I

Une tiède soirée d’automne. Les portes de la forteresse sont ouvertes et l’on voit dehors un artilleur qui monte la garde sur la batterie de la côte. Il porte un casque à chenille (l’ancien casque bavarois). De temps à autre on voit briller son sabre dans la lueur du soleil couchant. La mer est sombre et calme.

Le capitaine est assis dans un fauteuil, à gauche de la table à ouvrage, et tient entre ses doigts un cigare éteint. Il est vêtu d’un uniforme usagé, en bottes, avec éperons. Il a l’air fatigué et abattu.

Alice est assise dans un fauteuil à droite et ne fait rien, l’air las, semblant attendre quelque chose.

LE CAPITAINE.

Tu ne veux pas me jouer quelque chose ?

ALICE, avec indifférence, mais sans mauvaise humeur.

Qu’est-ce que tu veux que je te joue ?

LE CAPITAINE.

Ce que tu voudras.

ALICE.

Tu n’aimes pas mon répertoire.

LE CAPITAINE.

Et toi, tu n’aimes pas le mien.

ALICE, détournant la conversation.

Tu désires que les portes restent ouvertes ?

LE CAPITAINE.

Comme tu voudras.

ALICE.

Alors laissons-les… (Un silence.) Pourquoi ne fumes-tu pas ?

LE CAPITAINE.

Je commence à ne plus très bien supporter le tabac fort.

ALICE, presque amicalement.

Eh bien, fumes-en du plus doux. Tu prétends que c’est ton dernier plaisir.

LE CAPITAINE.

Un plaisir ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

ALICE.

Ne me le demande pas. Je ne le sais pas plus que toi… Tu ne veux pas prendre ton whisky ?

LE CAPITAINE.

J’attendrai encore un peu… Qu’est-ce que nous avons pour dîner ce soir ?

ALICE.

Comment veux-tu que je le sache ? Demande à Christel.

LE CAPITAINE.

N’est-ce pas bientôt la saison du maquereau ? Nous voici en automne.

ALICE.

Oui, c’est l’automne.

LE CAPITAINE.

À l’intérieur comme à l’extérieur. Mais, en dehors du fait que l’automne amène le froid, à l’intérieur aussi bien qu’à l’extérieur, un maquereau grillé, avec un rond de citron et un verre de Bourgogne blanc, ne serait pas chose méprisable.

ALICE.

Tu deviens éloquent.

LE CAPITAINE.

Avons-nous encore du Bourgogne à la cave ?

ALICE.

Depuis cinq ans nous n’avons pas eu de cave, que je sache…

LE CAPITAINE.

Tu n’es jamais au courant. En attendant, il faut nous pourvoir pour nos noces d’argent…

ALICE.

Tu as vraiment l’intention de les célébrer ?

LE CAPITAINE.

Mais… naturellement.

ALICE.

Il serait plus naturel de cacher notre misère, notre misère de vingt-cinq ans…

LE CAPITAINE.

Ma chère Alice, ç’a été la misère, mais nous avons eu parfois de bons moments. Et il faut profiter du peu du temps qui nous reste, car après, ce sera fini.

ALICE.

Ce sera fini ? Puisse-t-il en être ainsi !

LE CAPITAINE.

Ce sera fini. Il restera juste la charge d’une brouette, de quoi étendre sur une plate-bande.

ALICE.

Et tant de bruit pour une plate-bande !

LE CAPITAINE.

Oui, c’est comme ça : je n’en suis pas responsable.

ALICE.

Tant de bruit ! (Un silence) As-tu reçu le courrier ?

LE CAPITAINE.

Oui.

ALICE.

Il y avait la note du boucher ?

LE CAPITAINE.

Oui.

ALICE.

À combien se monte-t-elle ?

LE CAPITAINE sort un papier de sa poche, met un lorgnon sur son nez, mais l’ôte aussitôt.

Lis toi-même : je n’y vois plus…

ALICE.

Qu’est-ce que tu as aux yeux ?

LE CAPITAINE.

Je ne sais pas.

ALICE.

C’est l’âge.

LE CAPITAINE.

Oh ! pas de bêtises. Moi ?

ALICE.

Oui, je ne parle pas de moi.

LE CAPITAINE.

Hem !

ALICE, examinant la note.

Tu peux payer ?

LE CAPITAINE.

Oui, mais pas maintenant.

ALICE.

Alors, plus tard… Dans un an, quand on te fendra l’oreille, avec une petite retraite, et qu’il ne sera plus temps, quand la maladie reviendra…

LE CAPITAINE.

