I

Allan, assis à la table à écrire, fait des calculs. Judith entre par la porte du fond. Toilette d’été, jupe courte, natte sur le dos, son chapeau dans une main, une raquette de tennis dans l’autre. Elle s’arrête sur le seuil. Allan se lève, grave et respectueux.

JUDITH, avec sérieux, mais amicalement.

Pourquoi ne viens-tu pas au tennis ?

ALLAN, timide, luttant contre son émotion.

J’ai tant à faire…

JUDITH.

Tu n’as pas vu que j’ai appuyé ma bicyclette contre le chêne et non un peu plus loin ?

ALLAN.

Si, je l’ai vu.

JUDITH.

Eh bien, qu’est-ce que cela signifie ?

ALLAN.

Que tu veux que je vienne jouer au tennis… mais… j’ai des problèmes à faire, et ton père… est un maître très sévère…

JUDITH.

Tu l’aimes ?

ALLAN.

Oui, je l’aime : il s’intéresse tant à tous ses élèves.

JUDITH.

Il s’intéresse à tout le monde et à tout. Veux-tu venir ?

ALLAN.

Tu sais bien que je voudrais, mais je ne peux pas.

JUDITH.

Je demanderai la permission à papa.

ALLAN.

Ne fais pas cela. Ça ferait des histoires.

JUDITH.

Est-ce que tu crois que je ne sais pas m’y prendre, avec lui ? Il veut ce que je veux.

ALLAN.

Oui, parce que tu es dure… parfaitement.

JUDITH.

Tu devrais l’être aussi.

ALLAN.

Je ne suis pas de la race des loups.

JUDITH.

Alors tu es l’agneau ?

ALLAN.

J’aime mieux cela.

JUDITH.

Dis, pourquoi ne veux-tu pas venir au tennis ?

ALLAN.

Tu le sais bien.

JUDITH.

Dis-le tout de même… le lieutenant ?

ALLAN.

Oui, tu ne tiens pas du tout à moi, mais tu ne t’amuses pas avec le lieutenant quand je ne suis pas là pour que tu puisses voir comme je souffre.

JUDITH.

Je suis si cruelle que ça ? Je ne m’en doutais pas.

ALLAN.

Tu le sais à présent.

JUDITH.

Alors je me corrigerai, car je ne veux pas être cruelle ; je ne veux pas que tu me trouves mauvaise.

ALLAN.

Tu dis cela uniquement pour pouvoir me dominer. Je suis déjà ton esclave, mais cela ne te suffit pas : il faut que l’esclave soit châtié et jeté aux bêtes. Tu tiens déjà l’autre dans tes griffes, que veux-tu de moi ? Laisse-moi suivre mon chemin, et suis le tien.

JUDITH.

Tu me chasses ? (Allan ne répond pas.) C’est bien, je m’en vais. Comme parents nous serons bien obligés de nous rencontrer de temps à autre, mais je ne t’importunerai pas. (Allan se rassied à sa table et se remet à travailler. Au lieu de s’éloigner, elle descend en scène et s’approche peu à peu de la table à écrire d’Allan.) Sois tranquille, je vais m’en aller illico, je voulais seulement voir comment est installé un directeur de lazaret… (Elle regarde tout autour d’elle.) Blanc et or… un piano à queue… de Bechstein !… Diable ! – Nous, nous habitons toujours la tour de la forteresse, depuis que papa est à la retraite… dans la tour où maman est restée vingt-cinq ans… et nous y habitons par faveur !… Vous êtes riches, vous…

ALLAN, tranquillement.

Nous ne sommes pas riches.

JUDITH.

Tu dis ça, mais tu es toujours si bien mis… d’ailleurs, n’importe quoi t’habille… Tu entends ce que je te dis ? (Elle s’approche.)

ALLAN, résigné.

J’entends.

JUDITH.

Comment peux-tu entendre, quand tu es assis là, à faire des calculs, ou je ne sais quoi.

ALLAN.

Je n’entends pas avec mes yeux.

JUDITH.

Ah ! tes yeux !… Les as-tu regardés dans une glace ?

ALLAN.

Suis ton chemin !

JUDITH.

Tu me méprises, toi.

ALLAN.

Je ne pense pas du tout à toi, ma chère.

JUDITH, s’approchant.

Archimède est assis et fait un problème, quand le soldat approche et l’abat ! (Elle bouscule ses papiers avec sa raquette.)

ALLAN.

Laisse mes papiers tranquilles.

JUDITH.

C’est ce qu’a dit Archimède lui aussi… Maintenant tu te figures naturellement des choses… Tu crois que je ne pourrais pas vivre sans toi…

ALLAN.

