Le navire était à l’ancre bien en dehors du môle de Leith, en sorte que nous devions, nous les passagers, nous y rendre au moyen de canots. Ce n’était aucunement désagréable, car le calme plat régnait, par un temps très froid et nuageux qui laissait traîner sur l’eau une légère brume. Tandis que j’approchais du navire sa coque m’était donc entièrement cachée, mais ses grands mâts se dressaient haut et clair dans l’azur comme un étincellement de feu. C’était un bateau marchand très spacieux et commode, mais lourd de l’avant, et chargé à l’excès de sel, de saumon salé et de beaux bas de fil destinés aux Hollandaises. Dès mon arrivée à bord je fus salué par le capitaine – un nommé Sang (de Lesmahago, je crois), vieux loup de mer cordial et familier, mais pour l’instant fort affairé. Les autres passagers n’étaient pas encore arrivés, si bien que je pus me promener librement sur le pont, et examiner le paysage à loisir, tout en me demandant ce qu’allaient être ces adieux que l’on m’avait promis.
Devant moi, Édimbourg tout entier avec les monts Pentland s’irradiait dans une buée lumineuse çà et là surmontée de gros nuages opaques ; de Leith on ne voyait que le haut des cheminées, et à la surface de l’eau où reposait le brouillard, rien du tout. Sortant de ce brouillard, je perçus bientôt un bruit cadencé d’avirons, puis je vis émerger (comme de la fumée d’un incendie) une embarcation. À l’arrière se tenait gravement un homme tout emmitouflé contre le froid, et à son côté une gracieuse forme féminine dont la vue arrêta les battements de mon cœur. Je n’avais pas eu le temps de reprendre haleine et de m’apprêter à la recevoir, qu’elle prenait pied sur le pont. En souriant, je lui fis mon plus beau salut, qui s’était à présent bien perfectionné depuis ce jour, datant de plusieurs mois, où je le fis pour la première fois à sa seigneurie. Nous avions certainement beaucoup changé tous les deux : elle semblait avoir grandi comme un jeune et bel arbuste. Elle avait maintenant une sorte de jolie réserve qui lui seyait tout à fait, en lui donnant l’air de s’estimer davantage et d’être devenue tout à fait femme. Pour le reste la main de la même magicienne avait opéré sur tous deux, et Miss Grant, si elle ne pouvait nous rendre jolis tous les deux, nous avait du moins rendus l’un et l’autre élégants.
La même exclamation, formulée presque de même, jaillit de nos lèvres : chacun de nous croyait que l’autre était venu par politesse lui faire ses adieux, mais nous découvrîmes dans un éclair que nous allions naviguer ensemble.
– Oh, pourquoi Baby ne me l’a-t-elle pas dit ? s’écria-t-elle ; et puis elle se rappela qu’elle avait reçu une lettre, sous condition de ne la décacheter qu’une fois arrivée à bord. Ce pli contenait un billet pour moi, ainsi libellé :
« Cher Davie – Que pensez-vous de mon adieu ? et que dites-vous de votre compagne de bord ? L’avez-vous embrassée, ou le lui avez-vous demandé ? J’allais signer ici, mais vous trouveriez ma question ambiguë, et pour ce qui me regarde, je connais la réponse. Ajoutez donc ici un tas de bons conseils. Ne soyez pas trop timide, et pour l’amour de Dieu, n’essayez pas d’être trop audacieux ; rien ne vous convient plus mal. Je reste.
« Votre affectionnée amie et gouvernante,
« Barbara GRANT. »
J’écrivis par politesse un mot de réponse sur une feuille tirée de mon calepin. Je le joignis à un autre billet de Catriona, scellai le tout de mon nouveau cachet aux armes des Balfour, et le fis porter par le domestique de Prestongrange qui attendait toujours dans son canot.
Nous pûmes ensuite nous considérer mutuellement tout à loisir, et d’un commun accord nous nous prîmes les mains encore une fois.
– Catriona ! dis-je. C’était là le premier et le dernier mot de mon éloquence.
– Vous êtes heureux de me revoir ?
– Heureux n’est pas assez dire. Mais nous sommes trop amis pour faire des phrases inutilement.
