sauvetage de l’espèce, les projets de régénération du système solaire se comptaient par dizaines. L’intelligence faisait front de toutes ses folies contre le néant glacé qui insensiblement s’apprêtait à l’ensevelir.

Peu à peu gagné par la contagion, Pat dut aussi trouver de quoi occuper plus activement son esprit. Il ne s’était jamais soucié que de fouilles. Opportunément, il se rappela qu’un empereur de l’ère quaternaire était mort à Sainte-Hélène, et il se proposa de retrouver son tombeau avant de mourir. Malheureusement la bibliothèque des détenus contenait peu d’ouvrages historiques. Les historiens, gens peu dangereux, avaient rarement connu les honneurs de l’exil et n’avaient pu laisser derrière eux leurs instruments de travail. C’est à peine si Pat trouva dans un vieux dictionnaire de biographies, trois lignes consacrées à Napoléon. Au moins lui confirmèrent-elles qu’il était bien mort à Sainte-Hélène. Désormais, tous les matins où il n’était pas de corvée à l’observatoire, il partait avec une barre à mine et quelques cartouches de dynamite pour ouvrir des tranchées dans la glace et le roc aux lieux qui auraient pu convenir à un tombeau d’empereur.

Un des détenus l’accompagnait souvent durant ses expéditions. C’était un biologiste que ses confrères semblaient tenir en médiocre estime. Il paraissait plus fou que les autres et répondait au nom de Métro-Goldwin Pasteur. En mendiant par ci, par là une éprouvette, un bocal, une seringue à injection, il avait pu s’aménager comme tout le monde un semblant de laboratoire. Ayant besoin pour ses expériences de petits animaux : rats, belettes, gerboises, oiseaux, il suivait Pat et ramassait les cadavres des bêtes gelées, déterrés au cours des fouilles. Refusant de contribuer à creuser, il attendait au bord de la tranchée où Pat s’évertuait. Quand on lui jetait un cadavre, il le mettait avec précaution dans une grande boîte d’herboriste qu’il portait en bandoulière. Sa satisfaction s’exprimait alors par une exclamation, toujours la même :

— Vive l’empereur !

L’ironie de cette réflexion exaspérait Pat, bien suffisamment dégoûté de ne trouver que des mulots alors qu’il cherchait Napoléon. Le jour où, comme venaient d’apparaître deux pingouins enfouis sous la glace, M.-G. Pasteur s’écria, en variant pour une fois sa formule : « Ah ! voilà qui vaut mieux que cette vieille bête d’empereur ! » Pat se mit à l’injurier du fond de la tranchée.

L’autre laissa passer l’orage, et ses pingouins à la main, car ils étaient trop gros pour entrer dans la boîte d’herboriste, il se contenta de répondre :

— Monsieur Pat, si vous me trouvez un jour un ours blanc en bon état, ou un renne, enfin un animal approchant de votre taille, je vous promets que, ce jour-là, je deviendrai bonapartiste.

Ces innocentes distractions ne purent être longtemps poursuivies à cause du froid qui allait s’accentuant. À l’observatoire, l’acier des lunettes astronomiques s’étoilait comme du verre, au moindre choc. Le mercure des télescopes rotatifs était depuis longtemps pris en masse. Jusque dans les galeries de la mine, le pétrole des lampes se solidifiait. Dans les cuisines, pour tailler le tournedos dans le filet de renne, il fallait maintenant y aller à la hache d’abordage. Le monde entier roulait sur la pente descendante du thermomètre.

Le gouverneur Lifar avait déjà demandé plusieurs fois l’autorisation de se replier sur le continent. Chaque fois, il avait reçu l’ordre impératif de rester. Le Service du Soleil désirait de nouvelles observations : une étude continue de la lumière réfléchie sur le disque lunaire. La mine de charbon ne devant pas être épuisée avant deux cents ans, et l’avion de ravitaillement pouvant toujours atterrir, il n’y avait pas péril immédiat. À tout hasard, on envoya pourtant dans l’île deux douzaines de chiens esquimaux, des traîneaux et du matériel de campement. Pat fut chargé de s’occuper des bêtes. Le reste du temps, il veillait aux calorifères.

Le laboratoire de M.-G. Pasteur était proche des chaudières. Pat, pour passer le temps, allait parfois retrouver son ancien compagnon de promenade. Il le regardait disséquer les cadavres, porter les éprouvettes dans l’autoclave, revenir vers son microscope. Pat ne posait pas de questions. Sa seule collaboration consistait à jeter de temps à autre les restes d’un animal dans la chaudière voisine.

