La patache, qui est une sorte de long chariot garni de banquettes, nous transporta en quatre heures dans la grande ville de Rotterdam. À notre arrivée il faisait noir depuis longtemps ; mais les rues étaient brillamment éclairées et pleines de types exotiques – des juifs barbus, des nègres, et des hordes d’hétaïres, très indécemment parées de joyaux et allant jusqu’à arrêter les marins par la manche ; nous étions étourdis par le bruit incessant des conversations ; et le plus inattendu c’est que ces étrangers parurent aussi étonnés de notre aspect que nous du leur. Je m’efforçai de faire bonne contenance, tant à cause de la jeune fille que par amour-propre ; mais je dois reconnaître que je me sentais pareil à un mouton égaré, et que le cœur me battait d’inquiétude. Deux ou trois fois je m’informai du port et du navire la Rose ; mais, ou bien je tombai sur des gens qui ne parlaient que le hollandais, ou bien ils ne comprirent pas mon français. M’engageant à tout hasard dans une rue, j’arrivai devant une file de maisons éclairées, aux portes et aux fenêtres desquelles se pressaient des femmes peintes : elles se mirent à ricaner et à nous interpeller au passage, et je fus bien aise de ce que nous ne comprenions pas leur idiome. Un peu plus loin, nous débouchâmes sur un espace libre avoisinant le port.
– Nous voilà sauvés, à présent, m’écriai-je, à la vue des mâts. Prenons par ici le long du quai. Nous rencontrerons sûrement quelqu’un sachant l’anglais, et peut-être finirons-nous par trouver le navire.
Nous fûmes presque aussi heureux, en effet ; car vers neuf heures du soir, nous faillîmes nous jeter dans les bras tout simplement du capitaine Sang ! Il nous raconta qu’ils avaient fait la traversée dans un laps de temps incroyablement court, la forte brise ayant tenu jusqu’à leur arrivée au port ; grâce à quoi tous ses passagers s’étaient déjà mis en route pour continuer leur voyage. Il nous était impossible de courir après les Gebbie jusqu’en Haute-Allemagne, et il fallait nous rabattre sur notre unique connaissance, le capitaine Sang lui-même. Il nous fut d’autant plus agréable de trouver cet homme bien disposé et désireux de nous venir en aide. Il déclara fort aisé de trouver une bonne famille de marchands, qui hébergeraient Catriona jusqu’à ce que la Rose eût pris son chargement ; il déclara qu’il la ramènerait à Leith pour rien et la remettrait saine et sauve entre les mains de M. Gregory. En attendant, comme nous avions besoin de manger, il nous invita à une table d’hôte encore ouverte. Il semblait non seulement fort bien disposé, comme je l’ai dit, mais encore assez bruyant, ce qui me surprit beaucoup. Je ne devais pas tarder à en connaître la raison. Car à la table d’hôte, ayant commandé du vin du Rhin, il en but largement et se trouva bientôt inexprimablement ivre. Dans cette occurrence, comme il arrive trop souvent chez tous les hommes, et en particulier chez ceux de sa pénible profession, il perdit le peu de bon sens et de bonnes manières qu’il possédait, et il se comporta avec la jeune fille d’une façon scandaleuse. Il rappela la figure qu’elle avait faite sur la lisse du navire, et ses plaisanteries furent de si mauvais goût que mon unique ressource fut de l’emmener aussitôt.
Elle sortit de la table d’hôte étroitement cramponnée à moi, et me disant :
– Emmenez-moi, David. Gardez-moi, vous. Avec vous je n’ai pas peur.
– Et vous n’en avez aucune raison, ma petite amie ! m’écriai-je, prêt à fondre en larmes d’attendrissement.
– Où est-ce que vous m’emmenez ? reprit-elle. Quoi qu’il arrive, ne me quittez pas, je vous en supplie.
– Au fait, où vais-je vous emmener ? dis-je en m’arrêtant, car j’avais jusque-là marché devant moi en aveugle. Arrêtons-nous, que je réfléchisse. Mais je ne vous quitterai pas, Catriona ; que le Seigneur me le rende au centuple, si je vous manque ou vous contrarie.
En guise de réponse elle se rapprocha de moi.
– Voici, dis-je, l’endroit le plus paisible que nous ayons encore vu dans le tourbillon de cette ville. Asseyons-nous un peu sous cet arbre et examinons ce qu’il nous convient de faire.
