XVII L’exposé

Le dernier mot de la bénédiction sortait à peine de la bouche du ministre, que Stewart me saisissait par le bras. Nous fûmes les premiers à quitter l’église, et il fit une si singulière diligence que nous nous trouvâmes sains et saufs entre les quatre murs d’une maison avant que la rue ne commençât d’être envahie par les fidèles qui regagnaient leurs demeures.

– J’arrive encore à temps ? demandai-je.

– Oui et non, répondit-il. La cause est entendue ; le jury délibère, et il aura la bonté de nous faire connaître demain matin sa manière de voir, telle que j’aurais pu la prononcer moi-même il y a trois jours, avant le début de la comédie. Dès le début cette décision a été évidente. Le condamné la connaissait ; il me disait voici deux jours : « Vous pouvez faire tout ce que vous voudrez pour moi, je sais ce qui m’attend par ce que le duc d’Argyll vient de dire à M. Macintosh : « Oh ! ç’a été un vrai scandale ! »

Le grand Argyll qui allait devant

Fit tonner canons et fusils,

et le massier lui-même criait « Cruachan ! » Mais maintenant que vous revoilà, je ne désespère plus. Le chêne dominera encore le myrte ; nous battrons les Campbell dans leur propre ville. Que Dieu m’accorde de voir ce jour !

Il se trémoussait avec surexcitation, tout en vidant ses malles sur le plancher pour me trouver des vêtements de rechange, et il m’encombra de son aide tandis que je me changeais. Ce qui me restait à faire, ou comment je devais le faire, il ne m’en dit rien, et je crois même qu’il n’y songea pas un seul instant. « Nous rosserons bien les Campbell ! » Il ne sortait pas de là. Et j’achevai de me persuader que ce qui avait l’apparence d’un honnête procès légal n’était au fond qu’une lutte de clans, et entre deux des plus sauvages. Mon ami l’avocat n’était pas à mon sens le moins acharné. Celui qui ne l’eût vu jamais que figurer à une séance devant le lord aumônier, ou manœuvrer ses crosses de golf en poursuivant une balle sur le terrain de Fruntsfield, celui-là n’eût certes pas reconnu le même personnage dans ce volubile et violent partisan.

Les « conseils » de James Stewart étaient au nombre de quatre : – le shériff Brown de Colstoun et le shériff Miller, M. Robert Macintosh et M. Stewart junior de Stewart Hall. L’avocat les réunit à dîner après le sermon, et je fus très aimablement compris dans l’invitation. Sitôt la nappe desservie, et le premier bol de punch mixtionné avec art par le shériff Miller, on entama le sujet d’actualité. Je fis un récit bref de ma capture et de mon internement, puis on m’interrogea longuement sur le détail de l’assassinat. Je dois rappeler que c’était la première fois que je parlais de l’affaire devant des hommes de loi, et le résultat fut très décevant pour les autres, et, je dois l’avouer, décourageant pour moi.

– En résumé, dit Colstoun, vous démontrez qu’Alan se trouvait sur les lieux, vous l’avez entendu proférer des menaces contre Glenure ; et tout en nous affirmant que ce n’est pas lui qui a tiré, vous donnez fortement l’impression qu’il était de connivence avec lui, et qu’il a consenti, voire indirectement coopéré, à l’action. Vous le montrez, de plus, favorisant de tout son pouvoir au péril de sa liberté, la fuite du criminel. Et la suite de votre témoignage (du moins en ce qui importe) repose uniquement sur la parole d’Alan ou de James, les deux accusés. Bref, vous ne brisez pas, mais vous allongez seulement d’un personnage la chaîne qui relie notre client au meurtrier ; inutile de dire que l’intervention d’un troisième complice renforce cette apparence de complot qui a été dès le début la pierre d’achoppement.

– Je suis du même avis, dit le shériff Miller. Nous pouvons tous, je crois, remercier Prestongrange d’avoir écarté de votre chemin un témoin fort gênant. Et c’est surtout, je crois, M. Balfour lui-même qui peut lui avoir de l’obligation. Car vous parlez d’un troisième complice, mais M. Balfour (à mon point de vue) me fait tout l’effet d’en être un quatrième.

