XX Je continue à vivre dans la bonne société

Durant deux mois presque jour pour jour je restai l’hôte de la famille Prestongrange, où je perfectionnai ma connaissance du barreau et de la fleur de la société édimbourgeoise. Et qu’on n’aille pas s’imaginer que mon éducation fut livrée au hasard : au contraire, j’étais extrêmement occupé. J’étudiais le français, afin d’être mieux préparé à aller à Leyde ; je me mis à l’escrime, et travaillai dur jusqu’à trois heures par jour avec des progrès notables ; sur le conseil de mon cousin Pilrig, qui était excellent musicien, on me mit à une école de chant ; et par l’ordre de mademoiselle Grant, à une autre pour la danse, où je dois dire que je me montrai beaucoup moins décoratif. Néanmoins tous s’accordaient à reconnaître que cela me donnait un maintien plus dégagé ; et il est incontestable que j’appris à manier mes basques d’habit et mon épée avec plus de désinvolture, et à me tenir dans un salon comme si je m’y trouvais chez moi. Jusqu’à mes habits furent revisés avec le plus grand soin ; et le détail le plus insignifiant, telle la hauteur à laquelle je nouais mes cheveux, ou la nuance de mon ruban, se discutait entre les trois demoiselles comme une chose d’importance. Somme toute, il est certain que mon apparence se perfectionna beaucoup et qu’elle acquit un petit air à la mode qui eût fort étonné les bonnes gens d’Essendean.

Si les deux plus jeunes demoiselles étaient toujours prêtes à discuter un point de mon costume, c’est parce que cela s’accordait avec leurs préoccupations habituelles. Par ailleurs elles ne semblaient pas s’apercevoir le moins du monde de ma présence ; toujours plus que jolies, avec une sorte de cordialité sans cœur, elles ne cachaient cependant pas à quel point je les ennuyais. Quant à la tante, femme douée d’une égalité d’humeur singulière, je pense qu’elle m’accordait à peu près autant d’intérêt qu’au reste de la famille, ce qui n’était guère. Mes principaux amis restaient donc la sœur aînée et le procureur lui-même, et notre intimité s’accrut beaucoup de notre participation à un plaisir commun. Avant l’arrivée de la cour nous passâmes quelques jours au château de Grange, y tenant table ouverte avec une noble prodigalité, et ce fut là que tous trois nous prîmes l’habitude de nous promener à cheval ensemble par la campagne – habitude qui se maintint par la suite à Édimbourg, autant que le promettaient les nombreuses occupations de Prestongrange. Lorsque le grand air, l’exercice, les difficultés du chemin ou les incidents du mauvais temps nous avaient mis en bonne harmonie, je perdais entièrement ma timidité ; nous oubliions que nous étions des étrangers, et la conversation, cessant d’être un devoir, n’en coulait qu’avec plus d’abondance. Ce fut alors que je leur racontai mon histoire, par bribes détachées, depuis l’époque où je partis d’Essendean : ma navigation et mon combat sur le Covenant, mes tribulations sur la bruyère, etc. L’intérêt qu’ils prirent à mes aventures donna naissance à une promenade que nous fîmes un peu plus tard, un jour où les tribunaux ne siégeaient pas. Il faut que j’en parle un peu plus au long.

Partis à cheval de bonne heure, nous passâmes d’abord près du château de Shaws : il était encore très tôt, et les bâtiments, d’où ne s’élevait aucune fumée, se dressaient au milieu d’un vaste espace couvert de givre. Arrivé là, Prestongrange mit pied à terre, me confia son cheval, et s’en alla rendre visite à mon oncle. Mon cœur se gonfla de ressentiment, à la vue de cette morne demeure et à la pensée du vieil avare qui grelottait à l’intérieur dans sa cuisine glacée.

– Voilà mon château, dis-je, et mes parents.

– Pauvre David Balfour ! fit miss Grant.

