III

Même décor, mais le ciel est nuageux et il pleut. Alice et Kurt entrent par le fond, en manteaux de pluie, avec des parapluies.

ALICE.

Ainsi je te reçois ici ? Kurt, je ne peux pas avoir la cruauté de te souhaiter la bienvenue dans ta propre maison.

KURT.

Oh, pourquoi pas ! J’ai déjà subi trois saisies… au moins. Cela ne me fait plus rien !

ALICE.

Il t’a convoqué ?

KURT.

C’était une convocation en règle, mais je ne comprends pas pour quelle raison.

ALICE.

Il n’est pourtant pas ton supérieur ?

KURT.

Non, mais il s’est institué roi dans cette île. Et quand quelqu’un résiste, il prononce, le nom du colonel, sur quoi chacun s’incline. Écoute : est-ce que le colonel doit venir aujourd’hui ?

ALICE.

On l’attend, mais on ne sait rien de plus. Assieds-toi.

KURT, s’asseyant.

Rien n’a changé ici.

ALICE.

Ne pense pas à cela. Ne réveille pas la douleur.

KURT.

La douleur ? Je trouve seulement cela un peu étrange… étrange comme cet homme. Tu ne sais pas : quand, jeune homme, je l’ai connu, je l’ai fui d’abord… Mais il m’a poursuivi, m’a flatté, m’a offert ses services et m’a enchaîné. Je renouvelai mes tentatives d’évasion, mais en vain… Maintenant je suis son esclave.

ALICE.

Mais pourquoi ? Il a une dette envers toi, et c’est toi le débiteur !

KURT.

Depuis que je suis ruiné, il s’est offert à aider Allan à passer son examen…

ALICE.

Il te le fera payer cher… Ta candidature au Reichstag tient-elle toujours ?

KURT.

Oui, et, autant que je puis prévoir, il ne se dresse pas d’obstacles sur ma route. (Un silence.)

ALICE.

Est-ce qu’Allan part réellement aujourd’hui ?

KURT.

Oui… à moins que je puisse l’empêcher.

ALICE.

Ç’a été une courte joie.

KURT.

Courte, comme tout le reste, excepté la vie, qui est terriblement longue.

ALICE.

Oui, c’est vrai. Tu ne veux pas aller attendre dans la pièce voisine ? Car s’il ne t’est pas pénible, il me l’est, à moi, ce décor.

KURT.

Si tu le désires.

ALICE.

J’ai honte, j’ai honte au point que je voudrais mourir, mais je n’y peux rien.

KURT.

Alors, allons, comme tu voudras.

ALICE.

D’ailleurs voici quelqu’un. (Ils entrent à gauche. Le capitaine et Allan entrent par le fond, tous deux en uniformes, avec manteau.)

LE CAPITAINE.

Assieds-toi ici, mon garçon, j’ai à te parler. (Il se met dans le fauteuil à bascule. Allan s’assied sur une chaise à gauche.) Il pleut aujourd’hui, autrement j’étais très bien ici et je voyais la mer. (Un silence.) Eh bien ? Tu ne veux pas partir ? Non ?

ALLAN.

Je regrette de quitter mon père.

LE CAPITAINE.

Oui, ton père… Il est très malheureux. (Un silence.) Et il est rare que les parents comprennent le véritable bien de leurs enfants. C’est-à-dire… il y a des exceptions. Hein ! Écoute, Allan. Es-tu en relations avec ta mère ?

ALLAN.

Oui, elle m’écrit quelquefois.

LE CAPITAINE.

Tu sais qu’elle est ta tutrice ?

ALLAN.

Oui.

LE CAPITAINE.

Écoute bien, sais-tu que ta mère m’a donné plein pouvoir de prendre des décisions à sa place ?

ALLAN.

Je ne le savais pas.

LE CAPITAINE.

En tout cas, maintenant tu le sais. Et pour cette raison il n’y a pas à discuter sur ta carrière. Tu vas donc en Norrland.

ALLAN.

Mais je n’ai aucune ressource.

LE CAPITAINE.

J’ai fait le nécessaire.

ALLAN.

