IX La bruyère en feu

Cet après-midi, pour la première fois, j’étais furieux en quittant Prestongrange. Le procureur s’était joué de moi. Il avait prétendu que mon témoignage serait reçu et que je serais, moi, indemne ; et à la même heure, non seulement Simon s’attaquait à ma vie par l’intermédiaire de l’officier highlander, mais Prestongrange lui-même (et cela résultait de ses paroles) avait un projet d’action contre moi. Je fis le compte de mes ennemis : Prestongrange ayant derrière lui toute l’autorité royale ; le Duc soutenu par les Highlands de l’ouest, qu’appuyait de son côté, dans le nord, le parti de Lovat disposant d’une force égale ; et enfin tout le ramas des espions et maniganceurs jacobites. Et en me rappelant James More et la tête rousse de Neil fils de Duncan, je songeai que peut-être il y avait un quatrième confédéré, et que les débris de la vieille et indomptable race des « caterans » de Rob Roy étaient ligués contre moi avec les autres.

Une chose m’était indispensable : un ami puissant ou un conseiller avisé. Il ne devait pas manquer dans le pays de gens de cette espèce, à la fois capables et désireux de me seconder, ou sinon Lovat pas plus que le Duc et Prestongrange n’auraient eu recours à de tels expédients. J’enrageais à l’idée que peut-être dans cette rue même je coudoyais mes champions sans m’en douter.

À cet instant précis, comme s’il eût deviné mes pensées, un gentleman me frôla en passant, puis me jeta un regard significatif, et tourna le coin d’une petite rue. Je l’avais reconnu du coin de l’œil – c’était Stewart l’avocat ; et bénissant l’heureuse chance, je m’empressai de le suivre. À peine entré dans la petite rue, je le vis arrêté sous un porche d’escalier ; il me fit un signe et disparut aussitôt. Sept étages plus haut je le retrouvai sur le seuil d’un appartement, qu’il referma derrière nous quand nous y fûmes entrés. L’appartement était tout à fait vide, sans la moindre trace de meubles ; car c’en était un que Stewart était chargé de louer.

– Nous serons forcés de nous asseoir par terre, me dit-il ; mais nous sommes plus tranquilles ici par le temps qui court, et il me tardait de vous voir, monsieur Balfour.

– Comment cela va-t-il pour Alan ? lui demandai-je.

– Tout à fait bien, répondit-il. Andie le cueille sur la plage de Gillane, demain mercredi. Il aurait bien voulu vous dire adieu, mais du train dont vont les choses, la crainte m’a engagé à vous tenir séparés. Mais venons-en au principal : comment marche votre affaire ?

– Eh bien, dis-je, pas plus tard que ce matin on m’a appris que mon témoignage serait reçu, et que je ferais le voyage d’Inverary avec le procureur, ni plus ni moins.

– Allons donc ! s’écria Stewart. Je ne croirai jamais cela.

– J’en doute moi-même un peu. Mais j’aimerais beaucoup entendre vos raisons.

– Eh bien, je vous l’avoue franchement, j’en deviens fou furieux, lança Stewart. Si je pouvais de mes seules mains jeter bas leur gouvernement, je l’arracherais comme une pomme pourrie. Je me mets avec Appin et avec James des Glens ; et d’ailleurs, c’est mon devoir de défendre mon cousin. Écoutez mon point de vue et je vous laisserai tirer la conclusion vous-même. La première chose qu’ils aient à faire c’est de se débarrasser d’Alan. Ils ne peuvent condamner James comme complice tant qu’ils n’auront pas condamné Alan. Ils ne peuvent condamner Alan comme auteur principal du crime ; c’est une loi élémentaire : on ne met pas la charrue avant les bœufs.

– Et comment peuvent-ils condamner Alan, s’ils ne l’attrapent pas ?