– N’est-elle pas la meilleure des filles ? reprit-elle une fois de plus. Je n’ai jamais vu fille plus honnête ni plus belle.
– Et pourtant elle ne se souciait pas plus d’Alpin que d’un trognon de chou.
– Oh, elle le disait. Mais c’est pour l’amour du nom et de la noble race qu’elle m’a reçue avec bonté.
– Non, je vais vous dire pourquoi elle l’a fait. Il y a de par le monde toutes sortes de visages. Il y a celui de Barbara ; en la regardant chacun l’admire, et la trouve une belle, bonne, et joyeuse fille. Et puis il y a le vôtre, qui est tout différent – je n’ai jamais si bien compris cette différence qu’aujourd’hui. Vous ne pouvez vous voir vous-même, et c’est pourquoi vous ne le comprenez pas ; mais c’est pour l’amour de votre visage qu’elle vous a accueillie avec bonté. Et tout le monde en eût fait autant.
– Tout le monde ? fit-elle.
– Tout être vivant ! répliquai-je.
– C’est donc pour cela que les soldats du château m’ont si bien accueillie ?
– Allons, je vois que Barbara vous a appris à me mystifier.
– Elle m’a appris bien d’autres choses encore. Elle m’a enseigné beaucoup concernant M. David – tout le mal qu’elle pense de lui, et le peu qui n’est pas aussi mauvais, par-ci par-là, ajouta-t-elle en souriant, elle ne m’a rien caché de M. David, excepté seulement qu’il naviguerait sur le même navire que moi. Et à ce propos, pourquoi donc partez-vous ?
Je le lui expliquai.
– Ainsi donc, fit-elle, nous n’avons plus que quelques jours à passer ensemble, après quoi nous nous dirons un adieu éternel ! Moi, je vais retrouver mon père à un endroit qui s’appelle Helvoetsluis, et de là nous gagnerons la France, pour y vivre en exil aux côtés de notre chef.
Je ne sus prononcer qu’un « Ah ! » car le nom de James More se refusait à sortir de mes lèvres.
Elle fut prompte à s’en apercevoir, et à deviner quelque chose de ma pensée. Elle reprit :
– Il y a une observation que je dois vous faire avant tout, monsieur David. Je pense que deux de mes parents ne se sont pas conduits très bien avec vous. L’un d’eux est James More, mon père, et l’autre le laird de Prestongrange. Prestongrange se sera justifié lui-même, ou sa fille l’aura fait à sa place. Mais pour James More mon père, je n’ai que ceci à en dire : il a souffert la prison ; c’est un brave et honnête soldat et un bon gentilhomme highlander ; il a toujours ignoré le but poursuivi par eux ; mais s’il eût compris que ce but portait préjudice à un jeune seigneur comme vous, il aurait préféré la mort. C’est au nom de tout ce que vous aimez que je vous prie de pardonner cette erreur à mon père et à sa famille.
– Catriona, répondis-je, je veux désormais ignorer cette erreur. Je ne sais plus qu’une chose – c’est que vous êtes allée trouver Prestongrange pour lui demander ma vie à genoux. Oh, je sais bien que c’était pour votre père que vous y alliez, mais une fois là vous avez plaidé aussi pour moi. C’est là une action dont je ne puis parler. Oui, il y a deux choses dont le ressouvenir m’accable : d’abord la bonté de vos paroles lorsque vous vous êtes qualifiée ma petite amie, et ensuite le fait que vous avez plaidé pour ma vie. Qu’il ne soit plus jamais question entre nous de pardon ni d’offense.
Après quoi nous restâmes silencieux ; Catriona regardait le spectacle du pont, et moi je la regardais. Nous nous taisions toujours, lorsqu’une petite brise s’étant levée du nord-ouest, on commença d’établir les voiles et on leva l’ancre.