La maladie ? Je n’ai jamais été malade, pas même une fois. Je vivrai encore vingt ans.

ALICE.

Le médecin n’est pas de cet avis.

LE CAPITAINE.

Le médecin ?

ALICE.

Oui. Qui donc, si ce n’est lui, peut avoir une opinion fondée sur la maladie ?

LE CAPITAINE.

Je n’ai pas de maladie et n’en ai jamais eu. Je n’en aurai d’ailleurs pas, car je mourrai brusquement, comme un vieux soldat que je suis.

ALICE.

À propos de médecin, tu sais que le docteur reçoit ce soir ?

LE CAPITAINE, agacé.

Oui, et puis ? Nous ne sommes pas invités parce que nous ne sommes pas en relations avec le docteur et sa femme, et nous ne les fréquentons pas parce que nous ne voulons pas, parce que je les méprise tous les deux. C’est de la canaille.

ALICE.

Tu dis cela de tout le monde.

LE CAPITAINE.

Parce que tous les hommes sont des canailles.

ALICE.

Excepté toi.

LE CAPITAINE.

Oui, dans toutes les circonstances de la vie je me suis conduit convenablement. Voilà pourquoi je ne suis pas une canaille. (Un silence.)

ALICE.

Veux-tu jouer aux cartes ?

LE CAPITAINE.

Si tu veux.

ALICE, tire de la table à ouvrage un jeu de cartes et commence à les battre.

Penser que le docteur a la musique du régiment pour une réception privée !

LE CAPITAINE, avec colère.

Parce qu’en ville il rampe devant le colonel. Vois-tu, ramper… si l’on pouvait !

ALICE, donnant les cartes.

J’ai été liée avec Gerda, mais elle s’est montrée fausse avec moi…

LE CAPITAINE.

Ils sont tous faux… Quel est l’atout ?

ALICE.

Prends ton lorgnon.

LE CAPITAINE.

Ça ne sert à rien… Mais oui.

ALICE.

L’atout est pique.

LE CAPITAINE, mécontent.

Pique ?

ALICE, jouant.

En tout cas, pour les nouvelles femmes d’officiers, nous sommes cotés d’avance.

LE CAPITAINE joue et fait la levée.

Qu’importe ? Nous ne recevons jamais, ça ne se remarque pas. Je sais être seul… Je l’ai toujours été.

ALICE.

Moi aussi. Mais les enfants grandissent sans camarades.

LE CAPITAINE.

Ils peuvent s’en faire en ville… Je prends. Tu as encore un atout ?

ALICE.

J’en ai un. La levée est à moi.

LE CAPITAINE.

Six et huit font quinze.

ALICE.

Quatorze, quatorze.

LE CAPITAINE.

Six et huit quatorze. Je crois que je ne sais plus compter. Et deux, font seize. (Il bâille.) À toi de donner.

ALICE.

Tu es fatigué ?

LE CAPITAINE.

Pas du tout.

ALICE, prêtant l’oreille.

On entend la musique jusqu’ici. (Un silence.) Crois-tu que Kurt soit invité ?

LE CAPITAINE.

Il est arrivé ce matin, donc il est venu chercher son frac, s’il n’est pas venu pour nous faire une visite.

ALICE.

Directeur du lazaret ? On va donc installer un lazaret ici ?

LE CAPITAINE.

Oui.

ALICE.

D’ailleurs c’est mon cousin et j’ai, jadis, porté le même nom que lui…

LE CAPITAINE.

Ce n’était pas un honneur.

ALICE.

Écoute. (Sèchement.) Laisse ma famille tranquille et je ne m’occuperai pas de la tienne.

LE CAPITAINE.

Est-ce que nous allons recommencer ?

ALICE.

Le directeur du lazaret est-il médecin ?

LE CAPITAINE.

Non. C’est une sorte de civil, un administrateur ou un teneur de livres, et Kurt n’a jamais rien été.

ALICE.

C’était un nigaud…

LE CAPITAINE.

Qui m’a coûté cher… Et quand il a quitté sa femme et ses enfants, il s’est déshonoré.

ALICE.

Ne sois pas si sévère, Edgar.

LE CAPITAINE.

C’est pourtant bien le mot… Que n’a-t-il pas fait depuis, en Amérique ! Non, je ne peux pas dire qu’il me manque. Mais c’était un gentil garçon et j’aimais bien discuter avec lui.

ALICE.

Il était si accommodant…

LE CAPITAINE, avec hauteur.