Ce qui se passa au cours de cette entrevue m’est toujours resté ignoré ; mais elle ne dut pas être des plus agréables pour Ebenezer. En sortant de chez lui, Prestongrange était soucieux.

– Vous ne tarderez pas, je crois, à être le vrai laird, monsieur David, me dit-il, en se tournant à demi vers moi, un pied à l’étrier.

– Je n’en affecterai aucun chagrin, répliquai-je, et, à dire vrai, miss Grant et moi avions occupé la durée de son absence à imaginer les embellissements du domaine : bosquets, parterres, terrasse, à peu près tel que je les ai réalisés depuis.

Nous poussâmes ensuite jusqu’à Queensferry, où Rankeillor nous fit bon accueil. Il ne se tenait plus de joie à recevoir un tel hôte. Le procureur me fit l’extrême amitié d’examiner à fond mes affaires, et il passa près de deux heures enfermé dans le bureau de l’avocat, lui témoignant (à ce que j’ai appris) beaucoup de sollicitude envers moi et d’intérêt pour mon avenir. Afin de passer le temps, miss Grant et moi, accompagnés du jeune Rankeillor, nous prîmes une barque pour aller à Limekilns, de l’autre côté du Hope. Rankeillor fils se rendit du dernier ridicule (un ridicule qui frisait, à mon avis, la grossièreté) en complimentant la jeune demoiselle, et je m’étonnai (bien que ce soit là une faiblesse trop commune à mon sexe) de l’en voir plutôt flattée. Cela eut ceci de bon qu’une fois arrivés sur l’autre rive elle usa de son ascendant sur lui pour lui faire garder la barque, tandis qu’elle et moi nous allions un peu plus loin jusqu’au cabaret. Cette idée venait d’elle, car ce que je lui avais dit d’Alison Hastie l’avait charmée, et elle désirait connaître la jeune fille en personne. Cette fois-ci encore, nous la trouvâmes seule – je crois d’ailleurs que son père travaillait toute la journée aux champs – et elle accueillit par une belle révérence le jeune gentilhomme et la belle jeune dame en costume d’amazone.

– C’est là tout le bonjour que j’aurai ? fis-je, en lui tendant la main. Ne reconnaissez-vous donc plus les anciens amis ?

– Seigneur ! qu’est-ce que je vois ! s’écria-t-elle. Puis : Vrai Dieu, c’est le garçon déguenillé !

– Lui-même, répliquai-je.

– J’ai bien des fois repensé à vous et à votre ami, et je suis bien contente de vous voir en ces beaux habits, s’écria-t-elle. Mais je pensais bien que vous aviez retrouvé vos parents, à voir le superbe cadeau que vous m’avez envoyé ; je vous en remercie de tout mon cœur.

– Là, me dit miss Grant, sortez bien vite, comme un brave enfant. Je ne suis pas venue ici pour rester à tenir la chandelle ; c’est elle et moi qui allons bavarder.

Elle ne resta guère plus de dix minutes dans la maison, mais quand elle en sortit je remarquai deux choses : d’abord qu’elle avait les yeux rouges, et ensuite qu’une broche d’argent avait disparu de son corsage. J’en fus très touché.

– Je ne vous ai jamais vue si bien parée, lui dis-je.

– Davie, mon ami, pas de discours pompeux ! fit-elle.

Et jusqu’à la fin de la journée elle se montra plus taquine envers moi qu’à son ordinaire.

Les lumières s’allumaient lorsque nous rentrâmes de cette excursion.

Je restai un bon moment sans autres nouvelles de Catriona, car Mlle Grant restait absolument impénétrable et me fermait la bouche par des plaisanteries. À la fin, un jour qu’en revenant de promenade elle me trouva seul dans le salon, penché sur ma leçon de français, je crus lui voir un air inhabituel : son teint était plus coloré, ses yeux étincelaient, et lorsqu’elle me regardait elle semblait refréner un léger sourire. On eût dit la malice personnifiée. Tout en parcourant la pièce à pas précipités, elle s’avisa de soulever à propos de rien une discussion que rien ne justifiait (du moins de mon côté). Je me débattis comme Chrétien dans la fondrière, plus je m’efforçais de m’en tirer, plus je m’enfonçais ; tant et si bien qu’elle finit par déclarer, avec beaucoup de chaleur, qu’elle n’accepterait de personne une telle réponse, et que je devais lui demander pardon à genoux.

