XXII Helvoetsluis

Vers la fin du voyage le temps empira beaucoup : le vent sifflait dans les cordages, la mer devenait houleuse, et le navire se mit à danser à grand bruit parmi les lames. La mélopée des matelots virant au cabestan ne cessait presque plus, car nous côtoyions continuellement des bancs de sable. Vers neuf heures du matin, dans une éclaircie du soleil d’hiver, entre deux averses de grêle, j’aperçus pour la première fois la Hollande – sous forme d’une rangée de moulins à vent qui viraient à la brise. Ce fut aussi en voyant pour la première fois ces mécaniques dégingandées que j’eus la sensation immédiate d’aller à l’étranger, dans un monde et une existence nouveaux. Vers onze heures et demie on jeta l’ancre à l’entrée du port de Helvoet, à un endroit où la mer déferlait parfois, faisant rouler le navire outrageusement. On pense bien qu’à part Mme Gebbie, nous étions tous sur le pont, les uns en manteaux, les autres enveloppés dans les prélarts du bord, tous cramponnés à des cordages, et plaisantant de notre mieux à l’instar de vieux mathurins.

Puis une embarcation, qui marchait de travers comme un crabe, s’approcha péniblement du bord, et son patron héla notre capitaine en hollandais. Le capitaine Sang se dirigea, l’air fort troublé, vers Catriona ; et comme nous les entourions, la nature de la difficulté nous fut révélée à tous. La Rose avait comme destination le port de Rotterdam, où les autres passagers étaient fort impatients d’arriver, à cause d’un départ qui devait avoir lieu le soir même dans la direction de la Haute-Allemagne. Grâce à la quasi-tempête qui soufflait, le capitaine se déclarait capable d’assurer cette correspondance à la condition de ne pas perdre de temps. Mais James More avait donné rendez-vous à sa fille à Helvoet, et le capitaine s’était engagé à relâcher en vue du port et à la déposer dans une barque envoyée de terre suivant l’usage. L’embarcation était bien là, et Catriona était prête, mais notre capitaine tout comme le patron de la chaloupe hésitaient devant le danger, et le premier n’était pas d’humeur à s’attarder.

– Miss Drummond, dit-il, votre père ne serait pas très content si vous alliez vous casser une jambe, voire vous noyer, par notre faute. Suivez mon conseil, et continuez avec nous jusqu’à Rotterdam. Vous n’aurez qu’à prendre passage sur un coche d’eau pour descendre la Meuse jusqu’au Brill, et de là vous prendrez une patache qui vous ramènera à Helvoet.

Mais Catriona ne voulait entendre parler d’aucun changement. Elle pâlissait à la vue des lames écumantes, des trombes d’eau qui retombaient par instants sur le gaillard d’avant, et du canot qui dansait et plongeait sans discontinuer parmi les vagues ; mais elle s’en tenait strictement aux ordres de son père. – Mon père, James More, l’a décidé ainsi – elle ne sortait pas de là. Je trouvai fort sot et même absurde de voir une jeune fille se refuser avec tant d’obstination à d’aussi bons avis ; mais le fait est qu’elle avait pour cela d’excellentes raisons, qu’elle n’avait garde de nous dire. Les coches d’eau et les pataches sont très commodes, mais il faut d’abord payer pour en faire usage, et tout ce qu’elle possédait au monde se réduisait à deux shillings un penny et demi, monnaie sterling. Ignorant donc sa pénurie – qu’elle était trop fière pour leur révéler – capitaine et passagers parlèrent en vain.

– Mais vous ne savez ni le français ni le hollandais, objectait l’un.

– C’est tout à fait exact, fit-elle, mais depuis l’an 45, il y a tellement d’honnêtes Écossais à l’étranger que je m’en tirerai fort bien, croyez-le.

La jolie naïveté rustique de ses paroles en fit rire quelques-uns, tandis que d’autres s’impatientaient et que M. Gebbie se mettait dans une réelle colère. Il savait (puisque sa femme avait accepté de veiller sur la jeune fille) que son devoir était d’aller la déposer à terre et la mettre en sûreté ; mais rien ne l’eût amené à le faire, car cela lui eût fait manquer sa correspondance ; et je crois qu’il voulait apaiser sa conscience en faisant la grosse voix. Pour finir il s’en prit au capitaine Sang, et lui déclara sur un ton irrité que sa conduite était honteuse, que c’était vouloir la mort que de quitter le navire, et qu’en tout cas il ne pouvait jeter une innocente jeune fille dans une embarcation pleine de grossiers pêcheurs hollandais, et l’abandonner à son sort. C’était bien là mon avis ; je tirai à part le second, m’arrangeai avec lui pour qu’il me fît expédier mes malles par coche d’eau à une adresse que je connaissais dans Leyde, et je me dressai pour faire signe aux pêcheurs.