En ce cas, je n’ai qu’à remercier mon oncle.

LE CAPITAINE.

Tu es reconnaissant, toi… tout le monde ne l’est pas. Hem ! (Élevant la voix.) Le colonel… Tu connais le colonel ?

ALLAN, avec gêne.

Non, je ne le connais pas.

LE CAPITAINE.

Le colonel (Il appuie sur le mot.) est tout particulièrement mon ami (Avec hâte) comme tu le sais peut-être. Le colonel a voulu s’intéresser à ma famille, y compris celle de ma femme. Le colonel a pu, par son intervention, t’assurer les ressources nécessaires à l’achèvement de ton éducation. Maintenant tu connais mes obligations – et celles de ton père – envers le colonel. Me suis-je expliqué clairement ? (Allan s’incline.) À présent va faire ta malle. Tu recevras l’argent sur le quai d’embarquement. Et maintenant adieu, mon garçon. (Il lui tend un doigt.) Adieu. (Il se lève et sort par la droite. Allan, seul, reste, troublé, à regarder autour de lui.)

JUDITH entre par le fond, en mante, avec un parapluie, d’ailleurs habillée avec soin, en robe longue, les cheveux relevés.

C’est toi, Allan ?

ALLAN se retourne et examine attentivement Judith.

C’est bien Judith ?

JUDITH.

Tu ne me reconnais pas ? Mais où as-tu été si longtemps ?… Qu’est-ce que tu regardes ? Ma robe longue… et ma coiffure ?… Tu ne les avais pas encore vues ?

ALLAN.

Non.

JUDITH.

Ai-je l’air d’une femme ? (Allan se détourne d’elle. Avec sérieux.) Que fais-tu ici ?

ALLAN.

Je suis venu… prendre congé.

JUDITH.

Comment ? Tu pars… en voyage ?

ALLAN.

Je permute… et vais en Norrland.

JUDITH, saisie.

En Norrland ? Quand pars-tu ?

ALLAN.

Aujourd’hui.

JUDITH.

Qui a eu cette idée-là ?

ALLAN.

Ton père.

JUDITH.

Je m’en serais doutée. (Elle marche de long en large dans la pièce et frappe du pied.) Je désirais que tu sois ici aujourd’hui.

ALLAN.

Pour y rencontrer le colonel ?

JUDITH.

Qu’est-ce que tu sais du colonel ? Tu dois décidément partir ?

ALLAN.

Je n’ai pas le choix, et maintenant je le désire moi-même. (Un silence.)

JUDITH.

Pourquoi le désires-tu maintenant ?

ALLAN.

Je veux m’en aller loin d’ici… dans le monde.

JUDITH.

Ici on est par trop à l’étroit. Oui, je te comprends, Allan : ici c’est intolérable. On spécule… sur le Soda, et sur les hommes. (Un silence. Avec une émotion vraie.) Allan, j’ai, comme tu le sais, une heureuse nature, incapable de souffrir, mais maintenant… je commence à m’en sentir capable.

ALLAN.

Toi ?

JUDITH.

Oui, maintenant, je commence. (Elle appuie ses deux mains sur sa poitrine.) Oh, comme je souffre ! Oh !

ALLAN.

Qu’as-tu ?

JUDITH.

Je ne sais pas. J’étouffe. Je crois que je meurs.

ALLAN.

Judith !

JUDITH, criant.

Oh ! Voilà ce que c’est, voilà ce que c’est. Mes pauvres garçons !

ALLAN.

Je rirais, si j’étais aussi cruel que toi.

JUDITH.

Je ne suis pas cruelle, mais je ne comprenais pas ! Il ne faut pas que tu partes.

ALLAN.

Il le faut.

JUDITH.

Alors, pars… mais donne-moi un souvenir.

ALLAN.

Qu’ai-je à te donner ?

JUDITH, avec une profonde douleur.