Pourquoi ne peux-tu pas me laisser en paix ?…

JUDITH.

Sois sage, et je t’aiderai pour ton examen…

ALLAN.

Toi ?

JUDITH.

Oui, je connais les examinateurs…

ALLAN, d’un ton sévère.

Et puis ?

JUDITH.

Tu ne sais donc pas qu’il faut se mettre bien avec ses maîtres ?

ALLAN.

Tu veux dire ton père et le lieutenant ?

JUDITH.

Et le colonel !

ALLAN.

Et tu crois qu’avec ton aide je me tirerais d’affaire ?

JUDITH.

Tu n’es qu’un mauvais traducteur.

ALLAN.

D’un mauvais original…

JUDITH.

Tu n’as pas honte !

ALLAN.

Si, j’ai honte… pour toi… et pour moi. J’ai honte de t’avoir écoutée. Pourquoi ne t’en vas-tu pas ?

JUDITH.

Parce que je sais que tu apprécies ma compagnie. Oui, tu t’arranges toujours pour passer sous ma fenêtre. Tu as toujours des courses à faire en ville par le même bateau que moi ; tu ne peux pas sortir en mer en canot à voile sans que je manœuvre le foc !

ALLAN, timide.

Une jeune fille ne dit pas de ces choses-là.

JUDITH.

Est-ce que tu me prends pour une enfant ?

ALLAN.

Tu es parfois une bonne petite fille, parfois une méchante femme. Tu me fais l’effet de m’avoir choisi pour être ton agneau.

JUDITH.

Tu n’es qu’un agneau, et voilà pourquoi je te défendrai.

ALLAN, se levant.

Le loup a toujours été un mauvais berger. Tu veux me dévorer, voilà tout le secret. Tu veux mettre tes yeux en gage pour pouvoir racheter ma tête.

JUDITH.

Oh, tu as donc regardé mes yeux ? Je ne t’aurais pas cru tant de hardiesse. (Allan ramasse ses papiers pour sortir par la droite. Judith se met devant la porte.)

ALLAN.

Laisse-moi passer, ou bien…

JUDITH.

Ou bien ?

ALLAN.

Si tu étais un garçon, ah ! Mais tu n’es qu’une fille.

JUDITH.

Et alors ?

ALLAN.

Si tu avais le moindre brin de fierté, tu serais partie, puisque tu peux te considérer comme chassée.

JUDITH.

Tu me paieras cela !

ALLAN.

Je m’en rapporte à toi.

JUDITH remonte au fond, furieuse.

Tu… me… paieras… cela ! (Elle sort.)

KURT, entrant par la gauche.

Où vas-tu, Allan ?

ALLAN.

Ah, c’est toi.

KURT.

Qui donc vient de sortir si impétueusement que les buissons en ont tremblé ?

ALLAN.

C’était Judith.

KURT.

Elle est un peu violente, mais c’est une brave fille.

ALLAN.

Quand une jeune fille est méchante et rude, on dit toujours que c’est une brave fille.

KURT.

Il ne faut pas être si sévère, Allan. Est-ce que tu n’es pas content de tes nouveaux parents ?

ALLAN.

J’aime bien l’oncle Edgar…

KURT.

Oui, il a beaucoup de bon. Et tes autres maîtres ? Le lieutenant, par exemple ?

ALLAN.

Il est si inégal ! Par moments il semble avoir de la rancune contre moi.

KURT.

Oh non ! Tu réfléchis trop sur les gens. N’analyse pas tant, mais fais ton devoir, sois correct, et laisse les autres suivre leur chemin.

ALLAN.

C’est ce que je fais, mais on ne me laisse pas en paix. On m’attire… c’est comme les sèches là-bas, sous le pont… elles ne mordent pas, mais elles font un tourbillon qui entraîne.

KURT, affectueusement.

Tu es enclin à la mélancolie, il me semble. Et ce que tu ne te plais pas ici avec moi ? Qu’est-ce qui te manque ?

ALLAN.

Je n’ai encore jamais été si heureux, mais il y a ici quelque chose qui m’étouffe.

KURT.

Ici, au bord de la mer ? Tu n’aimes donc pas la mer ?

ALLAN.

Si, le large. Mais sur la côte il y a du varech, des sèches, des méduses, des orties de mer, ou… je ne sais comment ça s’appelle.

KURT.

Il ne faut pas rester enfermé comme tu le fais. Sors, va jouer au tennis.

ALLAN.

Ça ne m’amuse pas.

KURT.

Tu es fâché avec Judith, à ce que je vois.

ALLAN.

Avec Judith ?

KURT.

Tu critiques tellement tout le monde… il ne faut pas, ou alors on est isolé.