– Permettez, messieurs ! intervint Stewart, l’avocat. Il y a un autre point de vue à considérer. Nous avons ici un témoin – ne discutons pas s’il est d’importance ou non – un témoin dans ce procès qui a été enlevé par ce tas de sinistres bandits, les Glengyle MacGregor, et séquestré pendant près d’un mois sur le Bass dans un amas de ruines. Remuez cela et voyez quelle boue vous en faites rejaillir sur les débats ! Messieurs, c’est une histoire qui fera du bruit dans le monde ! Il serait singulier qu’avec une pression comme celle-là, nous n’arrivions pas à extraire l’acquittement de notre client.

– Et supposez que demain nous soulevions le cas de M. Balfour, dit Stewart Hall. Je serais fort étonné que nous ne rencontrions pas sur notre chemin tant d’obstacles que James serait pendu avant que nous ayons découvert un tribunal pour nous entendre. C’est un grand scandale, mais je pense qu’aucun de vous n’en a oublié un plus grand encore, je veux dire l’affaire de lady Grange. Alors qu’elle était encore en prison, mon ami M. Hope de Rankeillor a fait tout ce qui était humainement possible ; et à quoi est-il arrivé ? Il n’a même pas obtenu l’autorisation de la voir ! Eh bien ! il en sera de même aujourd’hui ; on usera des mêmes armes. Ceci est un spécimen, messieurs, des rivalités de clan. La haine du nom que j’ai l’honneur de porter brûle en haut lieu. Il n’y a rien ici à considérer que la pure et simple vendetta Campbell et l’ignoble intrigue Campbell.

On se figure aisément qu’il abordait là un sujet bienvenu, et je demeurai quelque temps au milieu de ce savant conseil, presque étourdi par leurs propos mais fort peu éclairé sur le contenu de ces derniers. L’avocat se laissa entraîner à quelques expressions un peu vives. Colstoun se crut obligé de le reprendre ; les autres intervinrent à leur tour, de plus en plus bruyamment ; le duc d’Argyll fut battu à plate couture ; le roi Georges attrapa en passant quelques horions ; et il n’y eut qu’un personnage d’oublié, ce fut James des Glens.

Au milieu de ce hourvari, M. Miller gardait son calme. C’était un gentleman d’un certain âge, au teint vermeil et souriant ; il parlait d’une voix grave et posée, détachant les mots comme un acteur, afin de leur donner toute leur valeur ; et même à cette heure où il restait muet, assis avec sa perruque posée à côté de lui, son verre dans ses deux mains, la bouche plaisamment froncée, et le menton en avant, il personnifiait la malice égayée. Il avait évidemment son mot à dire, et il attendait l’occasion favorable.

Elle se présenta bientôt. Dans l’un de ses discours, Colstoun avait fait mention de leurs devoirs envers leur client. La transition plut, j’imagine, au shériff son confrère. D’un geste et d’un regard celui-ci mit la tablée dans sa confidence.

– Cela me fait penser à un détail que l’on oublie, dit-il. L’intérêt de notre client passe à coup sûr avant tout ; mais le monde ne finira pas faute de James Stewart. – Là-dessus il leva les yeux au ciel. – Reste à ne pas négliger, par exemple, un certain M. George Brown, un M. Thomas Miller, et un M. David Balfour. M. David Balfour tient un sujet de plainte admirable, et je crois, messieurs, pourvu que son histoire fût convenablement présentée – je crois qu’il resterait pas mal de perruques sur le carreau.

D’un seul mouvement toute la table se tourna vers lui.

– Convenablement mise au point et présentée, son histoire est de nature à entraîner des conséquences, reprit-il. L’administration de la justice tout entière serait totalement discréditée, du plus haut fonctionnaire au plus bas ; et il me semble qu’ils auraient besoin d’être remplacés. – Il pétillait de malice en disant ces mots. Il conclut : – Et je n’ai pas besoin de vous démontrer que cette cause de M. Balfour serait singulièrement profitable à ceux qui y coopéreraient.

Ainsi donc ils couraient tous un lièvre différent. La cause de M. Balfour signifiait pour eux le genre de discours qu’on y prononcerait, les magistrats qui seraient évincés, et ceux qui succéderaient à leurs charges. Je ne rapporterai que deux spécimens de leurs propos. On m’offrit de tâter Simon Fraser, dont le témoignage, si j’arrivais à l’obtenir, serait fatal pour Argyll et Prestongrange. Miller approuva fort cette tentative. – Nous avons devant nous un rôti juteux, dit-il, et il y en a plus qu’il n’en faut pour nous tous. – Et on eût cru les voir tous se lécher les babines. Stewart l’avocat se voyait prêt à se venger de son ennemi capital, le Duc, et il ne se tenait plus de joie.

