II

Même décor, Allan, assis à la table, travaille, Judith est debout sur le seuil, en chapeau de tennis, un guidon de bicyclette à la main.

JUDITH.

Puis-je t’emprunter ta clef anglaise ?

ALLAN, sans, lever les yeux.

Non, tu ne peux pas.

JUDITH.

Tu es bien désagréable, quand je viens te trouver.

ALLAN, sans rudesse.

Je ne le suis pas du tout, mais je demande qu’on me laisse la paix.

JUDITH, avançant.

Allan…

ALLAN.

Eh bien, quoi ?

JUDITH.

Il ne faut pas être fâché contre moi.

ALLAN.

Je ne le suis pas.

JUDITH.

Alors, donne-moi la main.

ALLAN, radouci.

Je ne veux pas te serrer la main, mais je ne suis pas fâché. Que veux-tu de moi ?

JUDITH.

Tu es si bête, si bête !

ALLAN.

Ah ! oui, il faut que je le sois.

JUDITH.

Tu crois que je suis uniquement méchante.

ALLAN.

Non, car je sais que tu es aussi gentille. Tu peux être gentille.

JUDITH.

Je n’y peux rien, moi, si… si toi et le lieutenant vous allez pleurer dans la forêt. Pourquoi pleurez-vous, dis ? (Allan paraît gêné.) Dis-le-moi. Je ne pleure jamais. Et pourquoi êtes-vous si bons amis maintenant ?… De quoi parlez-vous, quand vous vous promenez bras dessus bras dessous ? (Allan ne peut pas répondre.) Allan, tu verras bientôt qui je suis, et que je peux faire quelque chose pour celui auquel je m’intéresse… et je veux te donner un conseil… bien que je ne veuille pas faire, de potins : sois prêt.

ALLAN.

À quoi ?

JUDITH.

À des ennuis.

ALLAN.

De quel côté ?

JUDITH.

Du côté d’où tu les attends le moins.

ALLAN.

Je suis assez habitué aux contrariétés et la vie ne m’a pas été très douce… Qu’est-ce qui me menace ?

JUDITH, pleine d’intentions.

Pauvre garçon ! Donne-moi ta main. (Il la lui tend.) Regarde-moi… Tu n’oses pas me regarder ? (Allan sort vivement par la gauche pour cacher son émotion.)

LE LIEUTENANT, entrant par le fond.

Pardon, je croyais que le volontaire…

JUDITH.

Écoutez, monsieur le lieutenant : voulez-vous être mon ami et mon confident ?

LE LIEUTENANT.

Si vous voulez me faire cet honneur, Mademoiselle…

JUDITH.

Oui. Un seul mot. Ne quittez pas Allan, quand le malheur arrivera.

LE LIEUTENANT.

Quel malheur ?

JUDITH.

Vous le verrez bientôt… peut-être, aujourd’hui même. Vous aimez Allan ?

LE LIEUTENANT.

Ce jeune homme est mon meilleur élève, et je l’estime aussi personnellement pour sa force de caractère. Oui, il y a des moments dans la vie où (Appuyant sur les mots.) il faut de la force pour supporter, pour endurer, en un mot, pour souffrir.

JUDITH.

Cela fait plus d’un mot. Ainsi, vous aimez Allan ?

LE LIEUTENANT.

Oui.

JUDITH.

Alors cherchez-le, et tenez lui compagnie.

LE LIEUTENANT.

C’était mon intention et rien d’autre. Ma visite n’avait que ce but.

JUDITH.

Je n’ai rien supposé d’autre, rien de ce que vous voulez dire. (Elle montre la gauche.) Allan est parti de ce côté.

LE LIEUTENANT va, en hésitant, vers la gauche.

Bien… je vais faire ce que vous désirez.

JUDITH.

Faites-le, je vous en prie.

ALICE, entrant par le fond.

Que fais-tu ici ?

JUDITH.

Je voulais emprunter une clef anglaise.

ALICE.

Veux-tu m’écouter un instant ?

JUDITH.

Certainement. (Alice s’assied sur le canapé. Judith reste debout.) Mais dis vite ce que tu as à me dire : je n’aime pas les longs préambules.

ALICE.

Les préambules ? Bien. Relève tes cheveux et mets une robe longue.

JUDITH.

Pourquoi ?

ALICE.

Parce que tu n’es plus une enfant. Et d’autre part, tu es trop jeune pour avoir à faire la coquette en te rajeunissant.

JUDITH.

Qu’est-ce que cela signifie ?

ALICE.

Que tu es en âge de te marier. Et que ta façon de t’habiller attire l’attention.

JUDITH.

Alors je ferai ce que tu me dis.

ALICE.

Tu as bien compris ?

JUDITH.

Parfaitement.

ALICE.

Et nous sommes d’accord ?

JUDITH.