ALLAN.

Non, je ne critique pas, mais… il me semble que je suis tout en bas d’une pile de bois, et que je dois attendre que ce soit mon tour d’être mis au feu… et cela me pèse, cela me pèse, tout ce qui est au-dessus de moi…

KURT.

Attends que ce soit ton tour… le tas diminue.

ALLAN.

Oui, mais si lentement, si lentement… Ah ! je reste là et je moisis en attendant.

KURT.

Ce n’est pas agréable d’être jeune… et pourtant on vous envie.

ALLAN.

Vraiment ? Veux-tu changer ?

KURT.

Non, merci.

ALLAN.

Sais-tu ce qu’il y a de pire ? C’est de rester là contraint de se taire quand les vieux disent des bêtises. Je sais que, sur un point, je m’y connais mieux qu’eux, et pourtant il faut que je me taise. Oh, excuse-moi, je ne te compte pas parmi les vieux.

KURT.

Et pourquoi pas ?

ALLAN.

Peut-être parce qu’en somme nous venons seulement de faire connaissance.

KURT.

Et parce qu’alors… tu t’es fait une autre idée de moi.

ALLAN.

Oui.

KURT.

Je soupçonne que, pendant les années où nous avons vécu séparés, tu n’as pas toujours entretenu à mon égard des sentiments très amicaux ?

ALLAN.

Non.

KURT.

Avais-tu jamais vu un portrait de moi ?

ALLAN.

Un seul et qui n’était pas très flatteur.

KURT.

Et vieux…

ALLAN.

Oui.

KURT.

Il y a dix ans mes cheveux sont devenus gris en une nuit… depuis ils ont repris leur couleur tout seuls. Mais parlons d’autre chose… Tiens, voici ta tante, ma cousine. Que penses-tu d’elle ?

ALLAN.

J’aimerais mieux ne pas le dire.

KURT.

Alors, je ne te le demande pas.

ALICE, entrant en toilette d’été très claire avec une ombrelle.

Bonjour, Kurt. (Elle lui fait, d’un clin d’œil, signe de faire sortir Allan)

KURT, à Allan.

Laisse-nous. (Il sort par la droite. Alice s’asseoit à gauche sur le canapé, Kurt près d’elle sur une chaise.)

ALICE, embarrassée.

Il va venir bientôt, en sorte que tu n’as pas à être gêné.

KURT.

Et pourquoi le serais-je ?

ALICE.

Avec ton rigorisme…

KURT.

Contre moi-même, oui.

ALICE.

Sans doute… Je me suis abandonnée une fois, quand j’ai vu en toi le libérateur, mais tu as gardé ta présence d’esprit… aussi avons-nous le droit d’oublier ce qui n’a jamais été.

KURT.

N’y pense donc plus.

ALICE.

Cependant… je ne crois pas que lui ait oublié…

KURT.

Tu veux parler de la nuit où il a eu une syncope et où tu t’es réjouie, trop vite, à l’idée qu’il était mort ?

ALICE.

Oui… Depuis, il s’est remis, mais du jour où il a cessé de boire, il a appris à se taire et maintenant il est terrible. Il a en tête quelque chose que je ne saisis pas.

KURT.

Alice, ton mari est un doux imbécile et il ne me témoigne que de l’amitié.

ALICE.

Méfie-toi de ses témoignages d’amitié… je les connais.

KURT.

Voyons, voyons !

ALICE.

Alors, toi aussi il t’a aveuglé ? Tu ne vois donc pas le danger, tu n’aperçois pas les mailles du filet ?

KURT.

Non.

ALICE.

Alors tu es condamné à mort.

KURT.

Allons donc ?

ALICE.

Figure-toi bien cela ; je suis là, à voir le malheur s’approcher de toi en rampant, comme un chat… je te le montre, mais tu ne peux pas le voir.

KURT.

Allan, avec, son regard droit, ne peut pas non plus le voir. D’ailleurs il ne voit que Judith, et c’est toujours un gage pour nous assurer de bonnes relations.

ALICE.

Connais-tu Judith ?

KURT.

Une enfant coquette, avec une natte sur le dos et des jupes un peu courtes.

ALICE.

C’est tout à fait ça. Mais je l’ai vue ces jours-ci en jupe longue… et c’était une jeune femme… et même pas si jeune que ça, quand elle a les cheveux relevés.

KURT.

Elle est assez développée, je te l’accorde.

ALICE.

Et elle joue avec Allan.

KURT.

Tout va bien, tant qu’il ne s’agit que de jeu.

ALICE.

Soit, tout va bien. Maintenant Edgar va venir, il s’asseoira dans le fauteuil à bascule… il aime ce garçon avec passion, au point qu’il serait capable de le voler.