– Messieurs, s’écria-t-il en remplissant son verre, je bois au shériff Miller. Ses capacités juridiques sont connues de chacun. De ses talents culinaires, le bol qui est devant vous en est un témoignage. Mais quand il s’agit de politique !… Et il vida son verre.

– Oui, mais ce n’est pas de la politique comme vous l’entendez, répliqua Miller, frappé. Je dirais plus volontiers que c’est une révolution, et je crois pouvoir vous garantir que la cause de M. Balfour fera époque pour les historiens. Mais convenablement dirigée, monsieur Stewart, dirigée avec amour, cette révolution sera pacifique.

– Hé ! je ne m’inquiète pas si l’on frotte un peu les oreilles à des damnés Campbell ! s’écria Stewart, en abattant son poing sur la table.

On peut imaginer que je n’étais guère satisfait, et cependant j’avais peine à m’empêcher de rire devant la naïveté de ces vieux intrigants. Mais je n’étais pas disposé à voir toutes les épreuves que j’avais endurées profiter à l’avancement du shériff Miller ou servir à faire une révolution dans le Parlement. Je pris donc la parole en affectant la plus grande modestie.

– J’ai à vous remercier, gentlemen, de vos bons avis, dis-je. Je voudrais toutefois, si vous le permettez, vous poser deux ou trois questions. Il y a une chose, par exemple, que nous avons un peu négligée : Est-ce que ce procès aura de bons résultats pour notre ami James des Glens ?

Ils parurent un peu interdits, et me donnèrent des réponses variées, mais qui concordaient sur un point, à savoir que l’unique espoir de James était dans la clémence du roi.

– Allons plus loin, fis-je. Sera-t-elle profitable à l’Écosse ? Un dicton prétend que c’est un mauvais oiseau celui qui abîme son propre nid. Je me souviens avoir ouï dire dans mon enfance qu’il y avait eu à Édimbourg une émeute à l’occasion de laquelle la feue reine qualifia notre pays de barbare ; et j’ai toujours pensé que nous avions plus perdu que gagné à cette émeute. Puis ç’a été l’an 45, qui a fait tellement parler de l’Écosse ; mais je n’ai jamais ouï dire que nous ayons gagné quelque chose aux événements de 45. Et nous voici arrivés à la cause de M. Balfour, comme vous l’appelez. M. le shériff Miller affirme qu’elle fera époque pour les historiens, et cela ne m’étonnerait pas. Je craindrais seulement qu’ils n’y voient surtout une époque de malheur et de réprobation publique.

Avec son acuité d’esprit Miller avait déjà flairé où je voulais en venir, et il s’empressa de m’emboîter le pas.

– Voilà qui est fortement exprimé, monsieur Balfour, dit-il. Votre observation est de poids.

– Nous devons aussi nous demander si le procès sera utile au roi George, continuai-je. M. le shériff Miller semble très rassuré sur ce point ; mais je doute que vous soyez à même de démolir la maison sous les pieds de Sa Majesté sans qu’elle reçoive quelques horions, dont l’un ou l’autre pourrait lui être fatal.

Je leur préparais la réponse, mais nul ne souffla mot.

– Quant à ceux auxquels la cause profiterait, continuai-je, M. le shériff Miller nous a cité plusieurs noms, parmi lesquels il a eu l’amabilité de mentionner le mien. Il voudra bien m’excuser si je ne suis pas de son avis. Dans cette affaire je ne crois pas avoir reculé le moins du monde tant qu’il y avait une existence à sauver ; mais j’avoue que je me suis vu fort malheureux pour un jeune homme qui se destine au barreau et qui n’a pas encore vingt ans, de se donner les allures d’un brouillon et d’un factieux. Pour ce qui est de James – en l’état des choses, avec la sentence quasi prononcée – il paraît n’avoir plus d’autre espoir que dans la clémence royale. Ne peut-on donc s’adresser directement à Sa Majesté, sauvegarder l’honneur public de ces hauts justiciers, et me tenir à l’écart d’une situation qui me paraît devoir être ma perte.

Ils restaient tous le nez baissé dans leurs verres, et je sentis qu’ils désapprouvaient mon attitude en cette affaire. Mais Miller fit contre mauvaise fortune bon cœur.

