Mon cousin me retint à déjeuner, « pour l’honneur de la maison », comme il dit ; et je n’en fis que plus de diligence lors de mon retour. Mon seul désir était d’en avoir fini avec la démarche suivante et de me trouver compromis à fond. Pour quelqu’un placé dans ma situation, en effet, ce geste, qui équivalait à refermer la porte sur l’hésitation et la tentation, était en lui-même des plus tentants. Je fus donc très désappointé quand j’appris, en arrivant à l’hôtel de Prestongrange, que le maître était sorti. Son absence était alors réelle, je le crois, et le resta encore plusieurs heures ; mais je suis persuadé que le procureur général rentra ensuite chez lui, et retrouva des amis dans un appartement voisin, alors qu’on avait déjà dû oublier mon arrivée. Je serais parti une douzaine de fois, n’eût été ce désir intense d’en finir sans retard avec ma déposition et de pouvoir ensuite aller me coucher la conscience tranquille. Tout d’abord je lus, car le petit cabinet où l’on m’avait introduit renfermait un assortiment de livres. Mais j’ai bien peur d’avoir lu sans grand profit ; de plus, comme le temps était couvert, le crépuscule tomba de bonne heure, et mon cabinet n’étant éclairé que par une fenêtre des plus exiguës, je me vis finalement obligé de renoncer à cette distraction de pis-aller, et tout le temps que j’attendis encore s’écoula dans le plus lourd désœuvrement. Un bruit de conversation dans la pièce voisine, les agréables sons d’un clavecin, et à un moment la voix d’une dame qui chantait furent seuls à me tenir compagnie.
J’ignore l’heure qu’il pouvait être, mais il faisait nuit depuis longtemps, lorsque la porte de mon cabinet s’ouvrit et j’aperçus, se détachant sur un fond éclairé, un homme de haute taille qui s’arrêta sur le seuil. Je me levai aussitôt.
– Y a-t-il quelqu’un là-dedans ? interrogea-t-il. Qui est là ?
– Je suis porteur d’une lettre que le laird de Pilrig envoie au lord procureur général, répondis-je.
– Y a-t-il longtemps que vous attendez ?
– Je préfère ne pas chercher à savoir depuis combien d’heures.
– C’est la première nouvelle que j’en entends, répliqua-t-il, avec un petit rire. Les laquais vous auront oublié. Mais enfin vous tombez bien, car je suis Prestongrange.
En disant ces mots, il passa devant moi pour gagner la pièce voisine où il me fit signe de le suivre ; et là, ayant allumé une bougie, il prit place devant un secrétaire. La salle était oblongue, de bonnes proportions, entièrement garnie de livres. Cette minuscule tache de lumière perdue dans un angle faisait ressortir la belle prestance et le visage volontaire de mon hôte. Il était rouge, l’œil humide et luisant, et je m’aperçus qu’avant de s’asseoir il tituba quelque peu. Il venait sans nul doute de souper copieusement, mais il restait tout à fait maître de sa raison et de sa langue.
– Allons, monsieur, asseyez-vous, me dit-il, et voyons la lettre de Pilrig.
Il la parcourut d’abord négligemment, et leva les yeux en me saluant lorsqu’il rencontra mon nom ; mais je crus voir son attention redoubler vers les derniers mots qu’il relut par deux fois. On devine bien que pendant ce temps le cœur me battait, car je venais de franchir le Rubicon et d’arriver en plein sur le champ de bataille.
– Je suis heureux de faire votre connaissance, monsieur Balfour, dit-il, quand il eut fini. Permettez-moi de vous offrir un verre de bordeaux.
– Avec votre permission, mylord, je ne crois pas que cela me serait bon, répliquai-je. Je suis venu ici, comme cette lettre a dû vous l’apprendre, pour une affaire qui me concerne assez gravement ; et n’étant guère habitué au vin, je craindrais de le mal supporter.