KURT.

Qu’il le prenne donc.

ALICE.

Laisse-le s’asseoir là-bas et restons ici. Et quand il parlera – il est si bavard le matin, – quand il parlera de choses insignifiantes, je te traduirai le sens de ses paroles.

KURT.

Ah ! tu es trop fine, ma chère Alice, trop fine. Que pourrais-je avoir à craindre, tant que je dirige mon lazaret de manière irréprochable et que par ailleurs je me conduis bien ?

ALICE.

Tu crois à la justice, à l’honneur, et à tout cela ?

KURT.

Oui, et c’est l’expérience qui m’a appris à y croire. Jadis j’ai cru le contraire… et cela a failli me coûter cher.

ALICE.

Le voici qui vient…

KURT.

Je ne t’ai encore jamais vue si anxieuse.

ALICE.

Mon courage n’était qu’ignorance du danger.

KURT.

Du danger ?… Tu finiras par me faire peur.

ALICE.

Si seulement je pouvais !… Là. (Le capitaine entre par le fond, en civil, redingote noire boutonnée, casquette d’uniforme, canne à béquille d’argent. Il salue d’un signe de tête et va s’asseoir dans le fauteuil à bascule.)

ALICE, à Kurt.

Laisse-le parler le premier.

LE CAPITAINE.

C’est un siège superbe que tu as là, mon cher Kurt, tout à fait superbe.

KURT.

Je t’en fais cadeau, si tu veux l’accepter.

LE CAPITAINE.

Ce n’était pas mon intention…

KURT.

Mais c’est bien la mienne. Que de choses n’ai-je pas reçues de toi !

LE CAPITAINE, avec faconde.

Ah, ne dis pas de bêtises… Quand je suis assis ici, j’ai vue sur toute l’île, sur toutes les promenades, je vois tout le monde sur les vérandas, tous les bateaux qui voguent sur la mer et qui entrent ou qui sortent… Tu as vraiment trouvé le meilleur endroit de cette île… qui n’est à tout le moins pas celle des bienheureux. Et pourtant, Alice ! Oui, on l’appelle le « petit enfer », et ici Kurt s’est construit un paradis… Sans Ève, bien entendu, car s’il en venait une, c’en serait fait du paradis. Écoute : sais-tu que ceci a été jadis un rendez-vous de chasse royal ?

KURT.

Je l’ai entendu dire.

LE CAPITAINE.

Tu es logé royalement, toi, mais – j’ai honte de le dire, – c’est à moi que tu le dois.

ALICE, à Kurt.

Vois-tu ? Il va te voler.

KURT.

Je te dois beaucoup de reconnaissance.

LE CAPITAINE.

Ah, sottise ! Écoute : as-tu reçu les caisses de vin ?

KURT.

Oui.

LE CAPITAINE.

Et tu es content ?

KURT.

Très content. Tu peux le faire savoir à ton fournisseur de ma part.

LE CAPITAINE.

Il fournit toujours des marchandises de premier ordre.

ALICE, à Kurt.

À un prix de faveur, et c’est toi qui payes la différence.

LE CAPITAINE.

Que dis-tu, Alice ?

ALICE.

Moi ? Rien.

LE CAPITAINE.

Oui, quand on a installé ce lazaret, j’ai eu l’idée de tâcher d’en obtenir la direction et dans cette intention j’ai étudié l’organisation des quarantaines.

ALICE, à Kurt.

C’est un mensonge.

LE CAPITAINE, hâbleur.

Je ne partageais pas les idées arriérées auxquelles sacrifiait le gouvernement sur la désinfection. J’étais du côté des Neptunistes… nous les appelions ainsi parce qu’ils préfèrent la méthode de désinfection par l’eau.

KURT.

Pardon ! Je me souviens de façon très précise que c’est moi qui à ce moment-là préconisais l’eau et toi le feu.

LE CAPITAINE.

Moi ? Quelle sottise !

ALICE, très haut.

Pourtant, je m’en souviens aussi très bien.

LE CAPITAINE.

Toi…

KURT.

Je m’en souviens d’autant mieux que…

LE CAPITAINE, rompant les chiens.

C’est possible, mais peu importe. (Élevant la voix.) En attendant nous en sommes arrivés à ce point que l’affaire a pris une nouvelle… (À Kurt, qui veut l’interrompre.) Silence !… tournure… et le lazaret est sur le point de faire un pas gigantesque en avant.

KURT.

À propos, sais-tu qui écrit dans le journal ces articles absurdes ?

LE CAPITAINE, rougissant.

Je ne sais pas, mais pourquoi dis-tu qu’ils sont absurdes ?

