III Je me rends à Pilrig

Le lendemain matin, je ne me fus pas plus tôt réveillé dans mon nouveau gîte que je me levai pour mettre mes nouveaux habits ; et mon déjeuner à peine avalé, je sortis afin de poursuivre mon entreprise. Alan, j’en avais le ferme espoir, était pourvu ; quant à James, l’affaire était plus délicate, et tous ceux à qui j’avais confié mon projet s’accordaient à dire que mon intervention risquait fort de me coûter cher. Je n’étais arrivé au faîte de la montagne que pour m’en précipiter ; je n’étais parvenu, après tant de si rudes épreuves, à être riche, considéré, à porter des habits citadins et une épée au côté, qu’à cette seule et unique fin de commettre un véritable suicide, et même ce suicide de la pire espèce, qui consiste à se faire pendre aux frais du roi.

Quelles raisons m’y poussaient ? Tout en descendant High Street, puis en obliquant vers le nord par Leith Wind, je me le demandais. Tout d’abord je me répondis que c’était pour sauver James Stewart ; et sans nul doute le souvenir de sa détresse, et les pleurs de sa femme, et les quelques paroles que j’avais laissé échapper à cette occasion agissaient puissamment sur moi. Or, un instant de réflexion me fit voir que c’était (ou devait être) chose tout à fait indifférente, au fils de mon père, que James mourût dans son lit ou sur le gibet. James était à vrai dire le cousin d’Alan, mais en ce qui concernait Alan, le mieux eût été de me tenir tranquille, et de laisser le roi, et sa grâce d’Argyll, et les corbeaux, en prendre à leur aise avec les os de son parent. Et je ne pouvais non plus oublier qu’à l’heure où nous étions tous trois enveloppés dans le même péril, James n’avait pas montré tant d’inquiète sollicitude ni pour Alan ni pour moi.

Il me vint ensuite à l’idée que j’agissais dans l’intérêt de la justice ; et le mot me parut beau, et je me persuadai (puisque nous faisions de la politique, chacun à notre détriment) que la justice importait avant tout, et que la mort d’un innocent portait une atteinte à la société tout entière. Puis ce fut derechef le Malin qui me donna un échantillon de sa logique ; il me railla de prétendre m’intéresser à ces questions sublimes, et me déclara que je n’étais rien de plus qu’un enfant vain et bavard, qui avait débité de grands mots à Rankeillor et à Stewart, et que je me considérais par orgueil comme engagé à soutenir cette fanfaronnade. Voire, et il retourna l’arme dans la plaie ; car il m’accusa d’une sorte d’artificieuse lâcheté, pour vouloir au coût d’un risque léger me procurer une sécurité plus grande. D’une part, en effet, tant que je ne me serais pas dénoncé et disculpé, je pouvais chaque jour rencontrer Mungo Campbell ou l’agent du shérif et être reconnu et impliqué dans l’assassinat d’Appin ; et, d’autre part, à supposer que je me tirasse convenablement de mes aveux, je respirais désormais avec plus de liberté. J’eus beau examiner bien en face ce raisonnement, je n’y découvris rien dont j’eusse à rougir. Quant à l’autre : « Voici les deux chemins, pensai-je, et l’un comme l’autre aboutit au même point. Il est injuste que James soit pendu si je puis le sauver ; et je m’estimerais grotesque d’avoir tant bavardé pour finalement ne rien faire. Il est heureux pour James des Glens que je me sois vanté prématurément, car me voici engagé à bien faire. Outre le nom d’un gentilhomme, j’en ai aussi la fortune ; il serait triste de découvrir que je n’en ai pas l’étoffe. » Mais je songeai alors que c’était là une inspiration profane, et je murmurai une prière, afin d’obtenir tout le courage qui me serait nécessaire, avec la grâce d’aller droit à mon devoir comme un soldat marche à la bataille, et aussi celle d’en revenir sain et sauf comme tant d’autres.