Accommodant ou non, c’était en tout cas un homme avec qui l’on pouvait causer. Ici, dans cette île, il n’y a pas une âme qui comprenne ce que je dis… C’est une collection d’imbéciles…

ALICE.

Il est tout de même étrange que Kurt vienne précisément à l’époque de nos noces d’argent…

LE CAPITAINE.

Pourquoi est-ce étrange ? Ah oui, c’est lui qui nous a mis en rapports l’un et l’autre ; comme on dit, il t’a mariée.

ALICE.

Est-ce que ce n’est pas exact ?

LE CAPITAINE.

Certainement si… C’était d’ailleurs une idée… Je te laisse le soin de l’apprécier.

ALICE.

Une étourderie…

LE CAPITAINE.

Que nous avons eue à expier, et non pas lui.

ALICE.

Oui, songe donc : si j’étais encore au théâtre ! Toutes mes amies sont maintenant des étoiles.

LE CAPITAINE, se levant.

Je vais prendre un grog. (Il va au buffet et se fait un grog, qu’il boit debout.) il faudrait avoir ici une traverse en bois pour poser ses pieds, alors on pourrait se figurer être à « l’american bar » de Copenhague.

ALICE.

Nous ferons faire une traverse rien que pour qu’elle nous rappelle Copenhague. C’est pourtant là que nous avons eu nos meilleures heures.

LE CAPITAINE, buvant d’un trait.

Oui. Tu te rappelles le navarin aux pommes de Nimbs ? (Il fait claquer sa langue.)

ALICE.

Non, mais je me rappelle les concerts de Tivoli.

LE CAPITAINE.

Tu as le goût si fin.

ALICE.

Cela devrait te faire plaisir d’avoir une femme de goût.

LE CAPITAINE.

J’en suis ravi…

ALICE.

De temps à autre, quand tu fais le vantard auprès d’elle…

LE CAPITAINE, buvant.

On doit danser chez le docteur… j’entends la mesure à trois temps de la clarinette-basse… bom… bom… bom…

ALICE.

J’entends toute la mélodie des valses de l’Alcazar… Ah, ce n’est pas hier que je dansais des valses…

LE CAPITAINE.

Saurais-tu encore ?

ALICE.

Encore ?

LE CAPITAINE.

Oui. Tu en as bien fini avec la danse, tout comme moi.

ALICE.

J’ai tout de même dix ans de moins que toi.

LE CAPITAINE.

Alors, nous sommes du même âge, puisque la femme doit avoir dix ans de moins que son mari.

ALICE.

Tu n’as pas honte ? Tu es vieux, toi, oui, mais moi, je suis dans mes plus belles années.

LE CAPITAINE.

Oh oui, bien entendu, tu peux encore être charmante… avec les autres, quand tu t’y appliques.

ALICE.

Si nous allumions la lampe ?

LE CAPITAINE.

Volontiers.

ALICE.

Alors sonne.

LE CAPITAINE va lentement à son bureau et sonne ; Jenny paraît à droite.

Voulez-vous avoir l’obligeance d’allumer la lampe, Jenny ?

ALICE, rudement.

Allume la suspension.

JENNY.

Bien madame. (Elle allume la lampe ; le capitaine la considère.)

ALICE, sèchement.

As-tu bien essuyé le verre ?

JENNY.

Oui, un peu.

ALICE.

En voilà une réponse !

LE CAPITAINE.

Écoute…

ALICE, à Jenny.

Sors d’ici. J’allumerai la lampe moi-même. Ça vaudra mieux.

JENNY.

C’est ce que je trouve. (Elle se dirige vers la porte.)

ALICE, se levant.

Va-t’en.

JENNY, avec hésitation.

Je me demande ce que Madame dirait, si je m’en allais. (Alice ne répond pas. Jenny sort. Le capitaine va allumer la lampe.)

ALICE, inquiète.

Crois-tu qu’elle va nous quitter ?

LE CAPITAINE.

Ça ne m’étonnerait pas, mais alors, nous serions frais…

ALICE.

C’est ta faute, tu les gâtes toutes.

LE CAPITAINE.

Oh non ! Elles sont toujours gentilles avec moi, tu entends.

ALICE.

Parce que tu t’aplatis devant elles. D’ailleurs tu t’aplatis devant tous tes subordonnés : avec tes airs de despote, tu as une nature d’esclave.

LE CAPITAINE.

Vraiment !

ALICE.

Oui, tu t’aplatis devant tes hommes et tes sous-officiers, mais tu ne peux jamais t’entendre avec tes égaux ni avec tes supérieurs.