– Je descendrai à terre avec cette jeune personne, capitaine Sang, dis-je. Il m’est indifférent d’aller à Leyde par ce chemin ou par l’autre.

Au même instant je sautai dans la barque, mais j’accomplis ce geste avec si peu d’adresse que je roulai dans la cale avec deux des pêcheurs.

Du canot l’entreprise apparaissait encore plus périlleuse que du navire, car celui-ci nous dominait de sa masse, et menaçait à chaque instant de nous écraser, en oscillant et se cabrant sur son amarre. Je commençai à croire que j’avais fait un marché de dupe ; il était de toute impossibilité que Catriona pût passer à mon bord, et j’allais être déposé à Helvoetsluis tout seul et sans autre espoir de récompense que le plaisir d’embrasser James More si je le désirais. Mais je comptais sans la bravoure de la jeune fille. Elle m’avait vu sauter avec fort peu d’hésitation apparente (quoique celle-ci fût trop réelle) et elle n’était aucunement disposée à se laisser battre par son ci-devant ami. Cramponnée à un étai, elle se tenait debout sur les bastingages, tandis que le vent s’engouffrait dans ses jupes, ce qui rendait la tentative plus dangereuse, et nous découvrait ses bas plus haut qu’il n’est de règle dans les villes. Elle ne perdit pas une minute et ne laissa le temps à personne d’intervenir. De mon côté je lui tendis les bras : le navire s’abaissa tout à coup vers nous, le patron fit avancer sa barque plus près que la sécurité ne l’eût exigé, et Catriona s’élança dans l’espace. Je fus assez heureux pour la recevoir dans mes bras, et grâce aux pêcheurs qui vinrent à notre aide, je réussis à ne pas tomber. Elle resta un moment agrippée à moi de toutes ses forces, et respirant à coups précipités ; puis, comme elle me tenait toujours à deux mains, on nous mit à notre place à l’arrière, contre l’homme de barre ; le capitaine Sang avec tout l’équipage et les passagers nous applaudirent en criant adieu, et le canot se dirigea vers la terre.

Dès qu’elle revint un peu à elle, Catriona se détacha de moi avec brusquerie, sans prononcer une parole. Je me tus également, et d’ailleurs, avec le hurlement du vent et le jaillissement des embruns, ce n’était guère l’occasion de parler. Notre équipage, tout en se fatiguant beaucoup, n’avançait guère qu’avec une extrême lenteur, si bien que la Rose eut tout le temps de lever l’ancre et de s’éloigner avant notre arrivée à l’entrée du port.

Nous ne fûmes pas plutôt en eau calme que le patron, suivant le stupide usage hollandais, arrêta son bateau et nous réclama le prix du passage. L’homme exigeait par passager deux florins – soit de trois à quatre shillings en monnaie anglaise. Mais là-dessus Catriona jeta les hauts cris. Elle avait, disait-elle, demandé au capitaine Sang, et le tarif n’était que de un shilling anglais. Et elle ajouta : « Croyez-vous que je serais venue à votre bord sans m’en informer auparavant ? » – Le patron lui répliqua vertement dans un idiome où les jurons seuls étaient anglais et le reste hollandais ; si bien que pour en finir (la voyant près de pleurer) je glissai à la dérobée six shillings dans la main du bandit, sur quoi il eut l’obligeance d’accepter d’elle, sans plus de contestation, un unique shilling. J’étais bien entendu fort agacé et honteux. J’admets que l’on soit regardant, mais non avec une telle âpreté ; et ce fut assez froidement que je demandai à Catriona, comme le bateau se remettait en route vers la terre, où son père lui avait donné rendez-vous.

– Je dois m’informer de lui auprès d’un honnête marchand écossais nommé Sprott, me répondit-elle. Et puis tout d’une haleine : Je tiens à vous remercier beaucoup – vous êtes pour moi un vaillant ami.

– Il sera temps assez de le dire quand je vous aurai remise entre les mains de votre père, fis-je, ne croyant pas si bien dire. Je pourrai lui raconter à quel point sa fille s’est montrée loyale envers lui.

– Hélas non ! je ne suis pas une fille loyale, s’écria-t-elle, avec un accent des plus douloureux. Mon cœur n’est pas assez fidèle.