Oh, Allan !… Non, je ne le supporterai pas. (Elle crie et se tient la poitrine.) Oh, je souffre, je souffre ! Allan, qu’as-tu fait de moi ? Je ne veux plus vivre… Allan, ne t’en va pas ! pas seul ! Nous partirons ensemble… Nous prendrons la petite chaloupe, la blanche, et nous ferons voile vers le-large, en bordant l’écoute – il vente dur – et nous naviguerons… Là-bas, très loin là-bas, où il n’y a plus ni varech ni méduses – n’est-ce pas ? Dis ? – Mais nous aurions dû laver les voiles hier… il faut qu’elles soient toutes blanches… je veux à ce moment-là voir quelque chose de blanc… tu me prendras dans tes bras et tu nageras avec moi, jusqu’à ce que tu sois fatigué… et alors brusquement nous nous enfoncerons… Quel calme ce sera ! Au lieu de s’agiter-tristement ici et d’intriguer avec des lettres que papa ouvre pour se moquer de nous. Allan, (Elle le prend par les bras et le secoue.) Entends-tu ?

ALLAN, qui l’a considérée avec des yeux brillants.

Judith ! Judith ! Pourquoi n’as-tu pas dit cela plus tôt ?

JUDITH.

Je ne savais pas… Comment aurais-je pu dire ce que je ne savais pas ?

ALLAN.

Et maintenant il faut que je te quitte !… Mais c’est encore le mieux, c’est la seule chose… Je ne peux pas lutter avec un homme qui…

JUDITH.

Ne parle pas du colonel…

ALLAN.

Ce n’est pas vrai ?

JUDITH.

C’est vrai… et ce n’est pas vrai.

ALLAN.

Cela peut-il devenir tout à fait faux ?

JUDITH.

Oui, cela va le devenir… dans une heure.

ALLAN.

Tiens ta parole ! Je peux attendre, je peux patienter… je peux travailler… Judith !

JUDITH.

Ne pars pas encore… Combien de temps devrai-je attendre.

ALLAN.

Un an.

JUDITH, rayonnante.

Un seul ! J’attendrai mille ans, et, si tu ne reviens pas, je ferai tourner la voûte céleste pour que le soleil se lève à l’Ouest. Silence, on vient ! – Allons, il faut nous séparer… silence ! Prends-moi dans tes bras. (Ils s’étreignent). Mais pas de baiser ! (Elle détourne la tête.) Là ! Maintenant va… va maintenant !

ALLAN va au fond et met son manteau sur ses épaules, puis ils se jettent dans les bras l’un de l’autre, si bien que Judith disparaît dans le manteau et ils échangent un baiser, Allan sort vivement, Judith se jette sur le canapé et sanglote, Allan rentre et tombe à genoux devant elle.

Non, je ne peux pas m’en aller, je ne peux plus te quitter… plus maintenant.

JUDITH, se relevant.

Si tu savais comme tu es beau en ce moment ! Si tu pouvais te voir !

ALLAN.

Tais-toi ! Un homme ne peut pas être beau… Mais toi, Judith ! Toi… que tu es… je remarquais bien, quand tu étais gentille… c’était une autre Judith qui m’apparaissait… c’est la mienne… Mais si tu me trompes, je mourrai.

JUDITH.

Je crois que je mourrais moi aussi… oh ! si je pouvais mourir, en ce moment précisément où je suis heureuse.

ALLAN.

Quelqu’un vient…

JUDITH.

Qu’il vienne… Je ne crains plus rien au monde… mais prends moi dans ton manteau (Elle s’enveloppe et se cache dans le manteau) et fuis avec moi dans le Norrland… Qu’y ferons-nous ? Tu t’y feras chasseur… un chasseur avec une plume au chapeau… c’est charmant et cela t’ira bien. (Elle joue avec ses cheveux, Allan baise le bout de ses doigts les uns après les autres puis il baise son soulier.) Que fais-tu là, jeune fou ? Tu vas te mettre du noir aux lèvres (Elle se lève vivement.) et je ne pourrai plus te donner un baiser quand tu partiras. Viens, je pars avec toi.

ALLAN.

Non, on me mettrait aux arrêts.

JUDITH.

Je te suivrai en prison.

ALLAN.

Tu ne pourrais pas… Maintenant il faut nous séparer.

JUDITH.