Outre nous deux, il y avait six passagers, qui occupaient toute la cabine. Trois étaient de riches marchands de Leith, Kirkcaldy et Dundee, tous associés pour la même affaire en Haute-Allemagne. Un autre, un Hollandais, retournait dans son pays ; les deux dernières étaient de dignes épouses de marchands. C’est à l’une d’elles que Catriona était spécialement recommandée. Mme Gebbie (car tel était son nom) se trouva pour notre grand bonheur sujette au mal de mer, et resta jour et nuit étendue sur le dos. Nous étions d’ailleurs, Catriona et moi, les seuls êtres jeunes à bord de la Rose, à l’exception d’un pâle mousse qui s’occupait de la table comme moi autrefois ; aussi nous laissa-t-on entièrement à nous-mêmes. À table, nous étions voisins, et je prenais à la servir un plaisir sans égal. Sur le pont, je lui accommodais un siège moelleux avec mon manteau. Le temps fut singulièrement beau pour la saison ; les journées et les nuits étaient pures et glacées, la brise douce et régulière, et pas une voile ne battit de toute la traversée de la mer du Nord. Aussi, à part les moments où nous marchions pour nous réchauffer, nous restions sur le pont depuis les premiers rayons du soleil jusqu’à des huit et neuf heures du soir, sous les claires étoiles. Parfois les marchands ou le capitaine Sang nous adressaient un coup d’œil bienveillant, ou bien ils échangeaient avec nous quelques mots aimables et s’éloignaient aussitôt ; mais la plupart du temps, ils étaient à causer harengs, guipure et fil, ou à supputer la lenteur du voyage, et ils nous laissaient à nos préoccupations, qui n’avaient guère d’intérêt que pour nous-mêmes.
Au début, nous nous croyions fort spirituels, et nous avions beaucoup à nous dire : je me mettais en peine de faire le beau, et elle s’efforçait, je crois, de jouer à la demoiselle d’expérience. Mais nous ne tardâmes pas à reprendre l’un vis-à-vis de l’autre des allures plus simples. Je remisai mon anglais gourmé et correct (si l’on peut dire) et j’oubliai de faire mes courbettes et mes plongeons d’Édimbourg. Elle, de son côté, adopta une sorte d’aimable familiarité. En même temps, notre conversation déclina, sans que personne de nous deux s’en plaignît. Parfois elle me disait un conte de bonne femme. Elle en connaissait une quantité surprenante, qu’elle tenait pour la plupart de Neil, mon ami aux cheveux roux, et les disait fort joliment. Quoique, puérils, ces contes étaient d’ailleurs assez jolis mais le plaisir pour moi était d’entendre sa voix, et de songer que je l’écoutais me les dire. D’autres fois, nous nous taisions tout à fait, sans même échanger un regard, goûtant un plaisir complet dans la douceur de notre voisinage. Je ne parle ici que pour moi. Ce que la jeune fille avait dans l’esprit, je ne suis pas sûr de me l’être jamais demandé, et ce qui était dans le mien, j’avais peur d’y réfléchir. Je n’ai plus besoin d’en faire un secret, ni pour moi ni pour le lecteur : j’étais complètement amoureux. Elle s’interposait entre moi et le soleil. Elle avait grandi brusquement, comme je viens de le dire, mais d’une croissance normale ; elle resplendissait de santé, d’allégresse et de bonne humeur ; je comparais sa démarche à celle d’une jeune biche, et sa taille à un hêtre des montagnes. Je ne souhaitais plus rien que de rester auprès d’elle sur le pont ; et je déclare ici que je n’accordais pas une pensée à l’avenir ; heureux de ce que m’offrait le présent, je ne cherchais pas à m’imaginer ce qui adviendrait ensuite, et ma seule préoccupation était de savoir si j’allais prendre sa main dans la mienne et l’y garder. Mais j’étais trop avare des joies que je possédais pour rien livrer à l’inconnu.
Le peu que nous disions concernait ordinairement nous deux ou l’un de nous, de telle sorte que si quelqu’un s’était donné la peine de nous écouter, il aurait pu nous prendre pour les pires égoïstes du monde. Un jour que nous nous livrions à cette occupation, nous en vînmes à parler des amis et de l’amitié, et je me rends compte aujourd’hui que nous effleurions là un sujet brûlant. Nous vantions les beautés de l’amitié, que nous avions à peine soupçonnées jusque-là, nous disions qu’elle renouvelait l’existence, et mille allusions voilées du même genre, qui ont été dites depuis la création du monde par les jeunes couples dans notre situation. Puis nous commentâmes cette circonstance singulière, que quand des amis se rencontrent, c’est comme s’ils existaient pour la première fois, bien que chacun d’eux ait vécu déjà longtemps à perdre son temps avec les autres.