– Ah, c’est qu’il y a un moyen d’éviter cette arrestation. Loi élémentaire également. Ce serait trop commode si par suite de l’évasion d’un malfaiteur un autre restait impuni. Afin d’y obvier on cite le principal auteur et on le met hors la loi pour sa non-comparution. Or, il y a quatre endroits où un individu peut être cité : à son domicile ; en un lieu où il a résidé quarante jours ; au bourg du comté où il ressortit d’ordinaire ; ou enfin (si on est fondé à croire qu’il a quitté l’Écosse) à la Croix d’Édimbourg et aux môle et rivage de Leith, pendant soixante jours. Le but de cette dernière stipulation est évident à première vue : c’est à savoir que les navires sortants aient le loisir de transmettre les nouvelles, et que la citation soit autre chose qu’une formule. Or, prenez le cas d’Alan. Il n’a pas de domicile à ma connaissance ; je serais obligé à celui qui me montrerait l’endroit où il a vécu quarante jours de suite depuis 45 ; il n’y a pas de comté où il ressortisse d’ordinaire ou d’extraordinaire ; s’il a un domicile quelconque, ce dont je doute, ce doit être en France, avec son régiment ; et s’il n’est pas encore sorti d’Écosse (comme nous le savons et comme ils le supposent) il doit être évident au plus obtus que c’est ce à quoi il aspire. Où donc, et de quelle façon doit-il être cité ? Je vous le demande, à vous profane.

– Vous l’avez dit en propres termes, fis-je. Ici, à la croix et aux môle et rivage de Leith, pendant soixante jours.

– Vous êtes plus fort en droit écossais que Prestongrange, alors ! s’écria l’avocat. Il a fait citer Alan une fois ; le 25, jour de notre première rencontre. Et, où cela ? Où ? mais à la Croix d’Inverary, le bourg principal des Campbell ! Je vous le dis entre nous, monsieur Balfour – ils ne cherchent pas Alan.

– Que me dites-vous là, m’écriai-je. Ils ne le cherchent pas ?

– Autant que je puis comprendre. Ils ne tiennent pas à le trouver, à mon humble avis. Ils croient peut-être qu’il pourrait se défendre avec succès, moyennant quoi James, celui qu’ils poursuivent en réalité, leur échapperait. Ce n’est pas un procès, vous le voyez, c’est une conjuration.

– Je puis pourtant vous affirmer que Prestongrange m’a questionné attentivement sur Alan, repris-je ; mais au fait, quand j’y repense, il n’a guère insisté.

– Voyez-vous ! fit-il. Mais laissons cela ! Je puis avoir raison ou me tromper, ce n’est après tout qu’une hypothèse, et je reprends mes faits. Il m’est venu aux oreilles que James et les témoins – les témoins, monsieur David ! – sont enfermés au cachot, et de plus chargés de fers, à la prison militaire de Fort-William ; personne n’a le droit de les visiter, pas plus qu’eux d’écrire. Les témoins, monsieur Balfour ! avez-vous jamais entendu rien de pareil ? Je vous affirme, le plus vieux Stewart et le plus forban de toute la clique n’a jamais nargué la loi avec plus d’impudence. C’est un pur camouflet au décret parlementaire de 1700, touchant l’incarcération illégale. Je n’ai pas plus tôt appris la chose que j’ai envoyé une requête au lord ministre de la Justice. Je viens de recevoir sa réponse. Tenez, voilà de la jurisprudence pour vous ! voilà la justice !

Il me mit en main un papier, ce même papier aux mots doucereux, à l’allure papelarde, qui a été publié depuis dans le pamphlet intitulé « par un spectateur » et vendu « au profit de la pauvre veuve et des cinq enfants » de James.

– Vous le voyez, dit Stewart, comme il n’oserait pas me refuser l’accès auprès de mon client, il prie l’officier commandant de me laisser entrer. Il le prie ! – le lord ministre de la Justice d’Écosse prie un officier. Le but d’une telle expression n’est-il pas évident ? On espère que l’officier sera suffisamment obtus, ou suffisamment tout à fait l’inverse, pour résister à la prière. Ce qui m’obligerait à faire le voyage une seconde fois entre ici et le Fort-William. Puis viendrait un nouveau délai jusqu’à ce que j’obtienne une autre autorisation, et qu’on ait désavoué l’officier – un militaire notoirement ignorant de la loi, etc., – je connais l’antienne. Puis le voyage une troisième fois ; et nous serions immédiatement talonnés par le procès avant que j’aie reçu mes premières instructions. N’ai-je pas raison d’appeler ceci une conjuration ?