– Bien peu cependant auraient fait ce bond, même pour obéir aux ordres d’un père, répliquai-je.

– Je ne puis admettre que vous croyiez cela de moi, s’écria-t-elle de nouveau. Comment aurais-je pu rester en arrière lorsque vous l’aviez fait avant moi, ce bond ? Et d’ailleurs ce n’était pas mon unique motif.

Là-dessus, toute rougissante, elle me fit l’aveu de sa pauvreté.

– Dieu nous soit en aide ! m’écriai-je, en voilà un procédé insensé, de faire débarquer la bourse vide sur le continent d’Europe ! J’estime cela peu convenable… pas du tout, même !

– Vous oubliez que James More, mon père, est un gentilhomme pauvre. C’est un malheureux exilé.

– Mais il me semble que tous vos amis ne sont pas de malheureux exilés, m’exclamai-je. Était-ce honnête à eux de prendre aussi peu de soin de vous ? Était-ce honnête de ma part ? L’était-ce de la part de miss Grant, qui vous a conseillé de partir, et qui en deviendrait folle si elle venait à l’apprendre ? Était-ce même honnête de la part de ces Gregory chez qui vous logiez, et qui vous traitaient avec affection ? C’est une bénédiction que je me sois trouvé là ! Supposez votre père empêché par accident, qu’adviendrait-il de vous, ici, abandonnée toute seule sur une rive étrangère ? J’en frémis rien que d’y penser.

– C’est que je leur ai menti à tous, répliqua-t-elle. Je leur ai raconté que j’étais bien pourvue. Je le lui ait dit à elle aussi. Je ne voulais pas humilier James More à leurs yeux.

Je découvris par la suite qu’elle aurait dû au contraire l’humilier jusqu’à terre, car le mensonge ne venait primitivement pas d’elle, mais bien de lui, et c’est pour l’honneur de cet individu qu’elle fut contrainte à persévérer. Mais sur le moment j’ignorais ce détail, et la seule idée de son dénuement et des dangers où elle aurait pu tomber m’avait hérissé presque à me faire perdre la raison.

– Bon, bon, bon, fis-je, cela vous apprendra à vous conduire plus sagement.

Je laissai provisoirement ses malles à une auberge du port, où je me fis indiquer, grâce à mon français tout neuf, l’adresse de la maison Sprott. Elle était assez éloignée, et tout en nous y rendant, nous examinions la ville avec stupeur. De fait, elle offrait à des Écossais de nombreux sujets d’étonnement : les canaux et les arbres s’y entremêlaient aux maisons ; celles-ci, toutes isolées et bâties en jolies briques d’un rouge tirant sur le rosé, offraient des perrons et des bancs de pierre bleue à l’entrée de chaque porte ; et toute la ville était si propre qu’on eût pu y manger sur la chaussée. Sprott était chez lui, penché sur ses registres, dans une salle à plafond bas, très sobre et nette, décorée de porcelaines, de tableaux et d’un globe terrestre à monture de cuivre. C’était un homme de large carrure, au teint vermeil, au regard oblique. Il n’eut même pas la politesse de nous offrir un siège.

– James MacGregor est-il actuellement à Helvoetsluis, monsieur ? lui demandai-je.

– Je ne connais personne de ce nom, me répondit-il, d’un air rechigné.

– Puisqu’il vous faut tant de précision, repris-je, je tournerai autrement ma question, et je vous demanderai où nous pourrions trouver dans Helvoetsluis un M. James Drummond, alias MacGregor, alias James More, ex-tenancier d’Inveronachile ?

– Monsieur, fit-il, quand il serait en enfer, je l’ignore, et pour ma part je préférerais qu’il y fût.

– Cette jeune personne est la fille de ce gentilhomme, monsieur, repris-je, et parlant devant elle, j’espère que vous serez comme moi d’avis qu’il ne convient guère de mettre en doute son honnêteté.

– Je ne veux rien avoir à démêler ni avec lui ni avec elle, ni avec vous ! s’écria-t-il en grossissant la voix.

– Avec votre permission, monsieur Sprott, dis-je, cette jeune personne est venue d’Écosse pour le voir, et c’est probablement par suite d’une erreur qu’on l’a envoyée chez vous pour se renseigner. En admettant qu’il y ait erreur, j’estime néanmoins que cette erreur nous met, vous et moi – moi qui suis par hasard son compagnon de voyage – dans l’obligation de venir en aide à une compatriote.

– Vous voulez donc me rendre enragé ? s’écria-t-il. Je vous répète que je ne connais ni lui ni sa progéniture et que je m’en soucie encore moins. Sachez que cet homme me doit de l’argent.