— Que pensez-vous de la mort, monsieur Pat ? demanda un jour M.-G. Pasteur qui agitait sur une lampe à alcool solidifié le contenu d’une capsule de porcelaine.

Pat fut pris de court. Il pensait répondre machinalement : « Elle sera la bienvenue, » mais il articula :

— Je n’en pense rien.

— Moi, j’ai la faiblesse d’en penser quelque chose, reprit M.-G. Pasteur. Voyez-vous, monsieur Pat, que fait un animal devant le danger ? Il fait le mort. D’autre part, quel est le meilleur moyen de guérir un organe lésé ? Le mettre au repos. Quand on ne l’y met pas, il décide de s’y mettre tout seul. L’organe fait le mort. Il se défend ainsi, comme se défendait la cellule primitive. Souvenez-vous de ces graines qui germent après mille ans de sommeil. Mais dans le cas d’un organisme complexe, l’organe qui fait le mort jette le trouble dans d’autres fonctions et, pour avoir voulu se tirer d’affaire tout seul, il entraîne dans la mort tout l’organisme.

Les morts ne sont pas morts, monsieur Pat, ils ont fait les morts. Mais ils les ont mal faits, je veux dire maladroitement, voilà pourquoi ils sont réellement morts.

Si tous les organes du corps, avertis du danger, adoptaient en même temps la réaction de défense qui consiste à faire le mort, l’organisme, mis dans un état de catalepsie rationnelle, pourrait, le danger passé, recommencer à vivre comme avant. Règle : faire le mort pour échapper à la mort. Mais il faut assurer le synchronisme de la réaction défensive de tous les organes du corps. Là est le problème…

Voyez, l’estomac de ce rat mort que je réchauffe, recommence à digérer le bol alimentaire qui l’emplissait au moment que son propriétaire fut gelé…

— En tout cas, ça pue joliment, observa Pat.

— Ah ! ah ! ricana M.-G. Pasteur penché sur l’estomac, quelque chose m’avertit que la solution est prochaine.

Mais Pat refusa d’en entendre et, surtout, d’en respirer davantage ce jour-là.

Ailleurs, pourtant, la vie continuait vaillamment son chemin, si l’on en croyait les nouvelles du monde que détaillaient complaisamment les communiqués de la Radio officielle autour de laquelle se rassemblaient les détenus. Dix villes africaines et deux villes brésiliennes avaient déjà presque achevé les nouveaux travaux d’aménagement souterrain et, avant moins d’un an, occuperaient leur troisième sous-sol, à plus de mille mètres de profondeur.

En Amérique du Sud, d’immenses serres étaient en cours d’aménagement à deux mille mètres au-dessous du plateau colombien. Là régnait une température de 24°. Dans une atmosphère surchargée en ozone et sous le feu de projecteurs ultra-violets, poussaient dans une terre artificielle obtenue par de savants dosages de silicates, d’argiles et d’humus fossile, le cotonnier, le cocotier, le palmier, le tabac, les épices, le café et certains arbres fruitiers. On apprit même que la section d’horticulture de la province du Pérou venait d’obtenir une rose rose qui, stérilisée, serait envoyée au président la Condamine, à l’occasion du premier anniversaire de l’entrée en vigueur du plan quinquennal.

Pat refusait de s’intéresser à ces nouvelles. Il voulait que les ponts fussent définitivement coupés entre lui et le monde. Pourtant, l’annonce de la prise en masse de l’Atlantique à la suite d’une période de froid exceptionnelle lui fut beaucoup plus sensible, à cause du temps merveilleux qui en résulta. Il reprit goût aux randonnées en traîneau. En dépit du froid terrible, il partait avec ses chiens, aux environs de midi quand le soleil, brillant encore d’un certain éclat, faisait oublier cet aspect de large cabochon rougeâtre qu’il prenait peu après pour retomber vers l’horizon comme un visage de moribond sur son lit de mort.