Je suivrai le bateau à la nage, tu plongeras pour me sauver, on racontera cela dans les journaux et alors nous pourrons nous fiancer. Veux-tu que nous fassions cela ?

ALLAN.

Tu peux encore-plaisanter, toi ?

JUDITH.

On a toujours le temps de pleurer… Dis-moi adieu maintenant. (Ils se jettent dans les bras l’un de l’autre, puis Allan sort par la porte du fond qui reste ouverte ; ils s’étreignent dehors, sous la pluie.)

ALLAN.

Il pleut, Judith.

JUDITH.

Qu’est-ce que cela peut me faire ! (Ils s’arrachent l’un à l’autre. Allan s’éloigne. Judith reste debout, dans la pluie et dans le vent qui agite ses cheveux et ses vêtements, à faire des signes d’adieu avec son mouchoir. Puis elle rentre précipitamment et se jette sur le canapé en se cachant le visage dans ses mains.)

ALICE entre, et va à Judith.

Qu’y a-t-il ? Tu es malade ? Lève-toi, que je puisse te voir. (Judith se lève. Alice l’examine attentivement.) Tu n’es pas malade, mais je ne te consolerai pas. (Elle sort à droite. Le lieutenant entre par le fond.)

JUDITH, debout, s’enveloppe dans sa mante.

Accompagnez-moi au bureau du télégraphe, je vous prie. Monsieur le lieutenant.

LE LIEUTENANT.

Si je puis vous rendre service, Mademoiselle, mais je ne crois pas que ce soit convenable.

JUDITH.

Tant mieux ! C’est précisément mon intention que vous me compromettiez… mais ne vous faites pas d’illusions… Passez devant. (Ils sortent par le fond. Le capitaine et Alice entrent par la droite ; le capitaine est en tenue de service.)

LE CAPITAINE, s’asseyant dans le fauteuil à bascule.

Fais-le entrer. (Alice va à la porte de gauche et l’ouvre, puis elle s’assied sur le canapé.)

KURT, de la gauche.

Tu veux me parler ?

LE CAPITAINE, d’un ton amical, mais avec condescendance.

Oui, j’ai quelque chose d’important à te dire. Assieds-toi.

KURT s’assied sur une chaise à gauche.

Je t’écoute.

LE CAPITAINE.

Eh bien donc (pérorant.), tu sais que l’organisation des quarantaines est tombée chez nous en décadence, il y aura bientôt un siècle… hem…

ALICE, à Kurt.

C’est le candidat au Reichstag qui parle.

LE CAPITAINE.

Mais étant donné le développement inouï de notre époque au point de vue…

ALICE, à Kurt.

… des transports, bien entendu.

LE CAPITAINE.

À tous les points de vue possibles, le gouvernement a songé à lui donner de l’extension. Enfin, la direction des services médicaux a créé des inspecteurs…

ALICE, à Kurt.

Il dicte…

LE CAPITAINE.

Il faut bien que tu l’apprennes tôt ou tard : Je suis nommé inspecteur des lazarets. (Un silence.)

KURT.

Je te félicite et je te présente mes devoirs.

LE CAPITAINE.

Il n’y aura rien de changé à nos relations personnelles, en raison des liens de parenté qui nous unissent. En attendant, et pour parler d’autre chose ; ton fils Allan, est, sur ma demande, transféré dans un régiment d’infanterie en Norrland.

KURT.

Mais je ne veux pas.

LE CAPITAINE.

C’est là tout ce que tu éprouves au moment où tu dois te séparer de ton fils ? Tu n’as pas d’autres sentiments purement humains ?

KURT.

Tu veux dire que je devrais souffrir ?

LE CAPITAINE.

Oui.

KURT.

Cela te ferait plaisir que je souffre ? Tu le souhaites ?

LE CAPITAINE.

Es-tu capable de souffrir ? – Une fois je suis tombé à terre, malade, tu étais là, et je ne me souviens que d’une chose : c’est que ton visage exprimait une joie non déguisée.

ALICE.