Tout ce fracas immotivé m’échauffa la bile.

– Je n’ai rien dit qui puisse réellement vous froisser, répliquai-je ; et quant à me mettre à genoux, c’est là une attitude que je réserve pour Dieu seul.

– Et si je veux être servie comme une déesse ! s’écria-t-elle, en agitant ses boucles brunes et me regardant avec des yeux animés. Tout homme qui passe à portée de mes jupes en usera ainsi avec moi !

– Je veux bien vous demander pardon pour la forme, tout en jurant que je ne sais pas pourquoi, repartis-je. Mais quant à ces postures de théâtre, vous pouvez vous adresser à d’autres.

– Ô David ! fit-elle. Même si je vous en priais ?

Je m’avisai alors que je luttais contre une femme, autant dire contre un enfant, et cela sur un détail de pure forme.

– Je trouve cette requête puérile, fis-je, et indigne de vous, comme il est indigne de moi d’y obéir. Néanmoins, je ne veux pas vous refuser ; et que le péché, si c’en est un, retombe sur votre tête.

Et là-dessus je mis en effet un genou en terre.

– Voilà, s’écria-t-elle, voilà la vraie posture qui convient, j’ai enfin réussi à vous y amener.

Et puis brusquement :

– Attrapez ! fit-elle, en me jetant un billet plié ; et, rieuse, elle s’enfuit hors de la pièce.

Le billet ne portait ni date ni indication de lieu. Il disait : « Cher monsieur David, je reçois chaque jour de vos nouvelles par ma cousine, miss Grant, et ce m’est un plaisir de les entendre. Je suis en très bonne santé, dans un bon endroit chez de braves gens mais dans l’obligation étroite de rester cachée. J’espère toutefois que nous finirons par nous revoir. Je sais tous vos bons procédés par mon affectionnée cousine, qui nous aime tous les deux. Elle me fait vous envoyer ce mot, qu’elle me regarde écrire. Je vous prierai d’obéir à tout ce qu’elle vous ordonnera, et je reste votre amie dévouée. Catriona MacGregor Drummond. – P. S. – N’irez-vous pas voir ma cousine Allardyce ? »

Je range parmi mes plus rudes campagnes (comme disent les soldats) d’avoir suivi ce dernier avis et d’être allé à la maison voisine de Dean. Mais je trouvai la vieille dame complètement transformée et souple comme un gant. Je n’ai jamais pu deviner par quels moyens miss Grant l’avait ainsi retournée ; je suis sûr en tout cas qu’elle n’eut garde de se montrer, dans cette affaire où son papa n’était déjà que trop compromis. C’était lui, en effet, qui avait persuadé à Catriona de quitter la maison de sa cousine, ou plutôt de n’y pas retourner, pour l’héberger en place dans une famille de Glasgow composée de gens honorables, tout à la dévotion du procureur, et en qui elle pouvait avoir d’autant plus de confiance qu’ils étaient de son clan à elle et de sa famille. Ceux-ci la tinrent cachée jusqu’à ce que tout fût mûr à point), l’encouragèrent et l’aidèrent à tenter la délivrance de son père, et après sa sortie de prison la reçurent de nouveau dans la même retraite. Ce fut ainsi que Prestongrange s’assura et employa son instrument, et jamais le moindre mot ne transpira de ses relations avec la fille de James More. On jasa bien un peu sur l’évasion de ce triste personnage, mais le gouvernement riposta par une démonstration énergique : l’un des geôliers de la prison fut fouetté, le lieutenant de garde (mon pauvre ami Duncansby) fut cassé, et quant à Catriona, tout le monde fut trop heureux que son crime fût passé sous silence.