Pendant la halte, pour se protéger du froid, Pat appelait les chiens autour de lui. Un jour que les bêtes léchaient à grands coups de langues ses lunettes et son passe-montagne, il se reprit à penser à Évy. Dans son imagination, elle avait rejoint maintenant l’image de ces fantômes, ces visages féminins des Cléopâtre et des Aspasie qu’aux premiers temps de leur rencontre il se plaisait à évoquer. Qu’était devenue la vraie Évy ? La femme de Wassermann, sans doute. Elle était quelque part, là-bas dans la terre, servant la mécanique triomphante. Au reste, peu importait ce qu’elle faisait, ce qu’elle avait pu faire, la certitude de sa présence suffisait pour donner une saveur plus vivante au mélancolique souvenir de toutes celles qui, passant sur la terre, avaient donné un sens à ce mot amour, lequel maintenant n’appartenait plus qu’aux langues mortes. Et les songes de cette halte composaient dans l’esprit de Pat une musique agréable et douce, faisant lever comme un dernier mirage sur le désert de la terre sombrant dans la nuit. Tout bas, devant l’étendue glacée, il se prit à murmurer : « Pourquoi a-t-on laissé mourir l’amour ? »

Si son oncle, dont il partageait maintenant la cellule, ne le lui avait pas dit, il n’aurait pas attribué la nouvelle pureté du ciel à la congélation des mers. Toute la vapeur d’eau de l’atmosphère se trouvant condensée, les nuages avaient en effet disparu pour toujours des horizons terrestres. Plus de nuages ! Maintenant qu’il était assuré qu’un sombre azur planerait implacablement, et jusqu’à sa mort, sur sa tête, Pat regrettait davantage les nuances roses et grises que roulaient naguère les volutes nuageuses et qui donnaient à la voûte céleste des grâces et des langueurs d’alcôve. Plus de nuages, partant plus d’amour. Mais son optique intérieure s’était faite aussi, à l’image du ciel, plus sereine. Avec le temps, il s’était habitué à son mal, il croyait maintenant pouvoir penser à Évy avec indifférence. Son besoin d’attachement sentimental s’était reporté en entier sur ses chiens. Il n’aimait plus qu’eux. Lorsqu’il constata un soir qu’une des bêtes manquait, il passa une partie de sa nuit à la chercher et à l’appeler dans le dédale des souterrains.

Il n’eut l’explication de la disparition que le lendemain, en entrant dans le laboratoire de M.-G. Pasteur. L’animal était étendu sur la table, la gueule ouverte et les quatre pattes raidies.

— Brute ! cria-t-il. Vous l’avez tué !

— Mis en état de défense, rétorqua l’autre. Voyez plutôt.

Prenant le chien par les pattes, il le lança au plafond. Pat sauta à la gorge du bourreau.

— Monsieur Pat, vous ne comprenez pas, disait M.-G. Pasteur en se débattant, l’animal est comme de la pierre, il peut tout supporter dans cet état, il n’est pas mort.

Joignant l’exemple à la parole, M.-G. Pasteur se mit à marteler le mur avec la tête du chien. Pat voulut s’interposer. L’autre, tenant la bête par la queue et la balançant comme une fronde, en asséna un coup sur le crâne de Pat. Le chien était en effet dur comme de la pierre : Pat s’effondra.

Quand il revint à lui, son vainqueur, assis sur un escabeau, considérait avec attention la bête allongée sur la table d’expérimentation.

— Ignoble individu ! rugit Pat.

— Chut ! regardez.

Sur la table, le chien se dégelait lentement. Ses pattes frissonnèrent, sa queue s’agita et la tête fit des efforts pour se dresser. Bientôt, il fut sur ses pattes, et un aboiement sonore marqua son retour complet à la vie. Quelques instants après, il dévorait avec allégresse les restes du seau de dissection.

— Monsieur Pat, commencez-vous à comprendre ? Je touche au but ! j’en ai maintenant la preuve. Tenez, ajouta-t-il en montrant un flacon de verre plein d’un liquide céruléen, voilà pourquoi j’ai été mis au monde, pour apporter à l’humanité le sérum contenu dans ce flacon.

Pat avait retrouvé son chien vivant, il n’en demandait pas plus.

— Faites ce que vous voudrez à l’humanité, cria-t-il, mais à l’avenir ; laissez mes chiens tranquilles.

Lui-même s’abstint désormais de fréquenter M.-G. Pasteur. Mais les événements se chargèrent encore de les remettre face à face. Un matin, six attelages de chiens et un traîneau avaient disparu. Le gouverneur Lifar dut bien convenir qu’on était en présence d’une tentative d’évasion. Pat, avec les attelages restants, s’élança à la poursuite du fugitif. Au bout de six heures de marche, il retrouva M.-G. Pasteur, le crâne fracassé, à côté de son traîneau brisé sur une aiguille de glace. Les chiens, retenus par les harnais, léchaient le sang qui coulait sur la banquise. Pat ramena le cadavre. À sa grande surprise, il trouva dans une des poches du mort une lettre à lui adressée : M.-G. Pasteur l’instituait son légataire universel, et lui laissait en toute propriété le contenu de la boîte de métal logée dans le coffre du traîneau :

« Que le seul homme qui m’ait témoigné un peu de sympathie fasse l’usage qui lui plaira de l’œuvre de ma vie, et de la justification de mon passage sur la terre », disait en terminant le testament.