Cet arbre (comment l’oublierais-je ?) se trouvait tout auprès du port. La nuit était noire, mais des lumières brillaient dans les maisons, et plus près de nous sur les navires silencieux ; nous avions d’une part l’illumination de la ville, d’où s’élevait le murmure des pas et des voix innombrables, de l’autre l’obscurité où la mer clapotait contre les carènes. J’étalai mon manteau sur un moellon de pierre à bâtir et j’y fis asseoir Catriona. Elle aurait préféré ne pas me lâcher, car elle frémissait encore de l’affront qu’elle venait de recevoir ; mais comme je voulais penser librement je me dégageai et me mis à marcher de long en large devant elle, à la façon des contrebandiers, comme nous disions, me torturant la cervelle pour trouver un expédient. Au cours de ces réflexions incohérentes, il me revint tout d’un coup à la mémoire que, dans la chaleur et la hâte de notre départ, j’avais laissé le capitaine Sang payer notre écot à la table d’hôte. Là-dessus je me mis à rire aux éclats, jugeant qu’il n’avait que ce qu’il méritait. En même temps, par un geste machinal, je portai la main à la poche où je gardais mon argent. Il est probable que cela s’était produit dans la ruelle où les femmes nous avaient bousculés, mais il y a une chose certaine, c’est que ma bourse avait disparu.
– Vous avez trouvé une bonne idée ? fit-elle, me voyant faire halte.
Dans l’extrémité où nous nous trouvions, mon esprit se nettifia soudain comme un verre grossissant, et je vis qu’il ne me restait plus le choix des moyens. Je n’avais ni sou ni maille, mais dans mon portefeuille se trouvait toujours ma lettre de change sur le marchand de Leyde : la seule chose qui nous restait à faire était d’aller à Leyde, et nous devions nous y rendre sur nos deux jambes.
– Catriona, dis-je, je vous sais brave et je vous crois robuste. Vous jugez-vous capable de marcher trente milles en terrain plat ? (La distance se trouva être à peine des deux tiers, mais telle était mon évaluation.)
– David, me répondit-elle, avec vous auprès de moi, j’irai n’importe où et ferai n’importe quoi. À la condition que vous ne me laissiez pas seule dans cet affreux pays, je ferai tout ce que vous voudrez.
– Même partir maintenant et marcher toute la nuit ?
– Je ferai tout ce que vous me direz de faire, sans vous demander jamais pourquoi. J’ai été envers vous d’une laide ingratitude ; maintenant faites de moi ce qu’il vous plaira ! Et je pense, ajouta-t-elle, que miss Barbara Grant est la meilleure demoiselle du monde, et je ne vois pas en tout cas ce qu’elle pouvait vous refuser.
C’était là pour moi du grec et de l’hébreu ; mais j’avais d’autres préoccupations, et tout d’abord celle de savoir comment sortir de cette ville par la route de Leyde. Le problème fut dur à résoudre ; et il était une ou deux heures du matin lorsque nous en vînmes à bout. Une fois hors des maisons, il n’y avait ni lune ni étoiles ; seule la blancheur de la route nous guidait au milieu des ténèbres qui nous environnaient de toutes parts. Ce qui rendait la marche encore plus difficile était une vraie gelée à glace qui tomba tout à coup dans les petites heures et transforma la grande route en une authentique patinoire.
– Ma foi, Catriona, dis-je, nous ressemblons ici aux fils du roi et aux filles des « bonnes dames » dans vos histoires fantastiques du Highland. Nous arriverons tantôt sur « les sept montagnes, les sept ravins et les sept bruyères ». (C’était là une expression qui revenait fréquemment dans ses contes et que j’avais retenue.)
– Hélas ! fit-elle, il n’y a ici ni ravins ni montagnes. Je ne nierai pas cependant que les arbres et par-ci par-là un bout de plaine ne soient jolis par ici. Mais notre pays vaut encore mieux.
– Je voudrais pouvoir en dire autant de nos compatriotes, fis-je, me souvenant de Sprott et de Sang, et peut-être aussi de James More.
– Je ne me plaindrai jamais du pays de mon ami, reprit-elle.
Et elle mit dans ces mots une intonation si particulière que je crus en voir l’expression sur son visage.
J’eus un haut-le-corps et faillis m’étaler sur le verglas, du coup.
– J’ignore ce que vous voulez dire, Catriona, repris-je, quand je me fus un peu ressaisi, mais nous n’avons pas encore eu d’aussi bonne journée ! Je regrette de le dire, alors qu’elle vous a apporté de tels désagréments ; mais quant à moi je le répète : je n’en ai pas encore eu d’aussi bonne.
– C’est un beau jour que celui où vous m’avez montré tant d’amour.
– Et pourtant je regrette d’être heureux ainsi, continuai-je, alors que je vous vois sur cette route dans la nuit noire.