– C’en a tout l’air, fis-je.

– Et je veux même vous le démontrer sans conteste, reprit-il. Bien qu’ils aient le droit de retenir James en prison, ils ne peuvent m’interdire de lui rendre visite. Ils n’ont pas le droit de retenir les témoins ; mais serai-je autorisé à les voir, eux qui devraient être libres comme le lord ministre de la Justice lui-même ? Tenez, lisez : D’ailleurs, il refuse de donner aucun ordre aux gardiens de la prison qui ne sont coupables d’avoir fait rien de contraire aux devoirs de leur charge. Rien de contraire ! Oh, messieurs ! Et le décret de 1700 ? Monsieur Balfour, j’en ai le cœur qui éclate, la bruyère est en feu dans ma poitrine.

– Et en bon anglais, dis-je, cette phrase signifie que les témoins vont rester en prison et que vous ne les verrez pas.

– Et que je ne les verrai pas jusqu’au jour d’Inverary, quand la cour siégera, exclama-t-il, et il faudra entendre alors Prestongrange parler des graves responsabilités de sa charge et des grandes facilités accordées à la défense ! Mais je saurai les y prendre, monsieur David. J’ai formé le projet d’entretenir les témoins en pleine route, et de voir si je ne puis extorquer un peu de justice au militaire notoirement ignorant des lois qui commandera l’escorte.

La chose se passa ainsi – ce fut en effet sur la route, près de Tynedrum, et par la connivence d’un officier de l’armée, que M. Stewart entretint de l’affaire les témoins pour la première fois.

– Il n’y a plus rien qui puisse me surprendre dans cette histoire, remarquai-je.

– Je vous réserve cependant une surprise ! s’écria-t-il. Voyez-vous ceci ? et il me montra un imprimé tout frais sorti de la presse. Voici le libellé : tenez, le nom de Prestongrange figure sur la liste des témoins, où je ne trouve en revanche pas la moindre trace d’un Balfour quelconque. Mais ce n’est pas la question. Qui croyez-vous qui ait payé l’impression de ce papier ?

– Il me semble que ce devrait être le roi George, dis-je.

– Oui, mais il se trouve que c’est moi ! exclama-t-il. Ce n’est pas qu’il n’ait été imprimé par et pour eux-mêmes, pour les Grant et les Erskine, et pour cette sinistre fripouille de Simon Fraser. Mais pouvais-je, moi, arriver à en obtenir un exemplaire ? Non ! Je devais aller en aveugle plaider ma défense ; je devais entendre les chefs d’accusation pour la première fois devant la cour en présence du jury !

– N’est-ce pas contraire à la loi ? demandai-je.

– Je ne puis dire cela, répondit-il. C’est une faveur si naturelle et si constamment accordée (avant cette absurde affaire) que la loi ne s’en est jamais préoccupé. Mais admirez ici le doigt de la providence ! Un étranger visite l’imprimerie Fleming, voit une épreuve à terre, la ramasse et me l’apporte. Par une chance extraordinaire, c’était justement ce libellé. Aussitôt je le fais composer à nouveau – imprimer aux frais de la défense : sumptibus moesti rei ; a-t-on jamais eu idée de cela ? – et le voici pour tout le monde, le grand secret éventé, chacun peut le lire à présent. Mais comment croyez-vous que je trouve cela, moi qui réponds de la vie de mon cousin ?

– Vrai, il me semble que vous devez le trouver mauvais, dis-je.

– Vous voyez donc où nous en sommes, conclut-il, et pourquoi je vous ai ri au nez quand vous m’avez dit que votre témoignage serait reçu.

Ce fut alors à mon tour. Je lui exposai brièvement les menaces et les offres de M. Simon, et tout l’épisode du spadassin, avec la scène qui avait suivi chez Prestongrange. Sur mon premier entretien, conformément à ma promesse, je me tus ; et sa révélation était d’ailleurs superflue. Tout le temps que je parlai, Stewart ne cessa de branler la tête comme un automate ; et je n’eus pas plus tôt fermé la bouche qu’il ouvrit la sienne pour me donner son avis en deux mots, qu’il accentua fortement l’un et l’autre :

– Disparaissez vite.