ALICE, à Kurt.

Attention, c’est lui qui les a écrits.

KURT, à Alice.

Lui ? (Au capitaine.) Inintelligibles, alors ?

LE CAPITAINE.

Tu ne peux pas en juger.

ALICE.

Est-ce que vous avez l’intention de vous quereller ?

KURT.

Oh ! non.

LE CAPITAINE.

Il est difficile ici, dans cette île, de vivre en paix mais nous devons donner le bon exemple.

KURT.

Peux-tu m’expliquer une chose : quand je suis arrivé ici, j’ai été aussitôt dans les meilleurs termes avec toutes les notabilités, et le substitut en particulier est devenu mon ami intime… aussi intime qu’on peut l’être à notre âge. Mais au bout d’un certain temps – c’était aussitôt après ta guérison – ils ont commencé l’un après l’autre à me témoigner de la froideur, et hier, sur la promenade, le substitut m’a évité. Je ne peux, pas dire à quel point cela m’a peiné. (Le capitaine ne répond rien.) As-tu remarqué des sentiments hostiles contre toi aussi ?

LE CAPITAINE.

Non, au contraire.

ALICE, à Kurt.

Tu ne comprends donc pas qu’il t’a pris tes amis ?

KURT, au capitaine.

Je me suis demandé si ce n’est pas à cause de cette nouvelle émission d’actions à laquelle je n’ai pas voulu participer ?

LE CAPITAINE.

Non, non. Mais peux-tu me dire pourquoi tu n’as pas voulu souscrire ?

KURT.

Parce que j’ai déjà placé mes petites économies dans votre fabrique de soda et aussi parce qu’une nouvelle souscription aurait signifié que les anciennes actions sont mauvaises.

LE CAPITAINE, distraitement.

Tu as là une superbe lampe. D’où te vient-elle ?

KURT.

De la ville, naturellement.

ALICE, à Kurt.

Attention à ta lampe, toi.

KURT, au capitaine.

Ne va pas croire que je sois ingrat ou méfiant, Edgar.

LE CAPITAINE.

Oui, mais tu ne me prouves guère de confiance en voulant te retirer d’une affaire que tu as lancée avec moi.

KURT.

Mon cher, la prudence élémentaire exige pourtant que de temps à autre on songe à se préserver soi-même et les siens.

LE CAPITAINE.

Se préserver ? Est-ce qu’il y a un danger en vue ? Est-ce qu’on songe à te voler ?

KURT.

Pourquoi des mots si durs ?

LE CAPITAINE.

Tu n’as donc pas été content quand je t’ai aidé à placer ton capital à 6 p. 100 ?

KURT.

Si, je t’en ai même été reconnaissant.

LE CAPITAINE.

Tu n’es pas reconnaissant. Ce n’est pas dans ta nature, mais tu n’y peux rien.

ALICE, à Kurt.

Écoute-le !

KURT.

Ma nature est sans doute bien imparfaite, et dans ma lutte contre elle j’ai médiocrement réussi, mais je reconnais qu’il y a des devoirs…

LE CAPITAINE.

Alors, prouve-le. (Il avance la main et prend un journal.) Que vois-je là ? Un avis. (Lisant.) Le médecin légiste est mort.

ALICE, à Kurt.

Le voilà qui spécule déjà sur un cadavre.

LE CAPITAINE, comme à lui-même.

Cela va amener… certains changements.

KURT.

À quel point de vue ?

LE CAPITAINE, se levant.

Nous verrons.

ALICE, au capitaine.

Où vas-tu ?

LE CAPITAINE.

Je crois qu’il faut que j’aille en ville… (Apercevant une enveloppe sur le bureau, il la prend, comme en pensant à autre chose, lit la suscription et la repose sur la table.) Excuse ma distraction.

KURT.

Cela ne fait rien.

LE CAPITAINE.

Voici la boîte de compas d’Allan. Où est-il ?

KURT.

Il est dehors, il joue avec les jeunes filles.

LE CAPITAINE.

Quel grand enfant ! Cela ne me plaît guère. Et il ne faut pas que Judith vienne rôder par ici… Il faut que tu aies l’œil sur ton garçon et moi je surveillerai mes jeunes filles. (Il va au piano et en passant frappe quelques accords.) Un son superbe, cet instrument. Un Steinbech, n’est-ce pas ?

KURT.

Un Bechstein.

LE CAPITAINE.

Ah ! tu ne t’embêtes pas, toi. Tu peux me remercier de t’avoir fait venir ici.

ALICE, à Kurt.

Il ment encore, car il a cherché à t’en empêcher…

LE CAPITAINE.