– Où donc serais-je mieux dans tout le vaste monde ? s’écria-t-elle. Je ne me sens vraiment en sûreté qu’avec vous.
– Je suis donc tout à fait pardonné ?
– Et vous, ne me pardonnez-vous pas cette minute, que vous deviez en reparler ? Mon cœur n’a pour vous que de la gratitude. Mais quand même je serai franche, ajouta-t-elle, avec une sorte de brusquerie ; je ne pardonnerai jamais à cette fille.
– C’est encore de miss Grant qu’il est question ? Vous avez dit vous-même que c’était la meilleure personne du monde.
– Elle l’est bien en effet, mais quand même je ne lui pardonnerai jamais. Jamais, jamais je ne lui pardonnerai, et je ne veux plus entendre parler d’elle.
– Eh bien, dis-je, ceci dépasse tout ; et je m’étonne que vous puissiez vous complaire en de tels enfantillages. Comment ! voici une jeune dame qui s’est montrée pour nous deux la meilleure amie du monde, et à qui nous devons de savoir nous habiller et nous tenir à peu près convenablement, comme peuvent le voir tous ceux qui nous ont connus l’un et l’autre avant et après.
Mais Catriona s’arrêta court au beau milieu de la route.
– Ah ! c’est comme ça ! s’écria-t-elle. Eh bien, si vous continuez à parler d’elle, je retourne à la ville, et qu’il advienne de moi ce que Dieu voudra ! Sinon, faites-moi la grâce de parler d’autre chose.
Je fus déconcerté au-delà de toute expression ; mais je m’avisai qu’elle dépendait entièrement de mon aide, qu’elle appartenait au sexe faible, qu’elle était encore presque un enfant, et que c’était à moi d’avoir de la sagesse pour deux.
– Ma chère petite, lui répliquai-je, ce que vous dites là n’a pas le sens commun ; mais Dieu me garde de rien faire qui vous soit désagréable. Quant à parler de miss Grant, je n’en ai cure, et il me semble que c’est vous qui avez commencé. Mon unique dessein (si je vous ai bien entendue) visait votre seul perfectionnement car je déteste jusqu’à l’apparence de l’injustice. Mais n’allez pas vous figurer que je ne désire pas vous voir une honnête fierté et une aimable délicatesse féminine ; ces qualités vous siéent bien, mais ici vous les manifestez à l’excès.
– Eh bien, avez-vous fini ? fit-elle.
– J’ai fini.
– C’est fort heureux.
Et nous continuâmes notre chemin, mais sans plus rien dire.
Cette marche dans la nuit opaque, où nous ne voyions que des ombres et n’entendions que le bruit de nos pas, était vraiment fantastique. Tout d’abord nous restâmes animés l’un contre l’autre de sentiments hostiles ; mais l’obscurité, le froid, le silence, que seuls les coqs ou bien les chiens de garde interrompaient de temps à autre, eurent tôt fait de rabaisser nos amours-propres jusqu’à terre ; et en ce qui me regarde, je n’attendais pour parler qu’une occasion propice.
Avant le lever du jour survint une pluie tiède, qui balaya le verglas de dessous nos pieds. J’offris mon manteau à ma compagne et cherchai à l’en envelopper ; mais d’un ton impatienté, elle m’enjoignit de le conserver.
– Je me garderai bien d’en rien faire, répliquai-je. Moi, je suis un grand vilain garçon qui a vu toutes sortes de temps, et vous n’êtes qu’une délicate et jolie jeune fille ! Ma chère, vous ne voudriez pas me faire cette injure ?
Sans plus insister elle me permit de la couvrir ; et ce faisant je profitai de l’obscurité pour laisser ma main s’attarder un instant sur son épaule d’une façon caressante.
– Vous devriez tâcher d’avoir un peu plus de patience avec votre ami, lui dis-je.
Je crus la sentir s’appuyer imperceptiblement contre ma poitrine, – mais ce ne fut peut-être là qu’une imagination.
– Votre bonté est inépuisable, fit-elle.
Nous poursuivîmes notre chemin en silence ; mais à présent tout était changé, et le bonheur illuminait mon cœur tel un feu de joie dans l’âtre.
Avant le jour la pluie cessa, et ce fut par une matinée simplement brumeuse que nous entrâmes dans la ville de Delft. Les maisons à pignons rouges s’alignaient en bon ordre des deux côtés d’un canal ; les servantes étaient dehors à laver et frotter jusqu’aux pavés de la voie publique. La fumée s’élevait de cent cheminées ; et je ressentis fortement qu’il était l’heure de déjeuner.