Ce n’est pas vrai. Kurt a veillé toute la nuit près de ton lit et il te calmait quand les tortures de ta conscience devenaient trop cruelles… mais une fois guéri, tu n’as témoigné aucune reconnaissance…

LE CAPITAINE, sans écouter Alice.

Par conséquent, Allan va nous quitter.

KURT.

Qui lui en fournira les moyens ?

LE CAPITAINE.

J’y ai déjà pourvu, c’est-à-dire, nous, un consortium, qui s’intéresse à l’avenir du jeune homme.

KURT.

Un consortium ?

LE CAPITAINE.

Oui. Et pour que tu saches que la chose s’est faite dans les règles, tu peux voir ici la liste. (Il lui tend un papier.)

KURT.

La liste ? (Il parcourt le papier.) C’est une liste de charités !

LE CAPITAINE.

Appelle cela comme tu voudras.

KURT.

Tu as mendié pour mon fils ?

LE CAPITAINE.

Voilà que tu es encore ingrat. Un ingrat est le fardeau le plus lourd qu’ait à porter la terre.

KURT.

Alors je suis mort… civilement. Et il ne peut plus être question de ma candidature.

LE CAPITAINE.

Quelle candidature ?

KURT.

Aux élections du Reichstag.

LE CAPITAINE.

Tu n’y as jamais songé sérieusement… d’autant moins que tu aurais bien dû penser que moi, comme le plus ancien ici, je voulais me porter, moi, que tu ne parais pas avoir estimé à ma valeur.

KURT.

Allons, c’en est fait de cela aussi.

LE CAPITAINE.

Tu as l’air de donner de l’importance à peu de chose.

KURT.

Tu as tout pris. Veux-tu encore quelque chose ?

LE CAPITAINE.

Te reste-t-il encore quelque chose ? As-tu quoi que ce soit à me proposer ? Réfléchis bien si tu as quelque chose à me proposer ? (Un silence.)

KURT.

À strictement parler, rien. Tout s’est passé correctement et légalement, commit entre gens d’honneur, dans la vie ordinaire.

LE CAPITAINE.

Tu dis cela avec une résignation que je pourrais appeler cynique. Mais tu as une disposition naturelle au cynisme, mon cher Kurt, et il y a des moments où je serais tenté de partager l’opinion d’Alice à ton égard : tu es un hypocrite, un hypocrite de premier ordre.

KURT, tranquillement.

Est-ce là l’opinion d’Alice ?

ALICE, à Kurt.

Ç’a été mon opinion à une époque. Mais ça ne l’est plus, car supporter ce que tu as supporté, exige un courage vraiment héroïque, ou bien… quelque chose d’autre.

LE CAPITAINE.

Maintenant nous pouvons, je crois, clore cette discussion. Va, Kurt, prendre congé d’Allan : il s’embarque sur le prochain bateau.

KURT, se levant.

Déjà ? Allons, j’ai supporté pire.

LE CAPITAINE.

Oui, tu dis cela si souvent, que je commence à me demander ce qui a pu t’arriver en Amérique.

KURT.

Ce qui m’est arrivé ? Oui, j’ai connu le malheur et c’est le droit incontestable de tout homme d’être atteint par le malheur.

LE CAPITAINE, d’un ton tranchant.

Il y a des maux dont on est responsable. Était-ce cela ?

KURT.

C’est une question de conscience.

LE CAPITAINE, sèchement.

Tu as une conscience, toi ?

KURT.

Il y a des loups et il y a des moutons : ce n’est pas un honneur pour un homme d’être le mouton, mais j’aime pourtant mieux cela que d’être le loup.

LE CAPITAINE.

Tu ne connais pas cette vieille vérité que chacun est le forgeron de son propre bonheur ?

KURT.

Est-ce bien une vérité ?

LE CAPITAINE.

Et tu ne sais pas que l’énergie personnelle…

KURT.

Si, je le sais, depuis cette nuit où ton énergie personnelle t’a abandonné et où tu gisais sur le plancher.

LE CAPITAINE, élevant la voix.

Un homme de mérite comme le soussigné – oui, regarde-moi – j’ai lutté cinquante ans contre tout un monde, mais j’ai finalement gagné la partie à force de persévérance, de fidélité au devoir, d’énergie et… d’honneur.