– C’est fort possible, monsieur, répliquai-je, plus en colère à présent que lui. Mais en tout cas, moi je ne vous dois rien ; cette jeune personne est sous ma protection, et comme je ne suis en aucune façon habitué à ces manières, je ne les trouve pas du tout de mon goût.

Tout en disant cela et sans trop songer à ce que je faisais, je me rapprochai de lui d’un pas ou deux : et cet heureux hasard me fournit le seul argument susceptible d’agir sur cet homme. Son visage se décolora.

– Pour l’amour de Dieu, n’allez pas si vite, monsieur ! s’écria-t-il. Je n’ai pas eu la moindre intention de vous offenser. Moi, voyez-vous, je ressemble un peu à un bon chien de garde, j’aboie plus que je ne mords. À m’entendre, on pourrait croire que je suis un peu rogue ; mais pas du tout ! C’est au fond un très bon garçon que Sandie Sprott ! Et vous n’imagineriez jamais tout le désagrément que cet homme m’a causé.

– Fort bien, monsieur, répliquai-je. En ce cas, je prendrai encore une fois la liberté d’avoir recours à votre obligeance pour vous demander vos dernières nouvelles de M. Drummond.

– Tout à votre service, monsieur ! reprit-il. Pour cette jeune personne (à qui je présente mes respects) il l’aura simplement oubliée. C’est que je le connais, voyez-vous ; il m’a fait perdre assez d’argent. Il ne pense qu’à lui-même : clan, roi ou fille, il enverrait tout promener, pourvu qu’il puisse s’emplir la panse ! Oui, et son répondant avec ! Car dans un sens on pourrait presque m’appeler son répondant. Le fait est que nous nous sommes mis ensemble dans une affaire commerciale, qui finira, je crois, par coûter cher à Sandie Sprott. Notre homme est autant dire mon associé ; et malgré cela je vous donne ma parole que je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où il peut être. Il se peut qu’il vienne ici à Helvoet ; il se peut qu’il y vienne ce matin, comme il se peut qu’on reste un an sans l’y voir ; rien ne m’étonnerait de lui – sinon une chose, à savoir qu’il me rembourse mon argent. Vous voyez dans quelle situation je me trouve vis-à-vis de lui ; et vous comprenez que je ne vais pas aller m’occuper de cette jeune personne, comme vous dites. Une chose est sûre et certaine, c’est qu’elle ne peut demeurer ici. Car, monsieur, je suis célibataire. Si j’allais la prendre chez moi, il est plus que probable que ce chien d’enfer s’arrangerait à son retour pour me la faire épouser.

– Cessons ce discours, dis-je. Je placerai cette jeune personne chez des gens plus aimables. Donnez-moi papier, plume et encre, afin que je laisse ici pour James More l’adresse de mon correspondant à Leyde. Il n’aura qu’à s’adresser à moi pour savoir où trouver sa fille.

Ce mot, je l’écrivis et le cachetai. Durant cette opération Sprott nous fit spontanément l’offre opportune de s’occuper des malles de miss Drummond, et même les envoya prendre à l’auberge par un commissionnaire. Je lui avançai à cet effet un dollar ou deux, dont il me donna décharge par écrit.

Après quoi, emmenant à mon bras Catriona, je quittai la demeure de ce déplaisant personnage. De toute la scène, elle n’avait pas prononcé un seul mot, s’en remettant à moi de décider et de parler pour elle. De mon côté j’avais eu soin de ne pas la regarder une seule fois, crainte de l’humilier ; et même à cette heure, où le cœur me bondissait encore de colère et d’indignation, je pris sur moi d’affecter une contenance tout à fait tranquille.

– Maintenant, lui dis-je, nous allons retourner à cette auberge où l’on parle français, afin de manger un morceau, et nous informer des moyens de transport pour aller à Rotterdam. Je ne serai pas tranquille avant de vous avoir remise de nouveau entre les mains de Mme Gebbie.

– Je vois qu’il faut prendre son parti, répondit-elle, quoique si cela doive faire plaisir à quelqu’un, je doute que ce soit à elle. Et je vous rappellerai de nouveau ceci, que je possède en tout et pour tout un shilling et trois sous.

– Et je vous rappellerai de nouveau ceci, répliquai-je, que c’est un bonheur que je sois venu avec vous.

– Croyez-vous donc que je pense à autre chose depuis le temps ? fit-elle, et je crus la sentir s’appuyer un peu plus fort sur mon bras. C’est vous qui êtes mon meilleur ami.

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