– Catriona, dis-je, je crois que vous avez encore un shilling et trois sous ?
– Vous les voulez, fit-elle. Et elle me remit sa bourse. Que n’est-ce plutôt cinq livres ! Mais qu’allez-vous en faire ?
– Et pourquoi donc avons-nous marché toute la nuit, comme un couple de bohémiens, sinon parce que dans cette malheureuse ville de Rotterdam j’ai été dépouillé de ma bourse et de tout ce que je possédais. Je vous le dis à présent parce que je pense que le plus mauvais est passé ; mais il nous reste encore une bonne trotte à faire avant de rejoindre mon argent, et si vous refusez de m’acheter un morceau de pain, il me semble que je vais défaillir.
Elle me considéra, les yeux dilatés. À la lueur du petit jour je la vis blême d’épuisement, et mon cœur se remplit de pitié. Mais pour sa part elle éclata de rire.
– Quelle torture ! Nous voici donc des mendiants ? s’écria-t-elle. Vous aussi ? Oh, c’est tout ce que je pouvais désirer ! Comme je suis heureuse de vous acheter à déjeuner ! Mais ce serait plus drôle si j’avais dû danser pour vous procurer à manger ! Car je crois qu’ils ne sont pas très familiarisés avec nos danses, par ici, et ils auraient peut-être payé pour les voir.
Je lui aurais donné volontiers un baiser pour cette bonne parole, un baiser non pas d’amour mais de pure admiration. Car cela enthousiasme toujours un homme de voir une femme vaillante.
Nous achetâmes une jatte de lait à une femme de la campagne qui ne faisait que d’arriver à la ville, et à un boulanger un morceau d’excellent pain, tout chaud et odorant, que nous mangeâmes tout en poursuivant notre chemin. Cette route qui mène de Delft à La Haye s’étend sur cinq milles en une avenue ombragée d’arbres, avec un canal d’un côté et de superbes pâturages de l’autre. Ici du moins le pays était agréable.
– Et maintenant, David, dit-elle, qu’allez-vous faire de moi ?
– Nous allons en parler, et le plus tôt sera le mieux. Je peux aller chercher de l’argent à Leyde ; cela ira tout seul. Mais l’ennui c’est de savoir que faire de vous jusqu’à la venue de votre père. J’ai cru voir hier soir que vous sembliez peu disposée à vous séparer de moi.
– Je fais plus que de sembler, fit-elle.
– Vous n’êtes qu’une toute jeune fille, et je ne suis, moi, qu’un bien jeune garçon. Voilà une grave difficulté. Comment allons-nous faire ? À moins peut-être de vous faire passer pour ma sœur ?
– Et pourquoi pas ? Si vous voulez bien que je le sois.
– Oh, je voudrais bien que vous le soyez en réalité, m’écriai-je. Je serais fier d’avoir une sœur comme vous. Mais il y a un hic : vous vous appelez Catriona Drummond.
– Eh bien, je m’appellerai Catriona Balfour. Qui le saura ? On ne nous connaît pas ici.
– Si vous croyez la chose convenable. J’avoue que cela me rend perplexe. J’aurais trop de regrets de vous avoir mal conseillée.
– David, je n’ai ici d’autre ami que vous.
– À vrai dire, je suis trop jeune pour être votre ami. Je suis trop jeune aussi pour vous conseiller, comme vous pour être conseillée par moi. Je ne vois pas ce que nous pouvons faire d’autre, et pourtant je tenais à vous avertir.
– Il ne me reste pas le choix. Mon père James More n’en a pas trop bien agi avec moi, et ce n’est pas la première fois que cela lui arrive. Je vous tombe sur les bras comme un sac de farine, et je ne puis que m’en remettre à votre bon plaisir. Si vous voulez bien de moi, c’est parfait. Si vous n’en voulez pas (elle se rapprocha de moi pour me poser la main sur le bras), David, vous me faites peur.
– Ne craignez rien, je devais seulement vous avertir… commençai-je ; puis je me ressouvins que c’était moi qui tenais la bourse, et que ce n’était pas le moment de faire le difficile. Catriona, repris-je, ne vous y méprenez pas : je cherche simplement à faire mon devoir envers vous, petite fille ! Me voici seul en route vers cette ville étrangère, où je serai un étudiant solitaire ; et voici que la chance s’offre à moi de vous garder un moment avec moi, comme une sœur ; vous ne pouvez manquer de comprendre, ma chère, que j’aimerais vous avoir ?
– Eh bien, mais je suis ici. La chose est réglée d’avance.