À tout à l’heure. Je prends le prochain bateau. (Il s’en va tout en examinant les tableaux accrochés aux murs.)

ALICE.

Eh bien ?

KURT.

Eh bien ?

ALICE.

Je ne comprends toujours pas son plan. Mais, dis-moi une chose : cette enveloppe qu’il a regardée,… de qui est cette lettre ?

KURT.

J’ai honte de le dire, c’était mon unique secret.

ALICE.

Et il l’a éventé. Vois-tu maintenant qu’il y a en lui du charmeur comme je te le disais ? Il y a quelque chose d’imprimé sur l’enveloppe ?

KURT.

Oui : « Comité électoral ».

ALICE.

Alors, il a deviné ton secret. Tu veux, à ce que je comprends, devenir représentant au Reichstag… et maintenant tu verras que ce sera lui qui se fera nommer à ta place.

KURT.

Est-ce qu’il y avait jamais pensé ?

ALICE.

Non, mais maintenant il y pense. J’ai lu ça sur sa figure pendant qu’il regardait l’enveloppe.

KURT.

Et c’est pour cela qu’il est parti en ville ?

ALICE.

Non, il s’y est décidé en voyant l’avis de décès.

KURT.

Qu’espère-t-il gagner à la mort du médecin légiste ?

ALICE.

Ah ! si tu pouvais me le dire !… Peut-être était-ce pour lui un ennemi qui entravait ses projets.

KURT.

S’il est aussi terrible que tu le prétends, on a raison de le craindre.

ALICE.

Tu n’as donc pas entendu comme il voulait te prendre, te lier les mains, en mettant en avant des devoirs de reconnaissance qui n’existent pas ? Par exemple, il ne t’a jamais procuré ta situation, il a au contraire essayé de t’empêcher de l’obtenir. C’est un larron, un insecte, un ver de bois, il te dévorera intérieurement jusqu’à ce que tu sois un beau jour vidé comme un pin vermoulu… Il te hait bien qu’il soit lié à toi par les souvenirs de votre amitié de jeunesse.

KURT.

Comme tu es perspicace, quand tu hais !

ALICE.

Et qu’on est bête quand on aime ! Aveugle et bête.

KURT.

Oh non ! Quel langage !

ALICE.

Sais-tu ce qu’on entend par un vampire ? C’est, dit-on, l’âme d’un mort qui cherche un corps pour pouvoir y vivre en parasite. Edgar est mort depuis le jour où il s’est abattu sur le sol. Il n’a plus aucun intérêt personnel, plus de personnalité, plus d’initiative. Mais a-t-il réussi à se saisir d’un être vivant, il s’abat sur lui, enfonce ses suçoirs dans sa chair et se met à croître et à prospérer. Actuellement il s’est posé sur toi.

KURT.

S’il m’approche de trop près, je m’en débarrasserai.

ALICE.

Essaie donc de te débarrasser d’une teigne ! Écoute, sais-tu pourquoi il ne veut pas qu’Allan et Judith jouent ensemble ?

KURT.

Il s’inquiète sans doute de leurs sentiments.

ALICE.

Absolument pas… Il veut marier Judith… au colonel.

KURT, bouleversé.

Ce vieux veuf ?

ALICE.

Oui.

KURT.

Épouvantable !… Et Judith ?

ALICE.

Si elle pouvait attraper le général, qui a quatre-vingts ans, elle le prendrait pour humilier le colonel, qui en a soixante. Humilier, vois-tu, voilà le but de sa vie. Piétiner et humilier, c’est le mot d’ordre de la famille.

KURT.

C’est ça Judith ? La jolie, la fière, la brillante Judith ?

ALICE.

Oui, nous connaissons cela !… Puis-je m’asseoir là pour écrire une lettre ?

KURT, préparant ce qu’il faut sur le bureau.

Je t’en prie.

ALICE ôte ses gants et s’asseoit à la table.

Maintenant je vais m’essayer dans l’art de la guerre. J’ai échoué une fois, quand je croyais tuer mon dragon. Mais maintenant j’ai appris le métier.

KURT.

Sais-tu qu’il faut charger avant de tirer ?

ALICE.

Oui, et une forte charge. (Kurt se retire vers la droite, Alice réfléchit, puis écrit. Allan entre précipitamment, sans voir Alice, et se jette sur le canapé, sanglotant dans un mouchoir de dentelle. Alice l’observe sérieusement pendant un moment, puis elle se lève et s’approche du canapé. – D’une voix douce : Allan ! (Il s’assied droit, l’air gêné, et cache le mouchoir derrière son dos. – D’une voix tendre, féminine, avec une émotion véritable.) Il ne faut pas avoir peur de moi, Allan, tu n’as rien à craindre de ma part. Qu’as-tu ? Tu es malade ?