– Je n’y suis pas, dis-je.

– Je vais donc vous y mener, fit-il. À mon point de vue, il vous faut disparaître immédiatement. Cela ne se discute même pas ! Le procureur, par un dernier reste de pudeur, a arraché votre salut à Simon et au Duc. Il a refusé de vous faire votre procès, il a refusé aussi de vous faire assassiner ; et voilà l’origine de leur différend, car Simon et le Duc ne savent pas plus garder leur foi envers leurs amis qu’envers leurs ennemis. Vous ne serez donc pas jugé, et vous ne serez pas assassiné ; mais ou je me trompe fort ou vous allez être enlevé et séquestré comme lady Grange. Je vous parie tout ce que vous voudrez – c’est cela leur moyen.

– Vous m’y faites penser, dis-je ; et je lui parlai du coup de sifflet et du suivant à tête rousse, Niel.

– Partout où se trouve James More, il y a un gros scélérat, ne l’oubliez jamais, dit-il. Son père valait mieux, quoiqu’il fût habile du mauvais côté de la loi, et pas assez ami de ma parentèle pour que je veuille perdre ma salive à le défendre ! Mais quant à James c’est un vaurien et un bandit. Cette apparition de la tête rousse de Neil me plaît aussi peu qu’à vous. Elle me paraît bizarre : méfiance ! cela sent mauvais. C’est le vieux Lovat qui a préparé le coup de lady Grange ; si le jeune doit manigancer le vôtre, cela ne sortira pas de la famille. Pourquoi James More est-il en prison ? Pour le même crime : séquestration. Ses gens sont coutumiers du fait. Il va donc prêter à Simon leurs bons offices, et la prochaine nouvelle que nous entendrons, ce sera que James a fait sa paix, ou bien qu’il s’est évadé ; et vous, vous serez à Benbecula ou à Applecross.

– Vous mettez les choses au pis, remarquai-je.

– Ce que je veux, reprit-il, c’est que vous disparaissiez de vous-même avant qu’ils ne vous mettent le grappin dessus. Cachez-vous jusqu’à l’heure du procès, et sautez sur eux au dernier moment lorsqu’ils s’y attendront le moins. Ceci toujours à supposer, monsieur Balfour, que votre témoignage vaille une dose aussi excessive de péril et de tracas.

– Sachez donc une chose, fis-je. J’ai vu l’assassin et ce n’était pas Alan.

– En ce cas, par Dieu ! mon cousin est sauvé ! s’écria Stewart. Vous tenez sa vie entre vos lèvres ; et il n’y a ni temps ni péril ni argent à épargner pour vous faire figurer au procès. (Il vida ses poches sur le plancher.) Voici tout ce que j’ai sur moi, reprit-il. Prenez, vous en aurez besoin avant qu’il soit longtemps. Descendez cette rue-ci jusqu’au bout, il y a là un chemin qui conduit aux Lang Dykes, et croyez-moi, qu’on ne vous renvoie plus à Édimbourg avant la fin de la lutte.

– Mais où vais-je aller ? demandai-je.

– Je voudrais pouvoir vous le dire ! fit-il, mais tous les endroits où je vous enverrais sont précisément ceux où l’on vous cherchera. Non, il faut vous débrouiller vous-même, et que Dieu soit votre guide ! Cinq jours avant le procès, soit le 16 septembre, faites-moi tenir un mot à Stirling, à l’auberge des King’s Arms, et si vous vous en êtes tiré jusque-là, je ferai en sorte que vous arriviez à Inverary.

– Encore une chose, dis-je. Ne pourrais-je voir Alan ?

Il parut hésiter.

– Peuh ! j’aimerais mieux pas. Mais je dois avouer qu’Alan y tient beaucoup, et qu’il sera caché cette nuit dans ce but, auprès de Silvermills. Si vous êtes certain de n’être pas suivi, monsieur Balfour – mais faites-y bien attention ! – restez en lieu sûr, et inspectez la route pendant une bonne heure avant de vous y risquer. Ce serait une terrible chose pour vous et moi s’il vous arrivait malheur !

Share on Twitter Share on Facebook