ALICE.

Tu devrais laisser à d’autres le soin de le dire.

LE CAPITAINE.

Les autres ne le disent pas, parce que ce sont des envieux. En attendant… on va recevoir ici une visite. Ma fille Judith va se rencontrer aujourd’hui avec son futur… Où est Judith ?

ALICE.

Elle est dehors.

LE CAPITAINE.

Sous la pluie ? Fais-la appeler.

KURT.

Peut-être puis-je maintenant me retirer ?

LE CAPITAINE.

Non, attends. Judith est-elle convenablement habillée ?

ALICE.

Oui, cela peut aller… As-tu la parole formelle du colonel qu’il vient ?

LE CAPITAINE se levant.

Oui, c’est-à-dire, il viendra nous surprendre, comme on dit. Et j’attends à toute minute son télégramme. (Il va vers la droite.) Je reviens immédiatement. (Il sort.)

ALICE.

Maintenant tu connais l’homme complet. Est-ce un être humain ?

KURT.

Quand tu m’as une première fois posé cette question, je t’ai répondu : non. Aujourd’hui je crois que c’est le type ordinaire de l’homme que porte la terre… Peut-être sommes-nous, nous aussi, un peu semblables à lui. Profiter des hommes et des circonstances favorables…

ALICE.

Il vous a dévorés vivants toi et les tiens… et tu le défends ?

KURT.

J’ai supporté pire que cela… cet ogre n’a pas atteint mon âme… il ne pouvait pas la dévorer.

ALICE.

Qu’as-tu supporté de pire ?

KURT.

Tu le demandes ?

ALICE.

Tu vas être grossier ?

KURT.

Non, je ne veux pas l’être… aussi ne m’interroge plus.

LE CAPITAINE, entrant par la droite.

Le télégramme était arrivé… Aie l’obligeance de le lire, Alice, j’y vois si mal. (Il s’assied fièrement dans le fauteuil à bascule.) Lis. Tu peux rester, Kurt. (Alice le lit rapidement tout bas, et paraît bouleversée.) Eh bien ? Tu n’es pas satisfaite ? (Alice ne répond pas et regarde fixement le capitaine. – Avec ironie.) De qui est-il ?

ALICE.

Du colonel.

LE CAPITAINE, avec satisfaction.

Je m’en doutais… et que dit le colonel ?

ALICE.

Il dit : « À la suite de l’impertinente communication téléphonique de mademoiselle Judith, je considère nos pourparlers comme rompus… définitivement ! » (Elle regarde fixement le capitaine.)

LE CAPITAINE, pâlissant.

C’est Judith !

ALICE.

Et voici Holopherne.

LE CAPITAINE.

Et toi qui es-tu donc ?

ALICE.

Tu le verras bientôt.

LE CAPITAINE.

C’est toi qui as fait cela !

ALICE.

Non.

LE CAPITAINE, furieux.

C’est toi.

ALICE.

Non. (Le capitaine essaye de se lever et de tirer son sabre, mais retombe frappé par une attaque.) Là, tu as ce que tu mérites.

LE CAPITAINE, avec des larmes séniles dans la voix.

Ne sois pas fâchée contre moi, je suis si malade.

ALICE.

Vraiment ! Je suis ravie de te l’entendre dire.

KURT.

Portons-le dans son lit.

ALICE.

Non, je ne veux pas le toucher. (Elle sonne.)

LE CAPITAINE, même ton.

Ne vous fâchez pas contre moi, (À Kurt.) Pense à mes enfants.

KURT.

C’est sublime ! Il faut que je veille sur ses enfants, et il m’a volé les miens !

ALICE.

Quel aveuglement !

LE CAPITAINE.

Pense à mes enfants… (Il continue en balbutiant des blu… blu… blu inintelligibles.)

ALICE.

Enfin cette langue s’est arrêtée… elle ne peut plus faire la vantarde, ni mentir, ni blesser ! Toi, Kurt, tu crois en Dieu… remercie-le en mon nom. Remercie-le de m’avoir fait sortir de cette tour et affranchie de ce loup, de ce vampire.