Le testateur lyrique n’avait oublié qu’une chose : indiquer le moyen d’ouvrir la boîte. Las de chercher la clé, Pat se servit de la boîte pour caler un pied défaillant de sa couchette. Pendant ce temps, le corps de M.-G. Pasteur jeté dans le four à incinérer se répandait en fumée légère au-dessus de la banquise.

Cette tentative d’évasion fut la seule. Partir sur la banquise, était aller au devant d’une mort certaine. Rester n’était du reste guère plus prudent. La situation de Sainte-Hélène, phare avancé du continent, devenait chaque jour plus précaire. Durant l’hiver austral, il fallut approfondir les galeries et doubler l’importance du vieux chauffage central. D’hebdomadaire, l’avion de ravitaillement devint mensuel. En dépit de leur docilité d’intellectuels, les détenus commençaient à s’agiter. Ils supportaient de plus en plus malaisément qu’on ne fît pas appel à leurs lumières, à leurs efforts, et que, dans l’instant que la situation de l’humanité devenait plus critique, ils dussent ronger leur frein dans l’exil. Pat, au contraire, se faisait plus indifférent, plus impassible. Tout était perdu, il en avait pris son parti. L’activité dont continuait à faire preuve son oncle lui semblait relever de la manie. Entre les deux hommes, compagnons de cellule depuis de longs mois, une espèce d’entente indulgente s’était pourtant établie. Le neveu avait été peu à peu gagné par la naïveté dont témoignait l’inaltérable confiance de l’oncle dans l’avenir. L’oncle avait pris son parti de l’incapacité radicale du neveu, tout en lui gardant la vague tendresse qu’on éprouve pour un minus habens. Au reste, il se gardait de le mettre au courant de ses occupations.

Celles-ci étaient devenues assez mystérieuses. Tard le soir, à la lueur d’une bougie, l’oncle écrivait sans relâche sur du papier pelure. Il semblait même se servir d’encre sympathique. Pat se demandait s’il n’entretenait pas des correspondances clandestines avec le continent. Peut-être préparait-il une évasion ? Mais Pat mettait son orgueil à ne pas poser de questions. Le seul ennui était que la lumière l’empêchait de dormir. Tandis que le vieux grattait interminablement son papier, Pat, allongé sur la couchette, attendait qu’il eût fini en lisant ce qui lui tombait sous la main. Ce soir-là, c’était un prospectus d’une agence de voyages :

« En deux ans, la face du monde a plus changé qu’en deux siècles ! Quel sourire sur les lèvres de l’amateur de cartes et d’estampes, quand il compare les plans des villes du passé s’étendant au hasard en tache d’huile, aux plans de nos cités actuelles, nettes comme des coupes de paquebot, et toutes striées de puits droits d’ascenseurs. De nos jours, la verticale est reine, elle domine enfin la paresseuse horizontale.

« Songe-t-on encore qu’il fut une époque ou cent étages empilés paraissaient représenter le sommet de la civilisation ? De vieux livres de voyage nous décrivent avec émerveillement les gratte-ciel d’une ville disparue de l’ère quaternaire dont le nom : New-York a rejoint dans la mémoire des archéologues les noms de Ninive et de Babylone. Que sont ces taupinières qui furent célèbres à côté des mille quatre cents étages des gratte-terre de Tombouctou ? Le nouveau palais des États-Unis du Monde pousse sa pointe à trois mille mètres de fond, et insère dans les entrailles du globe le plus profond des phares d’écoute pour grondements souterrains qui aient jamais été réalisés.

« Toute une technique nouvelle a vu le jour : les égalisateurs de pression entre couches souterraines, les écluses étanches séparant les divers sous-sols, les circuits verticaux pour uniformiser la température, le moteur thermique, cette merveille de l’an 4000 fonctionnant sur la différence de température entre le sous-sol et l’air glacé de la surface, les humidificateurs souterrains correcteurs des condensations de la respiration, les postes magnétiques pour la régularisation des courants telluriques, tout un jeu de mécanismes compliqués, toute une organisation de choix veillent à chaque instant sur notre sécurité et notre confort.