LE CAPITAINE.

Ouf !

ALICE.

C’est comme ça que font tous les tyrans. Crois-tu qu’elle s’en aille ?

LE CAPITAINE.

Oui, si tu ne vas pas lui dire un mot aimable.

ALICE.

Moi ?

LE CAPITAINE.

Si j’y allais, tu prétendrais que je fais la cour à cette fille.

ALICE.

Si elle s’en va, j’aurai à faire toute la besogne, comme la dernière fois, et je m’abîmerai les mains.

LE CAPITAINE.

Ce n’est pas ce qu’il y aurait de pire. Mais si Jenny part, Christel nous quittera aussi, et nous ne trouverons pas une domestique dans l’île. Le pilote du bateau à vapeur effarouche toutes les nouvelles qui veulent se mettre en service… Et quand il oublie de le faire, mes agents de police s’en chargent. (Un silence.)

ALICE.

Oui, tes agents, que je suis obligée de nourrir dans ma cuisine, et que tu n’oses pas chasser…

LE CAPITAINE.

Non, car au prochain rengagement ils ficheraient le camp,… et cela nous obligerait à fermer la boutique aux canons.

ALICE.

Cela nous ruine.

LE CAPITAINE.

Voilà pourquoi le corps des officiers a songé à aller trouver Sa Majesté le Roi et à réclamer une subvention alimentaire…

ALICE.

Pour qui ?

LE CAPITAINE.

Pour les agents.

ALICE, riant.

Tu es toqué !

LE CAPITAINE.

Oui, moque-toi un peu de moi. Ça peut servir.

ALICE.

Je ne saurai bientôt plus rire.

LE CAPITAINE, allumant son cigare.

On ne devrait jamais désapprendre le rire… On s’ennuie tellement.

ALICE.

Ce n’est pas gai… Veux-tu jouer encore ?

LE CAPITAINE.

Non, ça me fatigue… (Un silence.)

ALICE.

Tu ne sais pas : cela me fâche tout de même de penser que mon cousin, le nouveau directeur du lazaret, va d’abord chez des gens qui ne sont pas nos amis.

LE CAPITAINE.

Que veux-tu qu’on y fasse ?

ALICE.

Mais as-tu vu dans le journal, sur la « liste des arrivants », qu’il s’est inscrit comme rentier ? Il a dû faire fortune.

LE CAPITAINE.

Rentier ? Tiens ! Un parent riche ! C’est bien le premier dans la famille.

ALICE.

Dans ta famille, oui. Mais dans la mienne, il y en a eu beaucoup.

LE CAPITAINE.

S’il a de l’argent, il est sans doute arrogant, mais je le tiendrai à l’œil, et il ne regardera pas dans mon jeu. (L’appareil télégraphique sonne.)

ALICE.

Qui est-ce ?

LE CAPITAINE, sans bouger.

Silence, un moment, je te prie.

ALICE.

Mais va donc à l’appareil !

LE CAPITAINE.

J’entends, j’entends ce qu’ils disent. Ce sont les enfants. (Il va à l’appareil et répond ; puis l’appareil fait entendre son tic-tac, et le capitaine répond ensuite.)

ALICE.

Eh bien ?

LE CAPITAINE.

Attends un instant… (Il fait le signal final.) Ce sont les enfants qui sont retenus à la ville. Judith est encore souffrante et ne peut aller à son école.

ALICE.

Encore ! Et que disent-ils, en dehors de cela ?

LE CAPITAINE.

De l’argent, naturellement.

ALICE.

Mais pourquoi Judith est elle si pressée ? Si elle passait son examen l’année prochaine, ce serait bien assez tôt.

LE CAPITAINE.

Dis-le-lui. Tu verras ce que tu obtiendras.

ALICE.

C’est toi qui devrais le dire.

LE CAPITAINE.

Combien de fois ne l’ai-je pas dit ! Mais tu sais bien que les enfants ne font que ce qu’ils veulent.

ALICE.

Dans cette maison, tout au moins. (Le capitaine baille.) Tu bâilles en présence de ta femme ?

LE CAPITAINE.

Que veux-tu que j’y fasse ? Tu ne remarques donc pas que nous disons tous les jours la même chose ? Quand, tu as dit ta bonne vieille réplique : « Dans cette maison, tout au moins », j’aurais dû riposter par la mienne, non moins vieille : « Ce n’est pas ma maison à moi seul ». Mais, comme j’ai déjà fait cette réponse cinq cents fois, je me suis contenté de bâiller. Mon bâillement peut donc signifier que je suis trop paresseux pour répondre, ou bien : « Tu as raison, mon ange », ou bien : « En voilà assez. »

ALICE.