Je ne pus jamais amener miss Grant à lui porter une réponse.

– Non, me disait-elle, lorsque j’insistais, non, je ne veux pas remettre les grands pieds dans le plat.

Cela me faisait d’autant plus de peine à entendre que je savais qu’elle voyait ma petite amie plusieurs fois par semaine, et qu’elle lui portait de mes nouvelles chaque fois que j’avais été sage, comme elle disait. À la fin, elle m’accorda ce qu’elle appelait une récompense, où je vis bien plutôt une dérision. Miss Grant était à coup sûr une amie autoritaire, et voire tyrannique, pour tous ceux qu’elle aimait, et il y avait parmi ceux-ci une certaine vieille demoiselle noble, très étourdie et très spirituelle, qui logeait au plus haut d’un immeuble situé dans une étroite ruelle, avec une nichée de linottes en cage, et tout le jour assaillie de visiteurs. Miss Grant aimait beaucoup m’y conduire : je dus faire à son amie le récit de mes tribulations ; et miss Tobie Ramsay (car c’était son nom) fut très aimable et m’apprit quantité de choses qu’il me fallait connaître du vieux temps et de l’état ancien de l’Écosse. J’ajouterai que la fenêtre de sa chambre, grâce à l’étroitesse de la ruelle, donnait vue, à moins de trois pieds de distance, sur une lucarne grillagée éclairant l’escalier de la maison d’en face.

Sous un prétexte quelconque, miss Grant m’y laissa un jour en compagnie de miss Ramsay. La dame me paraissait distraite et comme préoccupée. J’étais, de mon côté, fort mal à mon aise, car il faisait froid, et la fenêtre, contrairement à l’ordinaire, était ouverte. Tout à coup la voix de miss Grant, qui semblait venir de l’extérieur, frappa mes oreilles.

– Dites, Shaws ! cria-t-elle, regardez vite par la fenêtre et voyez ce que je vous ai apporté.

Jamais spectacle ne me charma davantage. Dans les profondeurs de la ruelle régnait une pénombre claire qui permettait de voir distinctement entre les murs noirs et enfumés. Or là, tout proche à la lucarne grillée, deux visages me considéraient en souriant : celui de miss Grant et celui de Catriona.

– Là ! fit Grant, j’ai voulu qu’elle vous vît dans vos beaux habits, comme la demoiselle de Limekilns ; et j’ai voulu aussi lui faire voir ce que je suis capable de faire de vous quand je m’y mets sérieusement.

Je me rappelai alors qu’elle avait ce jour-là insisté sur ma toilette plus que d’habitude ; et je pense qu’elle avait pris le même soin pour Catriona. Car miss Grant, cette joyeuse et sensible demoiselle, ne s’en préoccupait pas moins étonnamment de chiffons.

– Catriona ! fut la seule parole que je pus émettre.

Pour elle, sans rien dire du tout, elle se contenta de me faire signe de la main en souriant, et on l’entraîna aussitôt de derrière la lucarne.

La vision se fut à peine évanouie que je me précipitai jusqu’à la porte de la maison, que je trouvai fermée à clef. Je retournai auprès de miss Ramsay et la suppliai de me livrer la clef, mais j’aurais pu aussi bien supplier le donjon. Elle avait, me dit-elle, donné sa parole, et elle m’exhorta à être sage. Je ne pouvais enfoncer la porte, ce qui d’ailleurs n’eût pas été honnête ; je ne pouvais sauter par la fenêtre qui se trouvait au septième étage. Tout ce que je pus faire fut de me pencher dans la ruelle et de guetter leur réapparition au bas de l’escalier. Je ne vis pas grand-chose, tout juste le dessus de leurs têtes à chacune, ridiculement posé sur un rond de jupes, telle une paire de pelotes à épingles. Catriona ne regarda même pas en l’air pour me dire adieu, car miss Grant, comme je le sus plus tard, l’en empêcha, en lui disant que l’on ne paraissait jamais moins à son avantage que vue du haut en bas. Dès que je fus remis en liberté, je retournai chez le procureur et reprochai à miss Grant sa cruauté.