« Se doute-t-il le promeneur de nos villes qui va dans ses légers habits de soie artificielle et phosphorescente remplaçant l’épaisse laine et l’affreux coton de jadis, se doute-t-il qu’il vit au cœur d’une mécanique auprès de laquelle le plus compliqué des sous-marins qui firent l’orgueil de nos chantiers navals, semble un jouet aussi grossier que l’aile d’Icare comparée aux avions D.A.N. 80-72 qui vont entrer en service dans le tunnel aérodynamique Tombouctou-Djibouti ? Non, la merveille est qu’il ne s’en doute pas, et que ce flâneur qui déambule en toute innocence sur le nouveau boulevard de l’Opéra peut être aussi indifférent à la technique qui l’entoure que l’étaient, à l’égard des spéculations de Plotin, les courtisanes du passé jouant de l’éventail sur la jetée d’Alexandrie !

« À ce touriste moderne, notre capitale peut ne montrer qu’un visage fait de grâce et de charme. Rutilants de lumières fluorescentes, les magasins offrent à ses yeux tout ce qui peut enchanter ses regards. Veut-il orner sa boutonnière ? D’exquises mousses polaires, cueillies le matin même sur la banquise, lui offriront une étonnante variété de formes et de couleurs. Veut-il orner son doigt ou celui d’un être cher ? Les gemmes les plus rares : des diamants, des béryls, des émeraudes qui jadis eussent coûté des fortunes, lui sont maintenant offerts pour une somme infime, tant le sous-sol taraudé a pu livrer à bon compte ses richesses. Sur la voie publique, des fontaines lui délivreront gratuitement toute la variété des eaux minérales jaillies des profondeurs et qui, à son choix, soigneront son foie, son estomac, sa rate ou ses colibacilles. L’heure a maintenant sonné où l’homme peut pleinement profiter de toutes les richesses enfouies par la Nature dans un sol que durant trop longtemps il s’était contenté de labourer, alors qu’il fallait s’enfoncer jusqu’au cœur du trésor.

« Il faut venir voir sur places les nouvelles merveilles du monde. Aux hommes épris de nouveauté, notre capitale présente les derniers perfectionnements de la civilisation troglodyte. Aux amoureux du passé, Tombouctou offre en ses musées la plus surprenante collection de poissons fossiles, de fougères carbonifères, et de ptérodactyles qui se puisse voir. Visitez Tombouctou, l’antique cité des dromadaires, devenu cerveau du monde et phare de la civilisation ! »

— Et dire que c’est avec de pareilles bêtises qu’on mène le monde ! Dire que c’est pour arriver à un pareil résultat que tous ces pauvres bougres se crèvent de travail ! soupira Pat.

Il avala le demi-litre d’eau lourde que les règlements d’hygiène ordonnaient de boire avant de s’endormir pour remédier à la déshydratation de l’air, et retombant sur l’oreiller, maugréa :

— L’espèce humaine, quoi qu’on en dise, est à l’agonie. Pourquoi ne peut-elle mourir simplement, au lieu de lutter avec toutes ces ruses de vieillard et d’encombrer la table de son dernier chevet, de fioles, de tisanes et d’ascenseurs qui n’empêcheront pas l’inéluctable de se produire ?

Son oncle en avait terminé avec ses écritures. Il débarrassait tant bien que mal sa barbe des boulettes de givre produites par la condensation de sa respiration.

— Tu ne penses pas ce que tu dis, Pat. Il faut toujours aller jusqu’au bout de ce que permet l’intelligence. On ne peut du reste pas faire autrement. Travaillons, luttons. Voyons, fais un petit effort. Pourrais-tu m’étudier un commutateur automatique, sensible à l’attraction, et fonctionnant pour une variation d’un dixième d’unité C.G.S. ?

Pat leva les bras au plafond.

— Mon pauvre ami, déclara l’oncle, je crois bien que tes études d’histoire n’auront réussi à faire de toi qu’un morose inutile. Il doit y avoir un poison secret dans l’étude du passé. Tu devrais te mettre aux mathématiques, tu aurais l’impression d’être bon à quelque chose, tu serais moins triste…

— Mais vous, à quoi vous a servi votre science ? À être enchaîné à ce rocher, comme Prométhée.

— Il n’y a plus de vautour, fit l’oncle, c’est déjà quelque chose.

— Mais quand il n’y avait pas besoin de feu, c’était encore mieux, rétorqua Pat.

Et ce soir-là, comme tous les autres depuis deux années, le grand silence de la banquise s’étendit sur leur sommeil et leur cordial désaccord.

Share on Twitter Share on Facebook