Absolument.

ALICE.

Sur tous les points ?

JUDITH.

Même sur les plus délicats.

ALICE.

Veux-tu, en même temps, cesser de… t’amuser avec Allan ?

JUDITH.

Alors, il faut que cela devienne sérieux ?

ALICE.

Oui.

JUDITH.

Eh bien, nous pouvons commencer immédiatement. (Elle a déposé son guidon, elle laisse retomber sa robe de cycliste, relève sa natte autour de sa tête, prend une épingle à cheveux dans la coiffure de sa mère et fixe ses cheveux.)

ALICE.

On ne fait pas sa toilette dans une maison étrangère.

JUDITH.

Suis-je bien ainsi ? Me voilà prête : vienne qui ose.

ALICE.

Maintenant au moins tu as l’air convenable. Laisse désormais Allan en paix.

JUDITH.

Je ne comprends pas ce que tu veux dire par là.

ALICE.

Tu ne vois donc pas qu’il souffre ?

JUDITH.

Si, je crois bien l’avoir remarqué, mais je ne sais pas pourquoi. Je ne souffre pas, moi.

ALICE.

C’est ce qui fait ta force. Mais un beau jour… oh ! cela t’arrivera. Va chez toi, maintenant, et n’oublie pas… que tu as une robe longue…

JUDITH.

Est-ce qu’il faut marcher autrement ?

ALICE.

Essaye.

JUDITH essaie de marcher comme une dame.

Oh ! j’ai un boulet au pied, je suis prisonnière, je ne peux plus courir.

ALICE.

Oui, mon enfant, maintenant commence le chemin, la longue route vers l’inconnu, que l’on prévoit d’avance, mais que, pour l’apparence, on doit ignorer. Des pas plus courts, et plus lents, beaucoup plus lents. Plus de souliers d’enfants, des brodequins, Judith. Tu ne te rappelles pas quand tu as cessé de porter des petits chaussons pour mettre des souliers ? Moi, je m’en souviens.

JUDITH.

Je ne pourrai jamais supporter cela.

ALICE.

Et pourtant il le faut ! Il le faut.

JUDITH va à sa mère et lui met légèrement un baiser sur la joue, puis sort avec dignité, comme une dame, en oubliant son guidon.

Adieu.

KURT, entrant par la droite.

Tu es déjà là ?

ALICE.

Mais oui.

KURT.

Est-ce qu’il est revenu ?

ALICE.

Oui.

KURT.

Comment est-il venu ?

ALICE.

En grande tenue. Donc il est allé chez le colonel. Deux décorations sur la poitrine.

KURT.

Deux ? Il devait pour sa retraite, recevoir l’ordre de l’épée, je le sais. Qu’est-ce que c’est que l’autre ?

ALICE.

Je ne m’y connais guère : c’est une croix blanche dans une rouge.

KURT.

Alors c’est un ordre portugais. Laisse-moi réfléchir… Écoute : est-ce que ses articles dans le journal ne traitaient pas de l’installation des lazarets dans les villes portugaises ?

ALICE.

Oui, autant que je me souviens.

KURT.

Et il n’a jamais été au Portugal ?

ALICE.

Jamais.

KURT.

Mais j’y suis allé, moi.

ALICE.

Pourquoi es-tu si communicatif : il écoute si bien et il a une si bonne mémoire.

KURT.

Tu ne crois pas que c’est Judith qui lui a valu cette distinction ?

ALICE.

Non, voyons ! Il y a des limites… (Se levant.) et tu les as franchies.

KURT.

Est-ce que nous ne sommes plus unis ?

ALICE.

Cela dépend de toi. Ne contrarie pas mes intérêts.

KURT.

S’ils se mettent en travers des miens, il faut bien que j’y touche, encore que d’une main prudente… Le voici.

ALICE.

C’est le moment.

KURT.

Le moment de quoi ?

ALICE.

Nous allons le voir.

KURT.

Puissions-nous en venir à l’attaque, car cet état de siège m’a énervé. Je n’ai plus un seul ami dans cette île.

ALICE.

Attends un peu. Assieds-toi ici, de côté, il va sans doute se mettre dans le fauteuil américain, et je te soufflerai.

LE CAPITAINE, par le fond, en grande tenue, avec l’ordre de l’épée et le Christ de Portugal.

Bonjour. C’est ici le lieu de rencontre.

ALICE.

Tu es fatigué. Assieds-toi. (Le capitaine s’asseoit, contre leur attente, sur le canapé à gauche.) Mets-toi à ton aise.

LE CAPITAINE.

On est si bien ici. Tu es trop aimable.

ALICE, à Kurt.

Sois prudent, il nous soupçonne.

LE CAPITAINE, grognon.

Que dis-tu ?

ALICE, à Kurt.

Il a sûrement bu.

LE CAPITAINE, rudement.