– Je regrette votre désappointement, fit-elle obstinément. Pour ma part, j’ai eu beaucoup de plaisir. Vous aviez meilleur air que je ne l’aurais cru ; vous aviez l’air – si cela ne doit pas vous rendre trop fat – d’un fort joli jeune homme, quand vous vous êtes montré à la fenêtre. Il faut vous dire que l’on ne voyait pas vos pieds, ajouta-t-elle d’un ton rassurant.

– Oh ! m’écriai-je, laissez mes pieds tranquilles, ils ne sont pas plus grands que ceux de mon voisin.

– Ils sont même plus petits que d’autres, reprit-elle, mais je parle au figuré comme le prophète de la Bible.

– Je ne m’étonne plus si on les lapidait de temps à autre, répliquai-je. Mais vous, méchante fille, comment avez-vous pu faire cela ? Comment avez-vous eu un seul instant le cœur de me tenter ainsi ?

– L’amour est comme les gens, dit-elle : il a besoin d’être alimenté.

– Ô Barbara, laissez-moi la voir comme il faut, suppliai-je. Vous le pouvez bien ; vous, vous la voyez quand vous voulez. Accordez-moi une demi-heure.

– Qui est-ce qui dirige cette négociation d’amour ? Vous ou moi ? demanda-t-elle.

Et comme je continuais à la presser de mes instances, elle adopta un expédient infaillible, qui consistait à singer mes intonations lorsque je prononçais le nom de Catriona. Grâce à moi elle réussit à me tenir sous sa coulpe durant quelques jours.

Personne ne fit jamais la moindre allusion au mémoire, et moi encore moins. Prestongrange et Sa Grâce le lord président n’y avaient prêté, j’imagine, aucune attention ; ils le gardèrent pour eux, en tout cas, le public n’en fut pas instruit ; et, le moment venu, le 8 novembre, par un jour de tempête et de bourrasque furieuse, l’infortuné James des Glens fut dûment pendu à Lettermore près Ballaculish.

Tel fut donc le résultat final de mes efforts ! D’autres innocents ont péri avant James et il en périra vraisemblablement après lui (en dépit de tous les progrès) jusqu’à la consommation des siècles. Et jusque-là encore des jeunes gens, ignorant la duplicité de la vie et des hommes, lutteront comme je l’ai fait, prendront d’héroïques résolutions, courront des risques infinis, et la série des événements les rejettera de côté et continuera sa marche irrésistible. James fut donc pendu ; et cependant j’habitais chez Prestongrange, et je lui étais reconnaissant de ses soins paternels. Il fut pendu ; et voilà qu’en rencontrant M. Simon dans la rue je ne manquai pas de lui tirer mon chapeau comme un bon petit garçon devant son pasteur. Il avait été pendu par ruse et violence, et le monde allait son train, sans qu’il y eût pour un sou de différence, et les traîtres de cet affreux complot étaient d’honorables et bons pères de famille qui allaient à l’église et recevaient la communion !

Mais j’avais eu un aperçu de cette détestable chose qui a nom politique ; je l’avais vue de derrière, dans sa hideuse nudité, et j’étais guéri pour la vie de tout désir d’y jouer à nouveau un rôle. Le chemin que j’ambitionnais de suivre était uni, paisible et intime, et j’y pourrais tenir ma tête à l’abri des dangers et ma conscience hors des voies de la tentation. Car, rétrospectivement, je comprenais que loin d’avoir agi avec noblesse, au contraire, avec le plus grand déploiement de discours pompeux et de préparatifs, je n’avais abouti à rien.

Le 25 du même mois, un bateau devait appareiller de Leith, et on m’avertit à l’improviste de faire mes malles pour me rendre à Leyde. Je ne pouvais naturellement rien dire à Prestongrange, car depuis trop longtemps j’abusais de son hospitalité. Mais à sa fille je pus ouvrir mon cœur, lamentant mon destin de me voir expédié loin de mon pays, et lui assurant que si elle ne me procurait pas une suprême entrevue avec Catriona, je pourrais bien au dernier moment refuser de partir.