– Libre à vous, dit-il. Mais si vous le permettez, je ferai quand même venir une bouteille pour moi.
Il pressa sur un timbre, et comme par enchantement un valet de pied parut, apportant vin et verres.
– Bien sûr, vous ne trinquez pas avec moi ? demanda le procureur général. Allons, je bois à notre plus ample connaissance ! En quoi puis-je vous être utile ?
– Je dois peut-être commencer par vous déclarer, mylord, que je suis venu ici sur votre invitation expresse.
– Vous avez donc un avantage sur moi, car j’avoue que je vous ignorais complètement jusqu’à ce soir.
– C’est exact, mylord, mon nom vous est en effet nouveau. Et néanmoins vous êtes depuis quelque temps déjà extrêmement désireux de faire ma connaissance, et vous l’avez déclaré en public.
– Mettez-moi plutôt sur la voie, fit-il. Je ne suis pas Daniel.
– Il suffira sans doute de vous dire, repris-je, que si j’étais d’humeur à plaisanter – ce qui est loin d’être le cas – rien ne m’empêcherait de réclamer deux cents livres à votre seigneurie.
– À quel titre ?
– À titre de récompense offerte pour ma personne.
Il repoussa son verre définitivement, et se redressa dans son fauteuil où jusque-là il était resté allongé.
– Que voulez-vous dire ? fit-il.
– Un garçon grand et vigoureux d’environ dix-huit ans, citai-je. Parle avec l’accent du Lowland. Barbe, néant.
– Je reconnais ces termes, dit-il, lesquels, si vous êtes venu ici dans la malencontreuse intention de vous gausser, pourraient bien devenir des plus préjudiciables à votre sûreté.
– Mon présent but, repris-je, est des plus sérieux, puisqu’il implique une question de vie ou de mort, et vous m’avez entendu exactement. Je suis le garçon qui parlait avec Glenure quand celui-ci fut tué.
– Je dois donc croire, en vous voyant ici, que vous vous prétendez innocent ?
– La conclusion est évidente. Je suis un très loyal sujet du roi George, mais si j’avais quoi que ce fût à me reprocher, je n’aurais pas eu l’audace de m’aventurer dans votre antre.
– J’en suis bien aise, dit-il. Ce crime infâme, monsieur Balfour, est de nature à ne permettre aucune indulgence. Ce sang a été versé traîtreusement. Il a été versé en opposition directe à Sa Majesté et à tout l’appareil de nos lois, par ceux qui sont leurs adversaires notoires et publics. J’attache à ceci la plus haute importance. Je ne nierai pas que je considère ce crime comme dirigé personnellement contre Sa Majesté.
– Et malheureusement, mylord, ajoutai-je, d’un ton un peu sec, dirigé personnellement aussi contre un autre grand personnage qu’il est inutile de nommer.
– Si vos paroles signifient quelque chose ; je dois vous déclarer que je les considère comme indignes d’un bon sujet ; si elles étaient prononcées en public, je ne les laisserais pas passer ainsi. Vous ne semblez pas vous rendre compte de la gravité de votre situation, sans quoi vous prendriez mieux garde de ne pas l’empirer par des mots qui visent l’intégrité de la justice. La justice, dans ce pays, et entre mes humbles mains, ne fait pas acception de personnes.
– Vous me donnez trop de part dans mon propre langage, mylord. Je n’ai fait que répéter les propos courants du pays, que j’ai entendus partout sur mon chemin et prononcés par des gens de toutes opinions.