Je l’admets, c’était mon devoir de parler plus clairement. Je sais que ce fut là de ma part une grave infraction à l’honneur, et je me félicite de n’en avoir pas été puni davantage. Mais je me rappelais combien sa susceptibilité avait été éveillée par cette allusion à un baiser que renfermait la lettre de Barbara ; maintenant qu’elle dépendait de moi, comment aurais-je été plus hardi ? En outre, à vrai dire, je ne voyais pas d’autre moyen plausible pour me débarrasser d’elle. Et j’avoue que la tentation était forte.
Un peu après La Haye, elle se mit à boiter et ce fut à grand-peine qu’elle vint à bout de terminer le trajet. Par deux fois elle dut se reposer sur le bord du chemin, mais elle s’en excusa gentiment et se déclara la honte du Highland et de la race qui lui avait donné le jour, aussi bien qu’un encombrement pour moi. Elle ajouta que ce n’était pas sa faute, car elle était peu habituée à marcher chaussée. Je voulus lui faire ôter ses souliers et ses bas pour continuer pieds nus. Mais elle me représenta que les femmes de ce pays, même sur les routes de l’intérieur, se montraient toutes chaussées.
– Il ne faut pas que mon frère puisse rougir de moi, fit-elle, d’un air fort enjoué, malgré le démenti que lui donnait son visage.
Il y a dans cette ville où nous nous rendions un parc aux allées sablées de sable fin, où les ramures entrelacées formaient une voûte touffue, et qu’embellissaient des berceaux de verdure. Ce fut là que je laissai Catriona, pour aller seul me mettre en quête de mon correspondant. Arrivé chez lui, j’usai de mon crédit, et le priai de m’indiquer un gîte convenable et tranquille. Mon bagage n’étant pas encore arrivé, je le priai de vouloir bien se porter garant de moi auprès des gens de la maison ; et j’ajoutai que ma sœur étant venue pour un moment partager mon logis, il me faudrait deux chambres. Tout cela était fort joli, mais par malheur M. Balfour, qui dans sa lettre de recommandation était entré dans beaucoup de détails, n’y faisait aucune mention de ma sœur. Cela rendit mon Hollandais extrêmement perplexe ; et me regardant par-dessus les bords d’une grosse paire de besicles – il était lui-même piètrement bâti, et me faisait songer à un lapin malade – il me soumit à un interrogatoire serré.
Je fus pris de terreur. Supposons, me disais-je, qu’il admette mon histoire, supposons qu’il invite ma sœur à venir chez lui, et que je la lui amène. J’aurais un bel embrouillamini à tirer au clair, et je réussirais peut-être en fin de compte à nous déshonorer tous les deux. Aussi m’empressai-je de lui dépeindre ma sœur comme étant un caractère fort timide : elle craignait tellement de voir de nouvelles figures que je l’avais laissée provisoirement dans un lieu public. Et alors, embarqué sur le fleuve du mensonge, il me fallut suivre la loi commune en pareille circonstance, et m’y enfoncer plus avant que de raison. J’ajoutai quelques détails tout à fait superflus sur la mauvaise santé de miss Balfour durant son enfance et sur la vie retirée qu’elle menait depuis. Au beau milieu de ces contes ma sottise m’apparut, et je rougis jusqu’aux oreilles.
Loin de s’y laisser prendre, le vieux gentleman manifestait plutôt le désir de se débarrasser de moi. Mais c’était avant tout un homme d’affaires, et il trouvait mon argent bon à prendre : sans trop se préoccuper de ma conduite, il eut la complaisance extrême d’envoyer son fils avec moi pour me guider à la recherche d’un logis et me servir de répondant. Cela m’obligeait à présenter le jeune homme à Catriona. La pauvre chère enfant, convenablement remise par son repos, se conduisit à la perfection : elle prit mon bras et m’appela son frère avec plus d’aisance que je n’en mis à lui répondre. Mais il survint une anicroche : s’imaginant bien faire, elle se montra assez aimable envers mon Hollandais ; et je dus m’avouer que miss Balfour avait bien vite surmonté sa timidité. Il y avait de plus la différence de nos langages. Je parlais comme dans le Lowland, en traînant les mots ; elle prononçait l’anglais comme on le fait dans la montagne, assez agréablement, mais avec une correction grammaticale plutôt médiocre, si bien que pour un frère et une sœur nous faisions un couple fort disparate. Mais le jeune homme n’était qu’un balourd, dépourvu même de l’esprit nécessaire pour voir qu’elle était belle, ce qui lui valut mon mépris. Et dès qu’il nous eut procuré un abri pour nos têtes, il nous rendit le service encore plus grand de nous quitter.