KURT.

Calme-toi, Alice.

ALICE se penche sur le capitaine, les yeux dans les yeux.

Où est-elle maintenant, ta force, hein, ton énergie ? (Le capitaine, incapable de parler, lui crache à la figure.) Si tu peux encore cracher, vipère, je t’arracherai la langue de la gorge. (Elle lui donne un soufflet.) Il n’a plus sa tête, mais il rougit encore. Ô Judith, noble fille, toi que j’ai, telle la vengeance, portée dans mon cœur, tu nous as tous délivrés ! Si tu as encore des têtes, Hydre ; nous te les trancherons aussi ! (Elle lui tire la barbe.) Vois, il y a une justice sur la terre. J’y avais rêvé quelquefois, mais je n’y ai jamais cru. Kurt, prie Dieu qu’il me pardonne de l’avoir méconnu. Oh ! Il y a une justice. Alors, moi aussi, je veux devenir un-agneau. Dis-le-lui, Kurt. Un peu de bonheur nous rend meilleurs, seul le malheur fait de nous des loups. (Le lieutenant paraît au fond) Le capitaine vient d’être frappé d’une attaque, aidez-nous, je vous prie, à rouler ce siège dehors.

LE LIEUTENANT.

Madame…

ALICE.

Qu’y a-t-il ?

LE LIEUTENANT.

Mademoiselle Judith…

ALICE.

Aidez-nous d’abord. Après, vous nous parlerez de Judith. (Le lieutenant roule le fauteuil et le sort par la droite.) Hors d’ici ce cadavre, hors d’ici et qu’on ouvre toutes les portes. Il faut aérer ici. (Elle ouvre à deux battants la porte du fond ; dehors le ciel s’est éclairci.)

KURT.

Tu vas l’abandonner.

ALICE.

On abandonne un bâtiment qui s’est échoué, et l’équipage se sauve. Je n’ai pas à faire l’habilleuse des morts pour une bête qui tombe en pourriture. Les boueux et les garçons d’amphithéâtre se chargeront d’y toucher. Une plate-bande serait trop belle pour recevoir cette charretée d’immondices. Et maintenant je vais aller me laver de toute cette boue, me baigner, si je peux jamais redevenir propre ! (Judith paraît dehors, sur le parapet, nu-tête, faisant des signaux avec son mouchoir dans la direction de la mer.)

KURT, sortant par le fond.

Qui est là ? Judith ? (Il appelle.) Judith !

JUDITH entre et crie.

Il est parti !

KURT.

Qui ?

JUDITH.

Allan est parti.

KURT.

Sans dire adieu ?

JUDITH.

Nous avons pris congé l’un de l’autre, et il te fait ses adieux, mon oncle.

ALICE.

C’est bien vrai ?

JUDITH, se jetant dans les bras de Kurt.

Il est parti !

KURT.

Il reviendra, chère enfant.

ALICE.

Ou bien nous irons le retrouver.

KURT, avec un geste vers la porte de droite.

L’abandonner ?… Le monde…

ALICE.

Le monde ? Bah ! Judith, viens, prends-moi dans tes bras. (Judith s’approche d’Alice qui lui met un baiser sur le front.) Veux-tu aller le rejoindre ?

JUDITH.

Peux-tu le demander !

ALICE.

Mais ton père est malade.

JUDITH.

Qu’est-ce que cela peut me faire !

ALICE.

Voilà Judith ! Oh, je t’aime, Judith !

JUDITH.

D’ailleurs papa n’est pas mesquin, et il n’aime pas qu’on soit geignard. Il a du style, papa, malgré tout !

ALICE.

Oui, dans une certaine mesure.

JUDITH.

Et j’imagine qu’il n’a pas grand désir de me voir après l’histoire du téléphone… Mais aussi pourquoi voulait-il m’envoyer un vieux ? Non, Allan, Allan ! (Elle se jette dans les bras de Kurt.) Je veux aller retrouver Allan ! (Elle se dégage et sort pour faire des signaux, Kurt la suit et fait également des signaux.)