– Lorsque vous aurez acquis plus de discernement vous saurez qu’on ne doit pas écouter de tels propos, et moins encore les répéter. Mais je vous absous de la mauvaise intention. Ce noble seigneur, que nous honorons tous, et qui a été touché au plus profond par cette nouvelle barbarie, est trop haut placé pour que ces injures l’atteignent. Le duc d’Argyll – vous voyez que je suis franc avec vous – prend la chose à cœur comme moi, et comme nous y sommes tenus l’un et l’autre par nos fonctions judiciaires et le service de Sa Majesté ; et je souhaiterais que tout le monde, dans cette triste époque, fût également pur de vindicte familiale. Mais du fait que c’est un Campbell qui est tombé victime de son devoir – et quel autre qu’un Campbell se serait exposé ainsi ? Je puis le dire, moi qui ne suis pas un Campbell – et puisqu’il se trouve que le chef de cette noble maison est aujourd’hui (pour notre plus grand bien) à la tête du ministère de la Justice, les esprits étroits et les langues malveillantes se donnent libre cours dans tous les cabarets du pays ; et j’estime qu’un jeune gentilhomme comme M. Balfour est bien mal avisé de se faire leur écho. – Il avait parlé jusque-là sur un ton oratoire, comme s’il eût été au tribunal, mais il reprit alors des façons de gentilhomme. – Tout cela entre parenthèses, ajouta-t-il. Il ne vous reste plus qu’à m’apprendre ce que je dois faire de vous.
– Je croyais que ce serait plutôt moi qui l’apprendrais de votre seigneurie, répliquai-je.
– Exact, reprit le procureur général. Mais, voyez-vous, c’est avec de bonnes recommandations que vous vous présentez à moi. Cette lettre (et il la souleva un instant de la table) porte le nom d’un brave et honnête whig ; et – extra-judiciairement, monsieur Balfour – il reste toujours la possibilité d’un accommodement. Je vous le dis, et je vous le dis d’avance, afin que vous soyez mieux sur vos gardes, votre sort dépend de moi uniquement. Dans une affaire de ce genre (soit dit sauf respect) je suis plus puissant que la Majesté royale ; et si vous me contentez – et si bien entendu vous satisfaites ma conscience – dans la suite de notre entretien, je vous affirme que celui-ci peut rester entre nous.
– Que voulez-vous dire ? demandai-je.
– Eh bien, je veux dire ceci, monsieur Balfour, que si vous me donnez satisfaction, pas une âme n’aura besoin de savoir même que vous êtes venu chez moi ; et vous remarquerez que je n’appelle pas mon greffier.
Je vis où il voulait en venir.
– Je suppose, dis-je, qu’il est inutile que personne soit informé de ma visite, encore que je ne voie pas exactement ce que je gagne par là. Je ne rougis pas du tout d’être venu ici.
– Et vous n’en avez aucune raison, dit-il, comme pour m’encourager. Et vous n’avez pas non plus à en redouter les conséquences.
– Mylord, repris-je, permettez-moi de vous dire que je ne me laisse pas facilement effrayer.
– Et je n’ai certes pas la moindre intention de vous effrayer. Mais passons à l’interrogatoire ; et laissez-moi vous avertir de ne rien avancer en dehors des questions que je vais vous poser. Cela pourrait influer directement sur votre sûreté. J’ai une discrétion considérable, c’est vrai ; mais elle a des bornes.
– Je tâcherai de suivre le conseil de votre seigneurie.
Il étala sur la table une feuille de papier, où il inscrivit un en-tête.
– Vous étiez, paraît-il, présent, au bord de la route, dans le bois de Lettermore, au moment du coup fatal, débuta-t-il. Était-ce par hasard ?
– Par hasard, répondis-je.
– Comment êtes-vous entré en conversation avec Colin Campbell ?
– Je lui demandais mon chemin pour aller à Aucharn.
Je remarquai qu’il n’écrivait point cette réponse.
– Hum ! c’est vrai, fit-il. Je l’avais oublié. Mais savez-vous, monsieur Balfour, à votre place, j’insisterais le moins possible sur vos relations avec les Stewart. Cela risquerait d’embrouiller nos affaires. Je ne désire pas encore regarder ces détails comme essentiels.
– J’aurais cru, mylord, que tous les faits réels étaient d’égale importance en une pareille cause.