Cette façon de raisonner aboutit à m’affermir dans ma décision ; toutefois elle était loin de me rendre insensible aux dangers qui m’environnaient, ni au sort trop probable qui m’attendait, si je persévérais dans cette voie, de rencontrer au bout l’échelle du gibet. La matinée était pure et belle, mais le vent orienté à l’est faisait courir dans mes veines un léger frisson, en me rappelant l’automne, les feuilles mortes, les défunts couchés dans leurs tombes. Le diable s’en mêlait vraiment, puisque je devais mourir en pleine prospérité, et pour le compte d’autrui ! Sur le sommet de Calton Hill, bien que ce ne fût pas la saison habituelle de cet amusement, quelques gamins couraient à grands cris avec leurs cerfs-volants. Ces jouets se détachaient très net sur le ciel ; j’en vis un grand s’élever à une hauteur considérable, et puis s’abattre à pic parmi les ajoncs ; et à cette vue je me dis : « Voilà l’image de Davie. »

Après avoir franchi Mouters-Hill, mon chemin coupait l’extrémité d’un village situé à flanc de coteau parmi des cultures. De chaque maison s’élevait le ronflement des métiers ; les abeilles vrombissaient dans les jardins ; sur le pas de leurs portes, les voisines s’entretenaient dans une langue étrangère ; et j’appris par la suite que c’était là un village français, Picardy, dont les tisserands travaillaient pour la Société des Lins. Je m’y fis indiquer à nouveau la direction de Pilrig, qui était mon but ; et un peu plus loin je vis au bord de la route une potence où se balançaient deux pendus enchaînés. Ils étaient enduits de goudron, suivant l’usage ; le vent les faisait tournoyer, leurs chaînes cliquetaient, et les oiseaux voltigeaient à grands cris à l’entour de ces macabres pantins. Ce spectacle imprévu matérialisait si bien mes craintes que je n’en finissais pas de le contempler et de m’abreuver d’horreur. Et comme j’errais çà et là aux abords de la potence, voilà-t-il pas que je tombai sur une hideuse vieille, assise derrière un des montants, et qui branlait la tête en se parlant tout haut, avec des signes de l’index et des salutations.

– Dites, la mère, qui sont ces deux-là ? lui demandai-je, en désignant les cadavres.

– Bénédiction sur ta jolie tête ! s’écria-t-elle. Deux amoureux à moi ; rien que deux de mes anciens amoureux, mon petit chéri.

– Pourquoi ont-ils été suppliciés ? demandai-je.

– Oh, rien que pour la bonne cause, dit-elle. Je leur avais pourtant prédit la manière dont ça finirait. Deux shillings d’Écosse : pas une miette de plus ; et voilà deux jolis garçons pendus pour ça ! Ils les avaient pris à un gosse de Brouchton.

– Ouais ! dis-je, parlant à moi-même et non à la vieille folle ; et ils ont fini de la sorte pour une si piètre affaire ? C’est vraiment n’avoir pas de chance.

– Donne-moi ta menotte, chéri, dit-elle, que je te dise la bonne aventure.

– Non, la mère, répliquai-je ; je vois bien assez loin sur mon chemin. Cela ne vaut rien de voir trop loin devant soi.

– Je la lirai donc sur ta figure, dit-elle. Je vois une jolie fille aux yeux brillants, et je vois un tout petit homme en bel habit, et un gros homme à perruque poudrée, et je vois l’ombre de la potence, chéri, qui s’étale tout en travers de ton chemin. Donne-moi ta main, petit, et la vieille Merren te dira tout comme il faut.

Les deux coups de hasard, par lesquels elle semblait désigner Alan et la fille de James More, me frappèrent fortement ; et je pris la fuite, jetant à la vieille sorcière un sou avec lequel elle se mit à jouer, toujours assise dans l’ombre mouvante des pendus.