Tu es tout à fait aimable, ce soir.

LE CAPITAINE.

Est-ce qu’il n’est pas bientôt temps de dîner ?

ALICE.

Sais-tu que le docteur a commandé son souper en ville, au grand hôtel ?

LE CAPITAINE.

Non ? Alors ils auront des gelinottes. (Il fait claquer sa langue.) Sais-tu que la gelinotte est le plus fin des gibiers ? Mais c’est une barbarie de la faire cuire au champagne.

ALICE.

Fi donc ! parler mangeaille.

LE CAPITAINE.

De vins alors ? Je voudrais savoir ce que ces barbares vont boire avec leurs gelinottes.

ALICE.

Veux-tu que je te joue quelque chose ?

LE CAPITAINE, s’asseyant à son bureau.

La suprême ressource. Oui, quand tu commences tes marches funèbres et tes chants plaintifs… cela me fait l’effet d’une musique à tendances. Et je crois toujours entendre « Écoutez comme je suis malheureuse ! Miaou miaou ! Écoutez quel affreux mari j’ai. Brum, brum, brum ! Ah, s’il pouvait mourir bientôt ! » Tambours et fanfares d’allégresse ; pour conclure, les valses de l’Alcazar ! Le galop du champagne. À propos de champagne : il y en a encore certainement deux bouteilles. Si nous les faisions monter… comme si nous avions du monde ?

ALICE.

Non pas, car elles sont à moi : c’est moi qui les ai reçues.

LE CAPITAINE.

Tu as toujours été économe !

ALICE.

Et toi, toujours avare, à l’égard de ta femme, du moins.

LE CAPITAINE.

Alors je ne sais pas ce que je pourrais inventer. Veux-tu que je te danse un pas ?

ALICE.

Non, merci. Tu as passé l’âge.

LE CAPITAINE.

Tu devrais avoir une amie ici.

ALICE.

Merci. Tu devrais avoir un ami ici.

LE CAPITAINE.

Grand merci. C’est un essai qui a été fait, et au mécontentement général. Mais l’expérience intéressante, c’était celle-ci : aussitôt qu’une visite arrivait à la maison, nous étions heureux, au début tout au moins.

ALICE.

Mais plus tard !

LE CAPITAINE.

Oh, ne parle pas de ça ! (On frappe à la porte de gauche.)

ALICE.

Qui peut venir si tard ?

LE CAPITAINE.

Jenny n’a pas l’habitude de frapper.

ALICE.

Va ouvrir, mais ne fais pas entrer ; on se croirait dans un atelier.

LE CAPITAINE.

Et tu n’aimes pas les ateliers. (On frappe de nouveau.)

ALICE.

Ouvre donc.

LE CAPITAINE va à la porte de gauche, ouvre et prend une carte de visite qu’on lui tend.

C’est Christel. – Est ce que Jenny est partie ? (La réponse n’arrive pas aux spectateurs. À Alice.) Jenny est partie.

ALICE.

Alors me voilà redevenue femme de chambre !

LE CAPITAINE.

Et moi valet de chambre.

ALICE.

Est-ce que tu ne pourrais pas prendre un de tes hommes pour aider à la cuisine ?

LE CAPITAINE.

Ces beaux temps sont passés.

ALICE.

Mais ce n’était tout de même pas Jenny qui faisait passer sa carte ?

LE CAPITAINE, regarde la carte avec son lorgnon, puis la tend à Alice.

Lis, toi, je ne peux pas.

ALICE, regardant la carte.

C’est Kurt ! c’est Kurt ! Sors vite et reçois-le.

LE CAPITAINE, sortant par la gauche.

Kurt ! Oh, ça c’est gentil. (Alice arrange ses cheveux et semble s’éveiller à la vie.)

LE CAPITAINE, rentrant par la gauche avec Kurt.

Tiens, le voici, le traître ! Salut, vieux frère ! Dans mes bras !

ALICE, allant à Kurt.

Sois le bienvenu chez moi, Kurt.

KURT.

Merci. Il y a bien longtemps que nous ne nous sommes vus.

LE CAPITAINE.

Combien ? Quinze ans… et nous avons vieilli.

ALICE.

Oh ! Kurt est resté le même, il me semble.

LE CAPITAINE.

Assieds-toi, assieds-toi. Mais avant tout, ton programme : es-tu invité ce soir ?

KURT.