– Vous oubliez que nous jugeons des Stewart, répliqua-t-il, d’un ton très significatif. Si nous devions jamais en venir à vous juger, vous, ce serait tout différent ; et j’insisterais sur ces questions que je désire à présent effleurer. Mais reprenons : je vois ici dans la déposition de Mungo Campbell que vous êtes encouru aussitôt vers le haut de la colline. Pourquoi ?
– Pas aussitôt, mylord, et j’ai couru parce que je voyais l’assassin.
– Alors, vous l’avez vu ?
– Aussi nettement que je vois votre seigneurie, mais pas d’aussi près.
– Vous le connaissez ?
– Non, mais je le reconnaîtrais.
– Dans votre poursuite, vous n’avez donc pas réussi à le rattraper ?
– Je n’ai pas réussi.
– Était-il seul ?
– Il était seul.
– Il n’y avait personne d’autre dans le voisinage ?
– Alan Breck Stewart était dans un petit bois peu éloigné.
Le procureur général reposa sa plume.
– Je crois, dit-il, que nous jouons aux propos interrompus, et vous verrez que cet amusement finira mal pour vous.
– Je me borne à suivre le conseil de votre seigneurie, en répondant à ce qu’on me demande.
– Vous ferez bien de réfléchir pendant qu’il en est temps encore. J’ai beau vous traiter avec la plus grande sollicitude, vous ne semblez pas l’apprécier, et vous risquez de la rendre vaine par votre défaut de prudence.
– J’apprécie votre sollicitude, mais elle me semble faire fausse route, répliquai-je d’une voix défaillante, car je sentais que nous étions enfin aux prises. Je suis venu vous exposer certains renseignements, afin de vous convaincre qu’Alan reste entièrement étranger au meurtre de Glenure.
Le procureur général resta un moment indécis, les lèvres pincées et fixant sur moi des yeux de chat en colère.
– Monsieur Balfour, dit-il enfin, je vous préviens tout net que vous prenez une voie peu conforme à votre intérêt personnel.
– Mylord, dis-je, je suis aussi éloigné que votre seigneurie de songer dans cette affaire à mes intérêts personnels. Dieu m’en est témoin, je n’ai qu’un but, c’est d’obtenir que justice soit rendue et l’innocent absous. Si en poursuivant ce but je viens à encourir la disgrâce de votre seigneurie, je la supporterai de mon mieux.
À ces mots il se leva de son fauteuil, alluma un second flambeau, et resta une minute à me regarder fixement. Je vis avec surprise un sérieux profond se répandre sur ses traits, et je crois même qu’il pâlit un peu.
– Vous êtes ou bien très naïf, ou au plus haut degré l’inverse, dit-il, et je vois qu’il me faut agir avec vous plus ouvertement. C’est ici une cause politique – eh oui, monsieur Balfour, que cela nous plaise ou non, la cause est politique – et je tremble en songeant aux suites qu’elle peut avoir. Une cause politique, j’ai à peine besoin de le rappeler à un jeune homme de votre éducation, nous l’envisageons d’un tout autre point de vue que si elle était simplement criminelle. La maxime Salus populi suprema lex peut occasionner de grands abus, mais elle a cette force que l’on retrouve seulement dans les lois de la nature : j’entends qu’elle a force de nécessité. Je vous développerai ce point, si vous m’y autorisez, un peu plus au long. Vous voudriez me faire croire…
– Avec votre permission, mylord, je ne voudrais vous faire croire que ce que je puis prouver, interrompis-je.