N’eût été cette rencontre, j’aurais cheminé assez agréablement sur la route de Leith. L’antique chaussée courait parmi des champs cultivés avec un soin que je n’avais remarqué autre part ; je prenais plaisir, d’ailleurs, à me trouver au sein de cette paix rustique ; mais les chaînes de la potence me cliquetaient dans la tête ; et les grimaces et les moues de la vieille sorcière, jointes au souvenir des morts, me tourmentaient comme un cauchemar. Finir sur le gibet, l’extrémité est dure ; et que l’on vienne à y être pendu pour deux shillings d’Écosse, ou (comme disait M. Stewart) pour avoir fait son devoir, une fois que l’on est goudronné, enchaîné et accroché, la différence est minime. Je me figurais voir suspendu à leur place David Balfour, et d’autres jeunes gens passeraient, allant à leurs affaires, sans souci de lui ; et de vieilles folles assises au pied de la potence leur diraient la bonne aventure ; et des jeunes filles bien élevées passeraient, en détournant la tête et se bouchant le nez. Je les vis distinctement : elles avaient des yeux gris, et les cocardes de leurs coiffures étaient aux couleurs des Drummond.

J’étais dans les plus tristes dispositions d’esprit, quoique toujours bien décidé, quand j’arrivai en vue de Pilrig, joli castel à pignon situé au bord de la route parmi de jeunes bois de belle venue. À mon arrivée, le cheval du laird, tout sellé, attendait devant la porte son maître, qui lui-même était dans son bureau, où il était à la fois grand philosophe et très musicien. Il me fit dès l’abord le meilleur accueil et, après avoir lu la lettre de Rankeillor, se mit obligeamment à ma disposition.

– Et de quoi s’agit-il, cousin David ? me demanda-t-il – puisque nous sommes, paraît-il, cousins –, qu’est-ce que je puis faire pour vous ? Un mot pour Prestongrange ? Certes, je vous le donnerai volontiers. Mais que doit contenir ce mot ?

– Monsieur Balfour, répondis-je, si je vous racontais toute mon histoire comme elle est arrivée, je suis d’avis (et Rankeillor l’a été avant moi) que vous en seriez peu édifié.

– Je regrette de vous entendre parler ainsi, mon cousin.

– Je ne partage pas ce regret, monsieur Balfour ; je n’ai pas à me reprocher rien qui doive m’en inspirer, pas plus qu’à vous pour moi, en dehors des faiblesses inhérentes à l’humanité. « La faute du premier péché d’Adam, le manque de droiture originelle, et la corruption de ma nature », voilà ce dont j’ai à répondre, et on m’a enseigné, je l’espère, d’où me viendra le salut. (Je voyais bien que mon interlocuteur aurait meilleure opinion de moi si je savais mon catéchisme, et c’est pourquoi je parlai de la sorte.) Mais en fait d’honneur mondain, je n’ai pas d’infraction grave à me reprocher ; et mes ennuis me sont survenus tout à fait contre ma volonté, et, autant que j’en puis juger, sans qu’il y ait de ma faute. Mon malheur est d’avoir été impliqué dans une intrigue politique, dont il paraît que votre plus cher désir est de ne rien savoir.

– Allons, c’est parfait, monsieur David, répliqua-t-il. Je vois avec plaisir que vous êtes bien tel que Rankeillor vous dépeint. Quant à ce que vous dites des intrigues politiques, vous ne faites que me rendre justice. Je m’efforce d’être au-dessus de tout soupçon, et par conséquent d’éviter leur domaine. Reste à savoir en quoi je pourrais bien vous aider, si je dois tout ignorer de l’affaire.

– Eh bien, monsieur, dis-je, il me semble que vous pourriez écrire à sa seigneurie que je suis un jeune homme d’assez bonne famille et d’une fortune convenable : l’un et l’autre, je crois, sont vrais.

– J’ai là-dessus l’affirmation de Rankeillor, dit M. Balfour, et je la tiens pour une garantie suffisante.

– Vous pouvez encore ajouter (si vous en croyez ma parole sur ce point) que je fréquente assidûment l’église, que je suis fidèle au roi George, et que j’ai été élevé dans ces principes.

– Rien de tout cela ne saurait vous nuire.

– Ensuite, proposai-je, vous pourriez dire que je sollicite un entretien de sa seigneurie sur une affaire de haute importance, qui a trait au service de Sa Majesté et à l’administration de la justice.

– Devant ignorer l’affaire, dit le laird, je ne prendrai pas la responsabilité de qualifier sa gravité. Je supprime donc « haute importance ». Pour le reste je veux bien m’exprimer selon votre désir.