Non, il n’a pas bu. (Un silence.) Eh bien ? De quoi vous êtes-vous entretenus ?

ALICE.

Et toi ?

LE CAPITAINE.

Tu vois mes décorations ?

ALICE.

Non.

LE CAPITAINE.

Je crois bien, tu es jalouse. Autrement on félicite d’ordinaire ceux qui ont reçu une distinction.

ALICE.

Nous avons l’honneur…

LE CAPITAINE.

Cela remplace, pour nous, les couronnes de laurier que reçoivent les comédiennes.

ALICE.

C’étaient les couronnes que j’avais, accrochées au mur, à la maison, dans la tour.

LE CAPITAINE.

Celles que tu as reçues de ton frère…

ALICE.

Oh, assez !

LE CAPITAINE.

… Et devant lesquelles j’ai dû m’incliner pendant vingt-cinq ans… et qu’il m’a fallu vingt-cinq ans pour démasquer.

ALICE.

Tu as rencontré mon frère ?

LE CAPITAINE.

Maintes fois. (Alice est anéantie. Un silence.) Eh bien, Kurt, tu ne dis rien ?

KURT.

J’attends.

LE CAPITAINE.

Écoute, tu connais la grande nouvelle ?

KURT.

Non.

LE CAPITAINE.

Il est désagréable pour moi d’avoir à te l’annoncer.

KURT.

Parle donc…

LE CAPITAINE.

La fabrique de Soda a fait faillite.

KURT.

C’est extrêmement désagréable… Et comment t’en tires-tu ?

LE CAPITAINE.

Très bien, car j’ai vendu à temps.

KURT.

Tu as bien fait.

LE CAPITAINE.

Et quelle est ta situation ?

KURT.

Mauvaise.

LE CAPITAINE.

C’est bien ta faute. Tu aurais dû vendre à temps, ou bien souscrire de nouvelles actions.

KURT.

Alors j’aurais perdu celles-là aussi.

LE CAPITAINE.

Du tout, car alors la société se serait maintenue.

KURT.

Pas la société, mais la direction. Et je voyais dans l’émission des nouvelles actions une collecte pour la direction.

LE CAPITAINE.

Cette façon de voir peut-elle te sauver ? C’est maintenant la question.

KURT.

Non, il faut que je sacrifie tout.

LE CAPITAINE.

Tout ?

KURT.

Même la maison, les meubles.

LE CAPITAINE.

C’est terrible.

KURT.

J’ai déjà connu pire. (Un silence.)

LE CAPITAINE.

Voilà ce qui arrive quand des novices veulent spéculer.

KURT.

Tu m’étonnes vraiment car tu sais, que si je n’avais pas souscrit, j’aurais été boycotté : « travail supplémentaire pour les populations côtières, les travailleurs de la mer, capital inépuisable, aussi inépuisable que l’Océan, philanthropie et bénéfice pour la nation »… Voilà ce que vous écriviez, ce que vous imprimiez, et maintenant tu appelles cela spéculer !

LE CAPITAINE, impassible.

Et que comptes-tu faire maintenant ?

KURT.

Il faudra bien que je fasse une vente aux enchères.

LE CAPITAINE.

Tu auras raison.

KURT.

Qu’en penses-tu ?

LE CAPITAINE.

Ce que je viens de te dire… Ici (Avec lenteur.) vont en effet avoir lieu certains changements…

KURT.

Ici, dans l’île ?

LE CAPITAINE.

Oui, ainsi, par exemple, ta demeure sera changée pour une autre, plus simple.

KURT.

Ah !

LE CAPITAINE.

Oui, on a l’intention d’installer le lazaret sur la côte extérieure de l’île, au bord de la mer.

KURT.

Mon idée primitive.

LE CAPITAINE, sèchement.

Je ne sais pas… je ne connais pas tes idées sur la question. D’ailleurs, ce sera une bonne chose que tu doives te séparer de tes meubles… le scandale passera ainsi inaperçu.

KURT.

Comment cela ?

LE CAPITAINE.

Le scandale ! (Il se dresse.) Car c’est un scandale de venir occuper un nouveau poste et de se lancer aussitôt dans toutes sortes d’affaires qui amènent des désagréments à la famille… surtout à la famille.

KURT.

C’est bien moi qui en éprouve les plus grands désagréments…

LE CAPITAINE.

Je vais te dire une chose, mon cher Kurt. Si, dans cette circonstance, je ne t’avais pas épaulé, tu perdais ta situation.

KURT.

Cela aussi !

LE CAPITAINE.

Tu as de la peine à être en règle. On s’est plaint de ton service.

KURT.

Une plainte justifiée ?

LE CAPITAINE.

Dame ! Tu es – avec des qualités d’ailleurs estimables, – bien négligent ; ne m’interromps pas. Tu es très négligent.