– Ta ta ta ! mon jeune gentilhomme, soyez un peu moins pointilleux et laissez un homme qui pourrait à tout le moins être votre père user de son langage imparfait, et exprimer ses humbles conceptions, même si elles ont le malheur de ne pas concorder avec celles de M. Balfour. Vous voudriez me faire croire, dis-je, à l’innocence de Breck. J’y attache d’autant moins d’importance que nous ne pouvons mettre la main sur lui. Mais l’innocence de Breck n’est pas un sujet limité à Breck lui-même. Une fois admise, elle ferait tomber toutes les présomptions qui se dressent contre un tout autre criminel : contre un homme vieilli dans la trahison, qui a par deux fois déjà pris les armes contre son roi et par deux fois obtenu son pardon ; un fauteur de désordre, et, qu’il ait ou non tiré lui-même le coup de feu, le principe indubitable du forfait en question. Inutile d’ajouter que je parle de James Stewart.
– Et c’est précisément pour affirmer l’innocence d’Alan et celle de James que je suis venu trouver en particulier votre seigneurie, et cette innocence je suis prêt à l’établir par mes témoignages lors du procès.
– À quoi je répondrai aussi précisément, monsieur Balfour, que, dans ce cas, votre témoignage ne sera pas requis par moi, et je vous prie instamment de vous en abstenir.
– Vous êtes à la tête de la justice dans ce pays, m’écriai-je, et vous me proposez un crime !
– Je suis un homme qui consacre tous ses soins aux intérêts de ce pays, répliqua-t-il, et je vous impose une nécessité politique. Le patriotisme n’est pas toujours moral au sens strict du mot. Vous devriez en être heureux, il me semble : c’est là votre salut même ; les faits parlent hautement contre vous ; et si je m’efforce encore de vous détourner d’un lieu très dangereux, c’est en partie bien entendu parce que je ne suis pas insensible à l’honnêteté de votre démarche ; en partie à cause de la lettre de Pilrig ; mais c’est aussi et surtout parce que je fais passer dans cette affaire mon devoir politique avant mon devoir judiciaire. Je vous le répète aussi franchement : voilà pourquoi je n’ai pas besoin de votre témoignage.
– Je ne voudrais pas avoir l’air de faire un mot, alors que je ne fais qu’exprimer l’évidence de notre position, repris-je. Mais si votre seigneurie n’a pas besoin de mon témoignage, l’autre partie, je pense, serait fort désireuse de l’obtenir.
Prestongrange se leva et se mit à arpenter la pièce de long en large.
– Vous n’êtes pas tellement jeune, dit-il, que vous ne deviez vous rappeler très bien l’an 45 et la commotion qui secoua tout le pays. Je lis dans la lettre de Pilrig que vous êtes attaché à l’Église et à l’État. Or, qui les a sauvés en cette année fatale ? Je ne parle pas de Son Altesse Royale ni de ses canons, qui furent des plus utiles en leur temps ; car le pays a été sauvé et la bataille gagnée avant même que Cumberland marchât sur Drummossie. Qui l’a sauvé ? je le répète ; qui a sauvé la religion protestante et tout le corps de nos institutions civiles ? Le feu lord président Culloden, d’une part : il a joué un rôle viril et il en a été bien peu récompensé – tout comme moi, que vous voyez devant vous, toutes mes énergies bandées vers le même but, et dont la seule récompense sera la conscience du devoir accompli. Outre le président, qui encore ? Vous connaissez la réponse aussi bien que moi : c’est quasi un scandale, et vous-même en commençant y avez fait une allusion que j’ai relevée. Cet autre sauveur fut le Duc avec le grand clan des Campbell. Or, voici un Campbell traîtreusement assassiné, et cela dans le service du roi. Le Duc et moi sommes Highlanders. Mais nous sommes des Highlanders civilisés, et il n’en va pas de même pour la grande masse de nos familles et de nos clans. Ceux-là sont restés sauvages dans leurs qualités et dans leurs défauts. Ils sont encore barbares, autant que les Stewart ; mais les Campbell l’ont été pour la bonne cause, et les Stewart pour la mauvaise. Et maintenant soyez juge. Les Campbell réclament vengeance. S’ils ne l’obtiennent pas – si ce James échappe – ils nous créeront des difficultés. Il y aura, autrement dit, des troubles dans les Highlands, qui sont mécontents et fort loin d’être désarmés : le désarmement est une farce…
– Là-dessus je suis bien de votre avis, interrompis-je.