– Et puis, monsieur, ajoutai-je, en me passant légèrement le pouce sur le cou, puis je serais fort désireux que vous glissiez un mot susceptible de contribuer à ma sauvegarde.

– Votre sauvegarde ? reprit-il, contribuer à votre sauvegarde ? Voilà une expression qui me défrise un peu. Si l’affaire est tellement dangereuse, j’avoue que je n’aime guère de m’y engager à l’aveuglette.

– Il me semble que je puis en deux mots vous faire sentir où est l’enclouure.

– Cela vaudrait mieux, en effet.

– Eh bien, il s’agit de l’assassinat d’Appin. Il leva les bras au ciel.

– Messieurs ! messieurs ! s’écria-t-il.

L’expression de son visage aussi bien que son ton me firent craindre un instant d’avoir perdu mon protecteur.

– Laissez-moi vous expliquer… commençai-je.

– Je vous remercie beaucoup ; je ne veux plus rien savoir, interrompit-il. Je refuse en bloc de plus rien entendre là-dessus. En faveur de votre nom et de Rankeillor, et peut-être un peu à cause de vous-même, je ferai mon possible pour vous aider ; mais je ne veux plus rien entendre au sujet des faits. Et mon tout premier devoir est de vous avertir. Ce sont là des eaux profondes, monsieur David, et vous n’êtes qu’un jeune homme. Prenez garde, et réfléchissez-y à deux fois.

– Il est probable que j’y ai réfléchi plus souvent que cela, monsieur Balfour, répliquai-je, et j’attirerai à nouveau votre attention sur la lettre de Rankeillor, où j’espère et je crois bien qu’il a consigné son approbation de ce que je veux faire.

– Bon, bon, fit-il ; et il répéta : Bon, bon ! Je ferai pour vous tout mon possible. – Il prit une plume et du papier, resta un moment à réfléchir, et se mit à écrire avec beaucoup d’attention.

– Vous dites que Rankeillor approuve ce que vous avez dans l’idée ? interrogea-t-il soudain.

– Après quelques objections, monsieur, il m’a conseillé d’aller de l’avant, à la grâce de Dieu.

– C’est bien le nom à invoquer en l’espèce, dit M. Balfour, se remettant à écrire. Puis il signa, relut ce qu’il avait écrit, et m’interpella de nouveau : – Voici donc, monsieur David, une lettre d’introduction où j’apposerai mon sceau sans la clore, et que je vous remettrai ouverte, selon l’usage. Mais comme j’agis à tâtons, je vais vous la lire, afin que vous voyiez si elle répond bien à vos fins.

« Pilrig, ce 26 août 1751.

« Mylord,

« Je vous écris ces lignes afin d’attirer votre attention sur mon homonyme et cousin, David Balfour, Esquire de Shaws, jeune gentilhomme d’irréprochable naissance et de fortune convenable. Il a reçu en outre le bénéfice plus précieux encore d’une éducation religieuse, et ses opinions politiques sont tout à fait selon le cœur de votre seigneurie. Bien que M. Balfour ne m’ait pas fait de confidences, je sais qu’il a des révélations à vous faire, concernant le service de Sa Majesté et l’administration de la justice, envers quels objets le zèle de votre seigneurie est notoire. Je dois ajouter que l’intention de ce jeune gentilhomme est connue de plusieurs de ses amis, qui l’approuvent, et qui en attendent avec un espoir inquiet l’issue heureuse ou l’échec. »

– Sur quoi, poursuivit M. Balfour, j’ai signé après les formules habituelles. Notez que j’ai dit : plusieurs de vos amis ; j’espère que vous êtes à même de justifier ce pluriel ?

– Parfaitement, monsieur : mon dessein est connu et approuvé de plus d’un. Et votre lettre, dont je me fais une joie de vous remercier, est telle que je pouvais l’espérer.

– C’est tout ce qu’on pouvait tirer de moi, dit-il ; et, considérant ce que je sais de l’affaire où vous avez l’intention de vous embarquer, il me reste à prier Dieu que ce soit suffisant.

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