ALLAN.

Oui.

ALICE.

Qu’est-ce que tu as ?

ALLAN.

Je ne sais pas.

ALICE.

Des douleurs dans la tête ?

ALLAN.

Non, non !

ALICE.

Dans la poitrine ? tu souffres ?

ALLAN.

Oui.

ALICE.

Des souffrances, des souffrances, comme si le cœur allait fondre ! Et cela tire, tire…

ALLAN.

Comment sais-tu cela ?

ALICE.

Et on voudrait mourir… ah si l’on pouvait être mort ? Tout est si noir ! Et l’on ne pense qu’à une seule et même chose… un seul et même être… mais quand deux personnes pensent à un seul et même être, la douleur est lourde à porter pour l’une des deux. (Allan, s’oubliant, tiraille le mouchoir.) C’est le mal que personne ne peut guérir ; on ne peut pas manger, on ne peut pas boire, on ne veut que pleurer, et on pleure si amèrement ! de préférence dehors, dans la forêt, afin que personne ne vous voie, car les hommes rient de cette douleur, les méchants hommes… fi donc ! Que veux-tu d’elle ? Rien. Tu ne veux pas baiser sa bouche, car tu en mourrais, penses-tu ; il te semble que la mort approche de toi quand ta pensée vole vers elle. Et c’est la mort, enfant, la mort, qui donne la vie. Mais tu ne peux encore comprendre cela… Il sent la violette, c’est elle ! (Elle s’approche d’Allan, et lui prend doucement le mouchoir.) C’est elle, c’est elle partout, et elle seule ! Oh, oh, oh ! (Allan ne voit plus d’autre ressource que de cacher son visage dans les bras d’Alice.) Pauvre petit ! Pauvre petit ! Oh comme cela fait mal ! Comme cela fait mal ! (Elle essuie les larmes d’Allan avec le mouchoir.) Là, là, là ! Pleure, vide ton cœur de larmes, là, il en sera moins lourd. Mais maintenant relève-toi, Allan, et sois un homme, sinon elle ne voudra plus te voir… la cruelle, qui n’est pas cruelle. Elle t’a torturé ? Avec le lieutenant ? Écoute, mon petit, il faut que tu deviennes l’ami du lieutenant, alors vous pourrez parler d’elle tous les deux. D’ordinaire cela soulage.

ALLAN.

Je ne veux pas voir le lieutenant.

ALICE.

Écoute, petit bout d’homme. Il ne s’écoulera pas longtemps avant que le lieutenant ne te cherche pour pouvoir parler d’elle, car… (Allan lève les yeux avec une lueur d’espoir.) Allons, faut-il que je sois gentille et que je te le dise ? (Allan baisse la tête.) Il est aussi malheureux que toi.

ALLAN, avec joie.

Non ?

ALICE.

Mais si, sûrement, et il a besoin de quelqu’un à qui il puisse ouvrir son cœur quand Judith le blesse. Tu as l’air de t’en réjouir à l’avance ?

ALLAN.

Elle ne veut donc pas du lieutenant ?

ALICE.

Elle ne veut pas de toi non plus, mon cher, car elle veut le colonel. (Allan est de nouveau bouleversé.) Est-ce que la pluie recommence ? Non, tu n’auras pas le mouchoir, car Judith tient à ses affaires et veut avoir sa douzaine complète. (Allan a l’air interdit.) Mais oui, elle est comme ça, Judith… Maintenant reste là tranquille, pendant que j’écris ma lettre, et tu feras une course pour moi. (Elle va à la table et se met à écrire.)

LE LIEUTENANT entre par le fond, il a l’air mélancolique, mais ne doit pas prêter à rire. Il ne voit pas Alice, mais va droit à Allan.

Monsieur le volontaire. (Allan se lève et prend la position réglementaire.) Restez assis, je vous prie. (Alice les considère. Le lieutenant s’approche d’Allan et s’assied à côté de lui. Il soupire, tire de sa poche un mouchoir, qui ressemble à l’autre, et s’essuie le front, Allan jette sur le mouchoir un regard avide. Le lieutenant lui lance un regard triste, Alice tousse. Le lieutenant se dresse et se met au « garde à vous. »)

ALICE.

Restez assis, je vous en prie.

LE LIEUTENANT.

Excusez-moi, Madame.

ALICE.

Il n’y a pas de mal… Asseyez-vous, je vous en prie, et tenez compagnie au volontaire, il se sent un peu isolé, ici, dans cette île. (Elle écrit.)

LE LIEUTENANT, causant à mi-voix avec Allan, gêné.

Il fait une chaleur terrible.

ALLAN.