– Ce n’est pas tout à fait mon cas, dit-elle, et je pourrais vous raconter en dix mots les quatre quarts de ma vie. Je ne suis qu’une fille, et qu’est-ce qui peut arriver à une fille de toute façon ? Mais j’ai suivi le clan, en 45. Les hommes marchaient avec des épées et des mousquets, et certains d’entre eux par brigades portant la même sorte de tartan. Ils n’étaient pas les derniers à marcher, je vous assure. Et il y avait des gentilshommes des Lowlands, avec leurs tenanciers montés, et des trompettes qui sonnaient, et il y avait un grand concert de pibrochs de guerre. Je trottais sur un petit poney du Highland, à la droite de mon père James More, et de Glengyle en personne. Et voici une belle chose que je me rappelle, c’est que Glengyle m’embrassa sur les deux joues, parce que (dit-il) « parente, vous êtes la seule dame du clan qui soyez venue avec nous ! » alors que je n’étais qu’une gamine de douze ans tout au plus ! J’ai vu le prince Charles aussi, et ses yeux bleus ; comme il était joli ! Il m’a donné sa main à baiser en présence de toute l’armée. Oh oui, c’étaient là les beaux jours, mais cela me paraît un songe lointain dont je me suis réveillée. Vous savez trop bien comment cela s’est passé : et ce furent les pires jours de tous, quand les habits-rouges occupèrent le pays, et que mon père et mon oncle se cachaient dans la montagne, et que je devais leur porter à manger au milieu de la nuit, ou avant le lever du jour quand les coqs chantaient. Oui, j’ai marché dans la nuit, maintes fois, et le cœur me battait fort par peur de l’obscurité. Le plus curieux, c’est que je n’ai pas rencontré de revenants ; mais on dit qu’ils ne font rien aux jeunes filles. Puis vint le mariage de mon oncle, et ce fut plus terrible que tout. Sa femme s’appelait Jane Kay ; et celle nuit-là, la nuit où nous l’emmenâmes loin de ses amis selon les vieilles traditions, elle m’avait prise avec elle dans sa chambre à Inversnaid. Elle voulait et ne voulait pas : cet instant-ci elle voulait épouser Bob, et l’instant d’après elle ne voulait plus le voir. Je n’ai jamais vu femme si indécise. Sûrement toute sa personne disait à la fois oui et non. Mais aussi elle était veuve, et je n’ai jamais pu croire qu’une veuve fût une bonne femme.
– Catriona, interrompis-je, qu’est-ce qui vous fait croire cela ?
– Je ne sais pas : je dis la chose comme je la sens. Et puis, épouser un autre homme ! Quelle horreur ! Mais il s’agit d’elle. Elle se remaria donc à mon oncle Robin, et elle l’accompagna à l’église et au marché, et puis elle s’ennuya, ou bien elle n’osa plus se montrer, et pour finir, elle s’enfuit, et retourna dans sa famille, et dit que nous l’avions mise dans le lac, et je ne vous dirai pas le reste. Je n’ai jamais plus estimé beaucoup les femmes depuis lors, et ainsi enfin mon père James More vint à être jeté en prison, et vous savez le reste aussi bien que moi.
– Et de tout ce temps-là vous n’avez pas eu d’amis ? fis-je.
– Non, j’en ai été bien près avec deux-trois filles de la montagne, mais on ne peut appeler cela des amies.
– Eh bien, mon histoire à moi est bien simple, dis-je. Je n’ai jamais eu d’amis jusqu’à ce que je vous aie rencontrée.
– Et ce brave M. Stewart ?
– C’est vrai, je l’oubliais. Mais lui, c’est un homme, et c’est tout différent.
– Je le crois volontiers. Oh oui, c’est tout différent.