– Ces troubles dans les Highlands feraient le bonheur de notre vieil et vigilant ennemi, poursuivit sa seigneurie, qui brandissait l’index tout en marchant ; et je vous donne ma parole que nous reverrions un nouveau 45 avec les Campbell de l’autre côté. Pour épargner la vie de ce Stewart – que condamnent par ailleurs une demi-douzaine d’autres charges, en dehors de celle-ci – prétendez-vous jeter votre pays dans la guerre, mettre en danger la foi de vos pères, et exposer la vie et la fortune de combien de milliers d’innocents ?… Ce sont là des considérations qui pour moi l’emportent, et qui j’espère ne l’emporteront pas moins pour vous, monsieur Balfour, si vous êtes un ami de votre pays, du bon ordre et de la vraie religion.
– Vous me parlez en toute franchise, et je vous en remercie, répliquai-je. Je vais de mon côté essayer de vous rendre la politesse. Je crois que votre règle de conduite est juste. Je crois que ces hauts devoirs s’imposent à votre seigneurie ; je crois que vous en avez chargé votre conscience en prêtant serment pour les hautes fonctions que vous exercez. Mais à moi, qui ne suis qu’un homme ordinaire – ou pas même encore un homme –, les devoirs ordinaires me suffisent Je ne puis considérer que deux choses : une pauvre créature exposée au péril imminent et injuste d’une mort ignominieuse ; et les pleurs et les cris de sa femme qui me résonnent encore dans la tête. Je ne vais pas plus loin, mylord. C’est ainsi que je suis fait. Si le pays doit succomber, qu’il succombe. Et je prie Dieu, si c’est là de ma part un aveuglement obstiné, qu’il daigne m’éclairer avant qu’il ne soit trop tard.
Il m’avait écouté sans bouger, et resta de même encore un instant.
– Voilà un obstacle imprévu, fit-il, à haute voix, mais se parlant à lui-même.
– Et qu’est-ce que votre seigneurie va faire de moi ? demandai-je.
– Vous savez que si je voulais vous coucheriez en prison ?
– Mylord, j’ai couché en de pires endroits.
– Allons, mon garçon, reprit-il, une chose ressort clairement de notre entretien, c’est que je puis me fier à votre parole. Jurez-moi sur l’honneur que vous serez entièrement muet non seulement sur ce que nous avons dit ce soir, mais sur ce qui regarde l’affaire d’Appin, et je vous laisse aller librement.
– Je veux bien vous le jurer pour jusqu’à demain soir ou tout autre jour prochain qu’il vous plaira de me fixer. Ce n’est pas pour avoir l’air de jouer au plus fin ; mais si je vous donnais cette promesse sans rien spécifier, votre seigneurie aurait atteint son but.
– Je ne songeais aucunement à vous tendre un piège, dit-il.
– J’en suis bien assuré, repartis-je.
– Voyons, reprit-il, c’est demain dimanche. Venez me voir lundi matin à huit heures, et donnez-moi votre promesse pour jusque-là.
– Volontiers, mylord. Et au sujet de ce qui vous est échappé, je vous la donne pour aussi longtemps qu’il plaira à Dieu d’épargner vos jours.
– Vous remarquerez, dit-il encore, que je n’ai pas usé de menaces.
– J’ai reconnu là la noblesse de votre seigneurie. Mais je ne suis pas encore tout à fait assez naïf pour ne pas discerner la nature de celles que vous n’avez pas émises.
– Allons, fit-il, bonne nuit. Je vous souhaite de bien dormir, car je crois que pour ma part j’en serai incapable.
Là-dessus il poussa un soupir, prit un flambeau, et me reconduisit jusqu’à la porte de la rue.