Oh oui.

LE LIEUTENANT.

Est-ce que le volontaire a fini le sixième livre.

ALLAN.

J’en suis précisément à la dernière proposition.

LE LIEUTENANT.

Elle est délicate, n’est-ce pas ? (Un silence.) Est-ce que le volontaire a… (Il cherche ses mots.) joué au tennis aujourd’hui ?

ALLAN.

Non, le soleil était trop chaud.

LE LIEUTENANT, angoissé, sans aller jusqu’à l’effet comique.

Oui, il fait aujourd’hui une chaleur terrible.

ALLAN, dans un chuchotement.

Oui, il fait très chaud. (Un silence.)

LE LIEUTENANT.

Est-ce que le volontaire est… sorti en mer aujourd’hui ?

ALLAN.

Non, je n’avais personne pour manœuvrer le foc.

LE LIEUTENANT.

Le volontaire aurait-il assez de confiance en moi pour me laisser manœuvrer le foc ?

ALLAN, d’un ton toujours aussi respectueux.

Ce serait un trop grand honneur pour moi, monsieur le lieutenant.

LE LIEUTENANT.

Je vous en prie, je vous en prie… Le volontaire croit-il… que le vent serait bon aujourd’hui vers midi, car je ne suis pas libre avant ?

ALLAN, d’un air fin.

À midi le vent tombe, et puis… à cette heure-là mademoiselle Judith a une leçon.

LE LIEUTENANT, troublé.

Ah bien, ah bien ! Hem ! Le volontaire croit-il que…

ALICE.

Un de ces messieurs voudrait-il se charger de porter une lettre pour moi ? (Allan et le lieutenant se regardent avec défiance.)… à mademoiselle Judith. (Allan et le lieutenant se dressent précipitamment et s’élancent vers Alice, mais avec une certaine dignité qui doit dissimuler leurs sentiments.) Tous les deux ? Elle n’en sera que mieux remise, (Elle tend la lettre au lieutenant.) Écoutez, monsieur le lieutenant, voudriez-vous me donner ce mouchoir que vous avez là. Ma fille est très minutieuse pour son linge… elle a comme ça de petites mesquineries… Donnez-moi ce mouchoir… Je ne veux pas me moquer de vous, mais vous vous rendez, sans nécessité, un peu ridicule. Et le colonel n’aime pas à faire l’Othello. (Elle prend le mouchoir.) Allez maintenant, jeunes gens, et tâchez de dissimuler vos sentiments autant que vous le pourrez. (Le lieutenant s’incline et sort, Allan le suit sur les talons.)

ALICE, appelant.

Allan.

ALLAN s’arrête sur la porte, manifestement à contre-cœur.

Ma tante ?

ALICE.

Reste, si tu ne veux pas te faire plus de mal que tu n’en peux supporter.

ALLAN.

Oui, mais il y va.

ALICE.

Laisse-le se brûler les doigts, mais garde-toi d’en faire autant.

ALLAN.

Je ne veux pas prendre garde.

ALICE.

Alors tu pleureras plus tard et moi j’aurai la peine de te consoler.

ALLAN.

Je veux y aller.

ALICE.

Va donc ! Mais quand tu reviendras, jeune fou, j’aurai le droit de me moquer de toi. (Allan sort vivement derrière le lieutenant. Alice se remet à écrire.)

KURT, entrant.

Alice, j’ai reçu une lettre anonyme qui m’inquiète.

ALICE.

As-tu remarqué qu’Edgar, depuis qu’il a déposé l’uniforme, est devenu un autre homme ? Je n’aurais jamais cru qu’un vêtement pût faire tant de différence.

KURT.

Tu ne réponds pas à ma question.

ALICE.

Ce n’était pas une question, c’était une nouvelle. Que redoutes-tu ?

KURT.

Tout.

ALICE.

Il est allé en ville. Ses voyages à la ville amènent toujours quelque chose de redoutable.

KURT.

Mais je ne peux rien entreprendre, car je ne sais pas de quel côté viendra l’attaque.

ALICE, pliant sa lettre.

Nous verrons si j’ai deviné.

KURT.

Alors, tu m’aideras ?

ALICE.

Oui, mais dans la mesure où mon intérêt me le permet. Quand je dis « mon », j’entends celui de mes enfants.

KURT.

Je comprends cela. Entends-tu, quel silence règne dans la nature, sur la mer, partout ?

ALICE.

Mais derrière ce silence, j’entends des voix… un murmure, des cris.

KURT.

Silence… moi aussi j’entends quelque chose… non, ce ne sont que les mouettes.

ALICE.

J’entends autre chose, moi. Maintenant je vais porter cette lettre à la poste.

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