– Si notre jeune ami m’autorise à présenter son idée sous une forme plus précise, dit-il, je vois qu’il nous propose d’introduire dans un mémoire à la Couronne le fait de sa séquestration, avec peut-être quelques chefs de la déposition qu’il était prêt à faire. Ce plan a des chances de succès. Il est capable autant qu’un autre (sinon mieux) de sauver notre client. Peut-être Sa Majesté aura-t-elle la bonté de ressentir quelque gratitude envers tous ceux qui contribueront à ce mémoire, lequel passerait sans difficulté pour un geste du meilleur loyalisme ; et sa rédaction même pourrait indiquer ce point de vue.

Ils échangèrent des hochements de tête, non sans quelques soupirs, car la première alternative correspondait sans doute mieux à leurs aspirations.

– Écrivez donc, monsieur Stewart, s’il vous plaît, poursuivit Miller ; et il serait fort à propos que le papier fût signé de nous cinq ici présents, comme délégués du « condamné ».

– Cela ne peut toujours faire de mal à aucun de nous, dit Colstoun, en poussant un nouveau soupir : – il venait pendant dix minutes de se voir lord procureur général.

Sur quoi ils se mirent sans grand enthousiasme à rédiger le mémoire ; – mais bientôt ils s’échauffèrent à la tâche, et je me bornai à les regarder et répondre parfois aux questions. Le document fut rédigé à souhait : il exposait d’abord les faits me concernant, la récompense offerte pour mon arrestation, ma reddition, la pression exercée sur moi ; ma séquestration, et mon arrivée à Inverary lorsqu’il était trop tard. Il énumérait ensuite les raisons de loyalisme et d’intérêt public pour lesquelles on avait décidé de renoncer aux moyens légaux ; et il concluait par un appel véhément à la pitié du roi en faveur de James.

Je trouvai qu’on me sacrifiait un peu trop, et qu’on me représentait quasi sous les espèces d’un boutefeu que ma cohorte de légistes avait à grand-peine détourné des moyens extrêmes. Mais je laissai passer la chose, et me bornai à suggérer que l’on me déclarât prêt à donner mon témoignage et à fournir ceux d’autres personnes devant toute commission d’enquête. Je demandai aussi que l’on me remît sur-le-champ un exemplaire du mémoire.

Colstoun sifflota et poussa quelques « Hum ! »

– C’est un document des plus confidentiels, ajouta-t-il.

– Et ma situation vis-à-vis de Prestongrange est des plus délicates, ripostai-je. Il n’est pas douteux que j’ai dû éveiller sa sympathie à première vue, pour qu’il m’ait toujours traité si amicalement depuis lors. Sans lui, gentlemen, je serais mort à cette heure, ou j’attendrais ma condamnation aux côtés de ce malheureux James. C’est pourquoi je tiens à lui communiquer la substance de ce document dès qu’il sera recopié. Il vous faut également considérer que cette mesure me servira de sauvegarde. J’ai ici des ennemis qui ont toujours eu la main lourde, Sa Grâce est dans son propre pays, tout comme Lovat ; et s’il planait le moindre doute sur mes procédés je pourrais fort bien me réveiller en prison.

Ne trouvant rien à répondre à ces arguments, ma société de conseillers finit par m’accorder ce que je désirais, en y mettant toutefois cette condition, que je remettrais le papier à Prestongrange avec les compliments exprès de tous les signataires.

Le procureur était au château où il dînait avec Sa Grâce. Par l’intermédiaire de l’un des domestiques de Colstoun, je lui fis tenir un billet pour lui demander audience, et reçus l’avis d’aller aussitôt le rejoindre dans une certaine maison de la ville. Je l’y trouvai seul dans une chambre. Son visage était impénétrable ; mais je n’étais pas assez peu observateur pour n’avoir pas aperçu des hallebardes dans le vestibule, ni assez niais pour ne pas deviner qu’il était prêt à me faire arrêter sur-le-champ, s’il le jugeait à propos.

– Ainsi donc, monsieur Balfour, vous êtes ici ? dit-il.

– Et je crains de n’y être guère le bienvenu, mylord, répliquai-je. Mais je voudrais avant d’aller plus loin vous exprimer ma reconnaissance pour les continuels bons offices de votre seigneurie, même s’ils sont destinés à prendre fin désormais.

– Vous m’avez déjà parlé de votre gratitude, fit-il sèchement, et je doute que ce soit pour cette raison que vous m’avez fait quitter la table afin de venir vous écouter. Je me rappellerais aussi, à votre place, que vous êtes encore sur un terrain très mouvant.