Je suis invité chez le docteur, mais je n’ai pas promis d’y aller.

ALICE.

Alors, tu restes dans ta famille.

KURT.

C’est ce qui paraît le plus naturel, mais le docteur est mon supérieur et j’aurai des ennuis ensuite.

LE CAPITAINE.

Qu’est-ce que tu nous racontes là ! Je n’ai jamais tremblé devant mes supérieurs…

KURT.

Qu’on tremble ou non, les ennuis n’en arrivent pas moins.

LE CAPITAINE.

Ici, dans l’île, je suis maître et seigneur. Tiens-toi derrière moi et personne n’osera t’attaquer.

ALICE.

Cela suffit, Edgar. (Elle prend la main de Kurt.) Sans t’inquiéter des seigneurs ou des supérieurs, tu restes avec nous. On trouvera cela à la fois correct et convenable.

KURT.

Eh bien soit ! d’autant plus que je suis ici le bienvenu, il me semble.

LE CAPITAINE.

Et pourquoi ne le serais-tu pas ? Il n’y a rien eu entre nous qui n’ait été arrangé. (Kurt cherche à dissimuler un certain agacement.) Que pourrait-il y avoir ? Tu as été un peu négligent, mais tu étais jeune, et je l’ai oublié. Je ne suis pas rancunier. (Alice paraît peinée. Tous trois s’asseoient près de la table à ouvrage.)

ALICE.

Eh bien, tu as beaucoup circulé dans le monde, tu as été très loin ?

KURT.

Oui, et maintenant je me réfugie près de vous, au port.

LE CAPITAINE.

Près de nous que tu as mariés, il y a vingt-cinq ans.

KURT.

Ce n’est pas tout à fait exact, mais peu importe. Il est agréable de voir que vous êtes restés unis vingt-cinq ans…

LE CAPITAINE.

Oui, nous nous sommes traînés mutuellement ; parfois cela n’allait que comme-ci comme-ça, mais, comme on dit, cela a tenu. Et Alice n’a pas eu à se plaindre ; nous avons eu de tout en abondance, et l’argent a coulé à flots. Tu ne sais peut-être pas que je suis un écrivain fameux, que j’ai écrit des livres d’instruction…

KURT.

Mais si, je me souviens…, quand nous nous sommes séparés, tu venais de publier des « Leçons de tir » qui marchaient bien. En fait-on toujours usage dans les écoles militaires ?

LE CAPITAINE.

Certainement, et elles ont toujours le numéro un, quoiqu’on ait essayé de les remplacer par d’autres inférieures… que d’ailleurs on étudie maintenant et qui n’ont aucune valeur. (Un silence pénible.)

KURT.

Vous avez été à l’étranger, à ce que j’ai entendu dire ?

ALICE.

Oui, nous avons été à Copenhague, cinq fois, figure-toi.

LE CAPITAINE.

Oui. Vois-tu, quand j’ai pris Alice au théâtre…

ALICE.

M’as-tu prise ?

LE CAPITAINE.

Oui, je t’ai prise, comme on doit prendre une femme…

ALICE.

Comme tu es devenu brave !

LE CAPITAINE.

Quand j’ai dû admettre, plus tard, que j’avais interrompu sa brillante carrière… hem… il m’a fallu, en compensation, promettre de conduire ma femme à Copenhague, et j’ai tenu parole… loyalement. Cinq fois nous y avons été, cinq ! (Il compte sur les cinq doigts de sa main gauche.) As-tu été à Copenhague ?

KURT, souriant.

Non, j’ai surtout séjourné en Amérique.

LE CAPITAINE.

L’Amérique… ce doit être un affreux pays de vagabonds ?

KURT, avec humeur.

Ce n’est pas Copenhague…

ALICE.

As-tu… eu des nouvelles… de tes enfants ?

KURT.

Non.

ALICE.

Pardonne-moi, mon cher, mais c’était un peu inconsidéré, de les abandonner ainsi…

KURT.

Je ne les ai pas abandonnés, mais le tribunal les a confiés à leur mère.

LE CAPITAINE.

Ne parlons pas de ça en ce moment. Je trouve qu’il a été bon pour toi de sortir de cette situation.

KURT, à Alice.

Et tes enfants, à toi, comment vont-ils ?

ALICE.

Merci. Ils sont à l’école, en ville, et auront bientôt achevé leurs études.

LE CAPITAINE.

Oui, ce sont des enfants bien doués, et le garçon a un cerveau brillant, oui, brillant. Il se destine à l’école d’État-major.

ALICE.

Si on l’y admet.