– Il y en a eu encore un autre, fis-je. J’ai cru autrefois que j’avais un ami, mais j’ai reconnu que je m’étais trompé.
Elle voulut savoir son nom.
– C’était un garçon, repris-je. Nous étions les deux meilleurs élèves de la classe de mon père, et nous pensions nous aimer beaucoup l’un l’autre. Or, vint le temps où il fut envoyé à Glasgow chez un commerçant, qui était son cousin issu de germain : il m’écrivit deux-trois fois par le courrier ; puis il trouva de nouveaux amis, et j’ai eu beau lui écrire jusqu’à plus soif, il n’y prit garde. Ah ! Catriona, il m’a fallu longtemps pour pardonner cela à la vie. Il n’y a rien de plus décevant que de perdre ce qu’on croyait un ami.
Elle se mit alors à me presser de questions sur sa figure et son caractère, car nous nous préoccupions beaucoup chacun de ce qui concernait l’autre ; si bien qu’enfin, pour mon malheur, je me rappelai ses lettres, et j’allai chercher le paquet dans la cabine.
– Tenez, voici ses lettres, dis-je, avec toutes celles que j’aie jamais reçues de lui. Après cela, je n’ai plus rien à raconter de moi ; vous savez le reste aussi bien que moi.
– Voulez-vous me permettre de les lire ? fit-elle.
Je le lui offris, si elle voulait s’en donner la peine ; elle me pria de la laisser, le temps de les lire toutes. Or, dans le paquet que je lui avais remis, se trouvaient non seulement les lettres de mon ami félon, mais une ou deux de M. Campbell alors qu’il était en ville à l’Assemblée, et pour compléter tout ce qui me fut jamais écrit, le petit mot de Catriona, et les deux que j’avais reçus de Miss Grant, l’un quand j’étais sur le Bass et l’autre à bord de ce navire même. Mais pour ce qui était de cette dernière, je n’y songeai pas sur le moment.
J’étais dans un tel état de sujétion à la volonté de mon amie que peu m’importait ce que je faisais, ni même presque si j’étais en sa présence ou non ; elle s’était emparée de moi comme une sorte de fièvre lente qui brûlait continuellement dans mon sein, nuit et jour, et endormi comme éveillé. Il arriva donc qu’après être allé à l’avant du bateau, à l’endroit où l’étrave élargie refoulait les vagues, je fus moins pressé de retourner auprès d’elle qu’on ne pouvait l’imaginer ; et je prolongeai même mon absence afin de varier mon plaisir. Je ne pense pas être d’un naturel fort épicurien ; mais j’avais jusqu’alors rencontré si peu d’agrément dans ma vie que l’on me pardonnera peut-être d’insister là-dessus plus qu’il ne convient.
Lorsque je retournai auprès d’elle j’eus comme l’impression pénible de quelque chose de cassé, tant elle me restitua le paquet avec froideur.
– Vous les avez lues ? fis-je ; et ma voix me parut ne pas avoir son intonation tout à fait naturelle, car je me creusais la tête pour chercher ce qui pouvait l’indisposer contre moi.
– Aviez-vous l’intention de me les faire lire toutes ? demanda-t-elle.
Je lui répondis par un « oui » défaillant.
– Les dernières aussi ? reprit-elle.
Je compris alors où nous en étions, mais je ne voulus pas lui mentir.
– Je vous les ai données toutes sans arrière-pensée, fis-je, en supposant bien que vous les liriez. Je ne vois de mal dans aucune.
– C’est donc que je suis faite autrement que vous, répliqua-t-elle. Je remercie Dieu de cette différence. Ce n’était pas une lettre à me montrer. Ce n’était même pas une lettre à écrire.
– Il me semble que vous parlez de votre amie, Barbara Grant ?
– Il n’y a rien de plus décevant que de perdre ce qu’on croyait une amie, fit-elle, reproduisant mes paroles.
– Ne serait-ce pas plutôt parfois l’amitié qui est imaginaire ? m’écriai-je. Croyez-vous réellement que ce soit juste de me reprocher quelques lignes qu’une tête à l’évent m’a écrites sur un bout de papier ? Vous savez vous-même avec quel respect je me suis toujours conduit – et je ne m’en serais jamais départi.