– Plus à présent, mylord, je crois, et si votre seigneurie veut bien jeter un coup d’œil sur ce papier, vous serez peut-être de mon avis.

Il le lut très attentivement jusqu’au bout, les sourcils contractés ; puis il revint sur un passage et sur un autre dont il sembla peser et comparer la teneur. Ses traits se détendirent un peu.

– Cela pourrait être plus mauvais, dit-il ; quoique je craigne encore d’avoir à payer cher pour la connaissance que j’ai faite de M. David Balfour.

– Ou plutôt pour votre indulgence envers cet infortuné jeune homme, mylord.

Il relut à nouveau le papier, et peu à peu son humeur se rasséréna.

– Mais à qui dois-je ce bon office ? demanda-t-il enfin. On a dû examiner d’autres projets, il me semble. Qui est-ce qui a proposé cette méthode particulière ? Est-ce Miller ?

– Mylord, c’est moi, répliquai-je. Ces messieurs n’ont pas montré pour moi tellement d’égards que je veuille me priver du peu de crédit, qui me revient légitimement, et leur épargner les responsabilités qu’ils doivent en conscience supporter. Et je dois à la vérité de dire qu’ils étaient tous partisans d’un moyen qui aurait eu de singuliers résultats dans le Parlement, et qui eût représenté pour eux (suivant l’une de leurs expressions) un rôti juteux. Lors de mon intervention, ils étaient, je crois, sur le point de se partager les diverses fonctions de la magistrature. Notre ami, M. Simon, aurait été reçu à composition.

– Voilà bien nos amis ! fit en souriant Prestongrange. Et quelles ont été vos raisons de les contredire, monsieur David ?

Je les lui exposai sans détour, faisant toutefois ressortir avec plus de force et d’étendue celles qui regardaient Prestongrange lui-même.

– Vous me rendez plus que justice, reprit-il. J’ai lutté pour votre intérêt aussi fortement que vous contre le mien. Mais comment êtes-vous ici aujourd’hui ? interrogea-t-il. En voyant les débats se prolonger, l’inquiétude m’a pris de vous avoir assigné un délai trop juste, et je vous attendais pour demain. Mais aujourd’hui, l’idée ne m’en serait jamais venue.

Je n’allais naturellement pas trahir Andie.

– Je suppose qu’il y a des bêtes très fatiguées tout le long du chemin, dis-je.

– Si j’avais su que vous étiez un pareil bandit, vous auriez goûté plus longtemps du Bass.

– À ce propos, mylord, je vous rends votre lettre.

Et je lui tendis l’enveloppe à l’écriture contrefaite.

– Il y avait aussi une feuille avec le sceau.

– Je ne l’ai plus. Elle ne portait même pas d’adresse, et n’aurait pas compromis un chat. Pour le second billet, je l’ai, et avec votre permission, je le garde.

Il parut légèrement contrarié, mais n’insista pas. Il reprit :

– Demain, nous n’aurons plus rien à faire ici, et je m’en retournerai par Glasgow. Je serais très heureux de vous avoir en ma compagnie, monsieur David.

– Mylord… commençai-je.

Il m’interrompit.

– Je ne nierai pas que je vous demande cela comme un service. Je désire même que, lors de votre arrivée à Édimbourg, vous descendiez chez moi. Vous avez dans les misses Grant de très chaleureuses amies, qui seront enchantées de vous posséder auprès d’elles. Si vous croyez que je vous ai été de quelque utilité, je vous offre là un moyen de vous acquitter envers moi, et bien loin d’y perdre, vous en recueillerez peut-être des avantages par la même occasion. Il n’est pas donné à tous les jeunes inconnus d’être introduits dans la société par le procureur général du Roi.

Bien souvent déjà (au cours de nos brèves relations) ce gentilhomme m’avait fait tourner la tête ; il est certain que pour un instant il me la fit tourner de nouveau. Je retrouvais toujours inaltérée l’ancienne fiction de la faveur spéciale où me tenaient ses filles, dont l’une avait eu l’extrême obligeance de rire de moi, tandis que les deux autres avaient à peine daigné s’apercevoir de mon existence. Et maintenant j’allais demeurer chez lui à Édimbourg ; j’allais être poussé dans le monde sous sa protection ! Qu’il eût assez de bonne volonté pour me pardonner, c’était déjà surprenant : qu’il désirât me seconder et me servir me paraissait impossible ; et je me mis à chercher ce qu’il en attendait par la suite. Une chose était évidente. Si je devenais son hôte, toute palinodie m’était fermée : je ne pourrais plus revenir sur mes dispositions actuelles ni introduire aucune action judiciaire. Et d’ailleurs, ma présence sous son toit n’enlevait-elle pas au mémoire toute efficacité ? On ne pouvait en effet prendre au sérieux une plainte dont le principal auteur serait l’hôte du magistrat le plus incriminé. Tout en considérant ce point de vue, je ne pus dissimuler tout à fait un sourire.