LE CAPITAINE.

Lui ? Il a l’étoffe d’un ministre de la guerre.

KURT.

Pour passer à autre chose… on va organiser ici un service de quarantaine… peste, choléra et autres maladies… et le docteur va devenir mon chef, comme vous savez… Quel homme est-ce, ce docteur ?

LE CAPITAINE.

Quel homme ? Ce n’est pas un homme… c’est un coquin inintelligent.

KURT, à Alice.

C’est tout à fait désagréable pour moi.

ALICE.

Ce n’est pas si terrible que le dit Edgar, mais je ne peux pas cacher qu’il ne m’est pas sympathique…

LE CAPITAINE.

C’est un coquin… et les autres ne le sont pas moins, le directeur de la douane, celui des postes, la demoiselle du téléphone, le pharmacien, le pilote… comment dit-on… major… un ramassis de coquins, et voilà pourquoi je ne les fréquente pas.

KURT.

Tu es brouillé avec tous ces gens-là ?

LE CAPITAINE.

Avec tous.

ALICE.

Oui, il est exact qu’on ne peut pas fréquenter ces gens-là.

LE CAPITAINE.

C’est comme si tous les tyrans du pays avaient été envoyés dans cette île pour y être internés.

ALICE, avec ironie.

Absolument !

LE CAPITAINE, avec bonne humeur.

Hem ! Est-ce une allusion à moi-même ? Je ne suis pas un tyran, en tout cas, pas dans mon intérieur.

ALICE.

Tu t’en prives !

LE CAPITAINE, à Kurt.

Ne crois pas ce qu’elle dit. Je suis un excellent mari et ma vieille Alice est la meilleure femme de la terre.

ALICE.

Veux-tu boire quelque chose, Kurt ?

KURT.

Merci, pas pour le moment.

LE CAPITAINE.

Est-ce que tu ?…

KURT.

Je me suis simplement un peu modéré.

LE CAPITAINE.

À l’américaine ?

KURT.

Oui.

LE CAPITAINE.

Moi, je ne suis pas pour la modération, autrement ça n’en vaut pas la peine. Un homme doit savoir vider son verre.

KURT.

Pour se faire bien voir des voisins, ici, dans l’île ! Ma situation me met en rapports avec tout le monde… et il ne sera pas facile de louvoyer ; on a beau ne pas vouloir se laisser entraîner dans les intrigues, on y tombe tout de même.

ALICE.

Va trouver tous ces gens-là, tu nous reviendras toujours, car c’est ici que tu as des amis sincères.

KURT.

Est-ce que cela ne donne pas le frisson, de vivre, comme vous, au milieu de gens hostiles ?

ALICE.

Cela n’a rien d’agréable.

LE CAPITAINE.

Il n’y a pas du tout de quoi frissonner. Toute ma vie je n’ai eu que des ennemis, et ils m’ont servi au lieu de me nuire. Et quand je mourrai, je pourrai dire : « Je ne dois rien à personne, et je n’ai jamais reçu un bienfait de personne. Tout ce que je possède, j’ai dû le conquérir de haute lutte. »

ALICE.

Oui, dans toute sa carrière, Edgar n’a pas été précisément sur un lit de roses…

LE CAPITAINE.

Un lit d’épines et de pierres, oui, de silex… mais l’énergie personnelle ! Connais-tu cela ?

KURT, avec simplicité.

Oui, j’ai appris il y a dix ans à reconnaître son insuffisance.

LE CAPITAINE.

Alors, tu n’es qu’un benêt.

ALICE, au capitaine.

Edgar !

LE CAPITAINE.

Oui, il n’est qu’un benêt, s’il n’a pas d’énergie. Il est bien vrai que quand la machine est usée, il n’y a plus que le contenu d’une brouette à verser sur une plate-bande ; mais tant que la machine est solide, il faut aller de l’avant, et faire des pieds et des mains tant qu’on tient debout. Voilà ma philosophie.

KURT, souriant.

C’est amusant de t’entendre.

LE CAPITAINE.

Mais tu ne crois pas que j’aie raison ?

KURT.

Non, ce n’est pas ma manière.

LE CAPITAINE.

Bon, mais c’est tout de même comme ça. (Pendant cette dernière scène le vent a commencé à souffler, et on entend à ce moment battre une porte au dehors.)

LE CAPITAINE, se levant.

Le vent s’élève. Je sentais cela venir. (Il va fermer la porte et cogne sur le baromètre.)

ALICE, à Kurt.

Tu restes dîner avec nous ?

KURT.