ALICE.

Dire que des fleurs peuvent pousser sur le fumier ! (Le lieutenant rentre par la droite.) Eh bien ?

LE LIEUTENANT.

Mademoiselle Judith…

ALICE.

Il est donc si doux de sentir les syllabes de son nom caresser vos lèvres, que vous en oubliez le mourant ?

LE LIEUTENANT.

Oui, mais elle m’a dit…

ALICE.

Elle ? Dites donc plutôt Judith. Mais avant tout : comment cela va-t-il par là ?

LE LIEUTENANT.

Par là… tout est fini.

ALICE.

Fini ! Ô Dieu, je te remercie en mon propre nom et en celui de l’humanité de nous avoir délivrés de ce méchant… Donnez-moi votre bras, je veux sortir et respirer… respirer ! (Le lieutenant lui offre son bras. Elle s’arrête.) A-t-il dit quelque chose avant de mourir ?

LE LIEUTENANT.

Le père de mademoiselle Judith a prononcé quelques mots.

ALICE.

Qu’a-t-il dit ?

LE LIEUTENANT.

Il a dit : « Pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. »

ALICE.

C’est inconcevable !

LE LIEUTENANT.

Oui, le père de mademoiselle Judith était un homme plein de bonté et de noblesse.

ALICE.

Kurt ! (Il entre.) Tout est fini.

KURT.

Oh !

ALICE.

Sais-tu quels ont été ses derniers mots ? Non, tu ne peux pas le savoir. « Pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. »

KURT.

Et tu peux interpréter ?

ALICE.

Il voulait sans doute dire qu’il avait toujours bien agi et qu’il mourait comme un homme que la vie a lésé.

KURT.

Il aura sans doute une belle oraison funèbre.

ALICE.

Et tant de couronnes… de ses sous-officiers.

KURT.

Oui.

ALICE.

Il y a un an, il disait à peu près ceci : Il semble que la vie soit une bouffonnerie colossale.

KURT.

Crois-tu qu’il ait bouffonné jusque dans sa mort ?

ALICE.

Non, mais maintenant qu’il est mort j’éprouve une envie extraordinaire de dire du bien de lui.

KURT.

Eh bien, faisons-le…

LE LIEUTENANT.

Le père de mademoiselle Judith était un homme plein de bonté et de noblesse.

ALICE, à Kurt.

Tu l’entends ?

KURT.

« Ils ne savent pas ce qu’ils font. » Combien de fois ne t’ai-je pas demandé s’il savait ce qu’il faisait. Et tu ne croyais pas qu’il le sût. Ainsi donc, pardonne-lui.

ALICE.

Énigme ! Énigme !… Mais vois, maintenant la paix règne dans la maison. La merveilleuse paix de la mort, merveilleuse comme la solennelle agitation qui s’éveille quand un enfant vient au monde. J’entends le silence… et je vois sur ce plancher les traces du fauteuil qui l’a emporté. Et je sens que maintenant ma vie est terminée et que je commence à marcher vers l’anéantissement. Sais-tu… comme c’est étrange… les mots si simples du lieutenant – et c’est un cœur simple – me poursuivent, mais maintenant je les prends au sérieux. Mon mari, l’amant de ma jeunesse, – oui, tu peux rire – c’était un homme plein de bonté et de noblesse… malgré tout.

KURT.

Malgré tout ! Et plein de courage… car il a lutté pour sa propre vie, et pour celle des siens.

ALICE.

Que de soucis, que d’humiliations !… qu’il oubliait, afin de pouvoir continuer.

KURT.

Il savait oublier, cela dit beaucoup. Alice, entre là.

ALICE.

Non, je ne peux pas. Car tandis que nous parlions ici, l’image de sa jeunesse s’est dressée devant moi… je l’ai vu, je le vois, aujourd’hui, comme jadis, quand il avait vingt ans… Il faut que j’aie aimé cet homme !

KURT.

Et que tu l’aies haï !

ALICE.

Et haï ! La Paix soit avec lui ! (Elle va à la porte de droite, et se tient sur le seuil, les mains jointes.)

RIDEAU

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