– Il s’agit en quelque sorte de mettre opposition au mémoire, dis-je.

– Vous êtes clairvoyant, monsieur David, dit-il, et vous ne devinez pas trop mal. Le fait est que cela me servira pour ma défense. Toutefois peut-être n’estimez-vous pas à leur juste valeur mes sentiments amicaux, qui sont tout à fait réels. J’ai pour vous, monsieur David, un respect mêlé de terreur, conclut-il, en souriant.

– Je suis plus que disposé, je suis sincèrement désireux d’aller au-devant de vos souhaits, dis-je. J’ai fait le projet de me consacrer au barreau, et le soutien de votre seigneurie serait pour moi sans prix. Je suis en outre profondément reconnaissant à vous et à votre famille pour l’intérêt et la sympathie que vous m’avez montrés. Mais voici la difficulté : il y a un point sur lequel nous divergeons. Vous vous efforcez de faire pendre James Stewart ; moi, je m’efforce de le sauver. Pour autant que mon voyage avec vous contribuerait à la défense de votre seigneurie, je suis aux ordres de votre seigneurie ; mais pour autant qu’il aiderait à la pendaison de James Stewart, vous me voyez au regret.

Il étouffa un juron, et dit avec amertume :

– Vous devriez certainement comparaître ; la barre plus que le barreau est une scène bien faite pour vos talents. – Puis il resta un moment silencieux, et reprit enfin : – Je vous dirai qu’il n’est plus question de James Stewart, ni pour ni contre. James est mort d’avance ; sa vie est reçue et prise ; achetée (si vous l’aimez mieux) et vendue ; aucun mémoire ne peut le secourir – aucune compromission d’un fidèle M. David ne peut lui être nuisible. Qu’il vente haut, qu’il vente bas, il n’y a plus de pardon pour James Stewart : et tenez-vous-le pour dit ! Je reste seul en cause : vais-je me maintenir ou tomber ? Je ne vous cache pas que je suis en péril. Et M. David Balfour veut-il savoir pourquoi ? Ce n’est pas pour avoir procédé indûment contre James ; là-dessus je suis à couvert. Ce n’est pas non plus pour avoir séquestré M. David sur un rocher ; c’est tout bonnement pour n’avoir pas pris la voie simple et naturelle, où l’on m’a poussé à diverses reprises, d’envoyer M. David au tombeau ou au gibet. Voilà l’origine du scandale – l’origine de ce maudit mémoire – et il donna une claque sur le papier étalé sur son genou. – C’est mon indulgence à votre égard qui me vaut ces difficultés. Je voudrais savoir si votre délicatesse de conscience est trop grande pour vous permettre de m’aider à en sortir.

Il y avait certes beaucoup de vrai dans ce qu’il venait de dire. Si la situation de James était désespérée, quoi de plus naturel que de me porter au secours de l’homme qui était devant moi, de celui qui m’avait secouru si souvent, et qui m’offrait à cette heure encore un modèle de patience ? D’ailleurs non seulement j’étais fatigué, mais je commençais à avoir honte de mon attitude continuelle de suspicion et de dérobade. Je prononçai :

– Si vous voulez me dire où et quand, j’irai à point nommé rejoindre votre seigneurie.

Il me serra les mains.

– Mes filles aussi, je pense, ont des nouvelles pour vous, dit-il, en me congédiant.

Je m’éloignai, enchanté d’avoir fait ma paix, mais la conscience non tout à fait en repos ; et je me demandai, chemin faisant, si, après tout, je ne m’étais pas montré un rien trop facile. Mais il y avait à considérer le fait que cet homme, qui aurait pu être mon père, était un homme de talent et un grand dignitaire, et qu’à l’heure de ma détresse il m’avait tendu une main secourable. Je fus d’excellente humeur le reste de cette soirée, que je passai avec les avocats. La compagnie était certes des meilleures, mais la dose de punch fut peut-être exagérée ; aussi, bien que j’allasse me mettre au lit de bonne heure, je ne me souviens guère comment j’y arrivai.

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