– Ne vous ai-je pas donné mon avis là-dessus ? me demanda-t-elle.

– Je le sais, répondis-je, et je sais aussi que je vous ai déjà beaucoup d’obligations, et que je suis contraint d’obéir à vos ordres. Mais vous avouerez que vous êtes une demoiselle parfois un peu trop joyeuse pour qu’on se fie à vous entièrement.

– Eh bien, je vais vous donner un moyen. Soyez à bord dès neuf heures du matin : le navire n’appareille qu’à une heure ; gardez votre barque ; et si vous n’êtes pas satisfait de mes adieux lorsque je vous les enverrai, je vous permets de revenir à terre et de chercher Katrine tout seul.

N’en pouvant obtenir davantage, je fus bien forcé de me contenter de cette promesse.

Le jour vint enfin de nous séparer. Elle et moi nous avions été fort intimes et familiers ; je lui devais beaucoup ; et l’attente de notre séparation m’enlevait le sommeil, tout comme celle des pourboires que je devais distribuer aux domestiques. Je savais qu’elle me trouvait trop timide, et je désirais profiter de cette occasion pour me relever à ses yeux. En outre, après tant de démonstrations d’une amitié, je crois, réelle des deux parts, il eût paru bien froid d’être cérémonieux. En conséquence, je pris mon courage à deux mains, apprêtai mes discours, et à la dernière occasion que nous eûmes de nous trouver en tête à tête, je lui demandai très hardiment la permission de l’embrasser en manière d’adieu.

– Vous vous oubliez étrangement, monsieur Balfour, dit-elle. Je ne vous ai jamais, que je sache, donné aucun droit de vous prévaloir de nos relations.

Je restai devant elle comme une horloge arrêtée, sans plus savoir que faire, encore moins que dire, lorsque brusquement elle me jeta ses bras autour du cou et m’embrassa de la meilleure volonté du monde.

– Ô l’éternel enfant ! s’écria-t-elle. Pouviez-vous penser que je nous laisserais nous séparer comme deux étrangers ? parce que je suis incapable de garder mon sérieux devant vous cinq minutes de suite, il ne faut pas vous imaginer que je ne vous aime pas beaucoup ; l’envie de rire le dispute en moi à l’amitié, dès que je jette les yeux sur vous. Et maintenant, pour compléter votre éducation, je vais vous donner un conseil dont vous aurez besoin avant qu’il soit longtemps. Ne demandez jamais rien à une femme ; elle vous répondrait non ; il n’existe pas de fille capable de résister à la tentation. Les théologiens prétendent que c’est la faute de notre mère Ève, parce qu’elle n’a pas su refuser quand le serpent lui a présenté la pomme : ses filles ne peuvent faire autrement.

– Puisque je vais si tôt perdre mon joli professeur, commençai-je.

– Hé hé, voilà qui est galant ! dit-elle, en faisant la révérence.

– Je voudrais vous poser une seule question, continuai-je. Puis-je demander à une jeune fille de m’épouser ?

– Vous croyez donc que vous ne pourriez l’épouser sans cela ? Ou bien qu’elle irait vous l’offrir d’elle-même ?

– Vous voyez bien que vous ne pouvez rester sérieuse.

– Je serai toujours sérieuse pour une chose. Davie, je serai toujours votre amie.

Le lendemain matin, comme je montais à cheval, les quatre dames étaient toutes à la même fenêtre d’où nous avions autrefois jeté les yeux sur Catriona, et comme je m’éloignais, toutes me dirent adieu en agitant leurs mouchoirs. L’une des quatre du moins était vraiment triste, et à cette idée et en songeant qu’il y avait déjà trois mois que j’étais venu frapper à leur porte pour la première fois, la tristesse se mêla dans mon esprit à la reconnaissance.

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