KURT.

Quelle chose étonnante !

LE CAPITAINE.

En attendant, le changement auquel j’ai fait allusion aura lieu bientôt. Je te conseillerais de faire ta vente sans tarder, ou de chercher à vendre sous main.

KURT.

Sous main ? Où trouverai-je ici un acheteur ?

LE CAPITAINE.

Tu n’as pourtant pas la prétention que je te reprenne tes meubles ? Ce serait une belle histoire ! (Entre ses dents.) hem ! surtout quand on pense à ce qui… s’est passé… naguère.

KURT.

Quoi donc ? Veux-tu dire : ce qui ne s’est pas passé ?

LE CAPITAINE, rompant les chiens.

Comme Alice est silencieuse. Qu’as-tu, ma vieille ? Tu n’as pas l’air en train.

ALICE.

Je reste tranquille, je réfléchis.

LE CAPITAINE.

Ah tonnerre ! Tu réfléchis ! Mais il faut réfléchir vite et bien, si l’on veut que ce soit utile. Eh bien, allons, réfléchis maintenant. Un, deux, trois ! Hahaha ! Tu ne peux pas… Alors je vais t’aider. Où est Judith ?

ALICE.

Quelque part.

LE CAPITAINE.

Où est Allan ? (Pas de réponse.) Où est le lieutenant ? (Pas de réponse.) Écoute-moi, Kurt : Qu’as-tu l’intention de faire d’Allan ?

KURT.

De faire…

LE CAPITAINE.

Oui, le garder dans l’artillerie, tu ne peux plus y penser.

KURT.

Peut-être pas.

LE CAPITAINE.

Il faut lui chercher un régiment d’infanterie, bon marché, là-haut, dans le Norrland, peut-être…

KURT.

En Norrland ?

LE CAPITAINE.

Oui, ou si tu voulais lui faire apprendre, un métier pratique, pour dire les choses franchement… à ta place, je le mettrais dans le commerce… pourquoi pas ? (Kurt ne répond pas.) À notre époque de lumière, dame ! Alice garde un silence si peu habituel ?… Oui, mes enfants, c’est la bascule de la vie… tantôt on est en haut, et on jette de fiers regards autour de soi, tantôt on est en bas, et puis on remonte… et ainsi de suite. Mais oui, voilà la chose, oui. (À Alice.) Tu disais quelque chose ? (Elle secoue la tête.) Nous pouvons nous attendre d’ici quelques jours à une visite… une visite de marque.

ALICE.

Qui donc ?

LE CAPITAINE.

Vois-tu, cela t’intéresse. Maintenant tu peux ruminer et deviner qui vient, et tout en ruminant, tu peux relire cette lettre. (Il lui tend une lettre ouverte.)

ALICE.

Ma lettre ! Ouverte ! Renvoyée par la poste ?

LE CAPITAINE, se levant.

Oui. En ma qualité de chef de famille et comme ton tuteur légal je surveille les intérêts sacrés de la famille et, d’une main de fer, je brise toutes les tentatives faites pour dénouer, par une correspondance criminelle, les liens de la famille. Voilà. (Alice est anéantie.) Je ne suis pas mort, tu sais, mais ne te fâche pas, alors que précisément je veux nous relever tous d’une déchéance imméritée – imméritée pour moi, tout au moins.

ALICE.

Judith, Judith !

LE CAPITAINE.

Et Holopherne ? Est-ce cela que je dois être ? Bah ! (Il sort par le fond.)

KURT.

Quel homme est-ce donc ?

ALICE.

Je ne sais pas.

KURT.

Nous sommes battus.

ALICE.

Oui, il n’y a aucun doute.

KURT.

Il m’a roulé, mais si adroitement que je ne peux pas porter plainte.

ALICE.

Oh, c’est toi au contraire qui es son débiteur.

KURT.

Sait-il ce qu’il fait ?

ALICE.

Non, je ne le crois pas. Il suit sa nature et ses instincts, et il semble trouver un appui près de celui qui distribue le bonheur et le malheur.

KURT.

C’est sans doute le colonel qui vient ici.

ALICE.

Vraisemblablement. Aussi faut-il qu’Allan parte.

KURT.

Tu trouves cela bien ?

ALICE.

Oui.

KURT.

Alors nous ne suivons plus le même chemin.

ALICE, prête à sortir.

Pas tout à fait. Mais nous nous retrouverons.

KURT.

Probablement.

ALICE.

Et sais-tu où ?

KURT.

Ici.

ALICE.

Tu le supposes ?

KURT.

C’est facile. Il prend la maison et il achète les meubles.

ALICE.

C’est ce que je crois aussi. Mais ne m’abandonne pas.

KURT.

Pas pour si peu de chose.

ALICE.

Au revoir. (Elle sort.)

KURT.

Au revoir.

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