– Et nonobstant vous allez jusqu’à me montrer cette lettre ! Je ne veux pas de pareils amis. Je saurai très bien m’en passer, monsieur Balfour, d’elle – ou de vous.
– Voici de belle reconnaissance !
– Je vous suis très obligée. Je vous prierai d’emporter vos… lettres. Elle semblait ne pouvoir prononcer le mot, comme s’il se fût agi d’un luron.
– Vous ne me le répéterez pas deux fois, répliquai-je. Et, rassemblant le tas, je m’avançai de quelques pas vers l’avant, et les jetai à la mer, de toutes mes forces. Durant les quelques minutes qui suivirent je m’y serais jeté aussi volontiers.
Je passai le reste du jour à me promener de long en large, furieux. Avant le coucher du soleil, j’épuisai presque la série des injures pour l’en accabler. Tout ce que j’avais appris de l’orgueil du Highland me paraissait surpassé, en voyant une jeune fille, presque une enfant, se gendarmer à ce point pour une allusion aussi futile, et cela contre son amie intime, dont elle n’avait cessé de me prêcher les louanges. Je pensais à elle avec une amertume poignante, comme on pense à un enfant en colère. Si je l’avais embrassée, me disais-je, peut-être eût-elle fort bien pris la chose ; et simplement parce que c’était mis par écrit, et avec un ragoût de plaisanterie, elle va se mettre dans ce ridicule courroux. Décidément, il y a dans le sexe féminin un défaut de compréhension à faire pleurer les anges sur la triste condition des hommes.
Nous fûmes de nouveau côte à côte au souper, mais quel changement ! Elle était envers moi aigre comme lait caillé ; sa figure semblait celle d’une poupée de bois ; je l’aurais volontiers battue et trépignée, si elle m’en avait fourni le moindre prétexte. Pour comble, sitôt le repas terminé, elle s’appliqua à prendre soin de cette Mme Gebbie qu’elle avait un tant soit peu négligée auparavant. Mais elle voulait rattraper le temps perdu, il faut croire ; et pendant tout le reste de la traversée elle se montra singulièrement assidue auprès de ladite matrone, et sur le pont elle se mit à faire beaucoup plus attention au capitaine Sang qu’il ne me semblait nécessaire. Ce n’est pas que le capitaine cessât de se montrer digne et paternel ; mais je détestais de la voir le moins du monde familière avec personne autre que moi.
Bref, elle fut si attentive à m’éviter, et sut si bien s’entourer constamment d’autres personnes, qu’il me fallut guetter longtemps l’occasion de la trouver seule ; et lorsque je l’eus trouvée, je n’en profitai guère, comme on va l’apprendre.
– Je ne vois réellement pas en quoi je vous ai offensée, lui dis-je ; cela ne saurait être irrémédiable, en tout cas. Voyons, essayez de me pardonner.
– Je n’ai rien à vous pardonner, fit-elle ; et ses paroles semblaient lui arracher la gorge. Je vous suis très obligée pour tous vos bons offices. Et elle m’adressa la huitième partie d’une révérence.
Mais je m’étais exercé d’avance à lui en dire plus, et ce plus je ne manquai pas de le lui débiter.
– Encore un mot, dis-je. Si je vous ai réellement scandalisée en vous montrant cette lettre, cela ne peut toucher miss Grant. Ce n’est pas à vous qu’elle l’a écrite, mais à un pauvre garçon tout ordinaire, qui aurait dû avoir le bon sens de ne pas vous la montrer. Si vous devez me blâmer…
– Je vous conseille de ne plus me parler de cette fille, en tout cas ! fit Catriona. C’est elle que je ne veux plus voir, même à son lit de mort.
Elle s’éloigna de moi, pour se rapprocher aussitôt, et me crier :
– Voulez-vous me jurer que vous n’aurez plus jamais de relations avec elle ?
– Certes non, je ne serai jamais injuste à ce point envers elle, fis-je, ni tellement ingrat.
Et cette fois ce fut moi qui m’éloignai.