Oui, merci.

ALICE.

Mais ce sera très modeste : notre domestique vient de nous quitter.

KURT.

Ce sera très suffisant.

ALICE.

Quel homme simple tu es, mon cher Kurt.

LE CAPITAINE, près du baromètre.

Si vous voyiez comme le baromètre descend ! Je le sentais.

ALICE, bas à Kurt.

Il est nerveux.

LE CAPITAINE.

Nous n’allons pas bientôt dîner ?

ALICE, se levant.

J’allais justement m’en occuper. Asseyez-vous et philosophez. (À part, à Kurt.) Mais ne le contredis pas, sinon il perdra sa bonne humeur. Et ne lui demande pas pourquoi il n’est pas passé major. (Kurt fait un signe d’assentiment ; Alice va à la porte de droite.)

LE CAPITAINE, s’asseyant à côté de Kurt, près de la table ouvrage.

Tâche que nous ayons quelque chose de bon, ma vieille.

ALICE.

Donne-moi de l’argent et tu auras un bon dîner.

LE CAPITAINE.

Toujours de l’argent ! (Alice sort.)

LE CAPITAINE, à Kurt.

De l’argent, de l’argent, de l’argent ! Toute la journée je circule avec mon porte-monnaie, au point que j’ai finalement l’impression d’être devenu porte-monnaie. Tu connais ça ?

KURT.

Oh oui ! Avec cette différence que je croyais être devenu porte-feuille.

LE CAPITAINE.

Hahaha ! Oui, tu as goûté de ce tabac-là. Ces femmes ! Hahaha ! Et tu étais tombé sur un numéro !

KURT, patiemment.

Ne réveille pas ces souvenirs !

LE CAPITAINE.

C’était un vrai bijou. Moi, en tout cas, – et malgré tout – j’ai une excellente femme. Elle est fameuse, malgré tout.

KURT, souriant doucement.

Malgré tout !

LE CAPITAINE.

Ne ris pas.

KURT, même jeu.

Malgré tout !

LE CAPITAINE.

Oui, ç’a été une épouse fidèle, une excellente mère, hors ligne… mais (Il jette un regard sur la porte de droite.) elle a un caractère diabolique. Vois-tu, il y a des moments où je te maudis de me l’avoir jetée dans les bras.

KURT, avec bonne humeur.

Mais je n’ai rien fait de pareil. Écoute, mon cher…

LE CAPITAINE.

Ta, ta, ta ! Tu dis des bêtises et tu oublies des choses dont on aime mieux ne pas se souvenir. Ne prends pas mal ce que je te dis. Je suis habitué à commander, vois-tu, mais tu me connais et tu ne te fâcheras pas.

KURT.

Certainement non. Mais ce n’est pas moi qui t’ai procuré une femme, au contraire.

LE CAPITAINE, sans se laisser troubler dans sa faconde.

Est-ce que tu ne trouves pas, en tout cas, que la vie est merveilleuse ?

KURT.

Ah ! ça, vraiment oui.

LE CAPITAINE.

Vieillir, ce n’est pas agréable, mais c’est intéressant. Sans doute, je ne suis pas encore vieux, mais l’âge commence à se faire sentir. Tous les amis meurent les uns après les autres, et on se sent bien seul.

KURT.

Heureux qui a une femme pour vieillir avec elle.

LE CAPITAINE.

Heureux ? Oui, c’est un bonheur, car les enfants aussi vous quittent. Tu n’aurais pas dû te séparer des tiens.

KURT.

Non, aussi ne l’ai-je pas fait. On me les a enlevés…

LE CAPITAINE.

Il ne faut pas te fâcher si je te dis cela…

KURT.

Mais cela ne s’est pas passé comme tu le dis…

LE CAPITAINE.

Ce qui s’est passé, en tout cas, est oublié ; mais tu es seul.

KURT.

On s’habitue à tout, mon cher.

LE CAPITAINE.

Peut-on… peut-on aussi s’habituer… à vivre complètement seul ?

KURT.

Tu me vois.

LE CAPITAINE.

Qu’as-tu fait pendant ces quinze ans ?

KURT.

Quelle question ? Ces quinze ans…

LE CAPITAINE.

Tu as dû faire fortune, et tu dois être riche.

KURT.

Je ne suis pas riche…

LE CAPITAINE.

Je n’ai pas l’intention de t’emprunter…

KURT.

Si cela était, je suis tout prêt…

LE CAPITAINE.

Merci bien, mais j’ai mon compte-courant à la banque. Vois-tu (Il jette un regard à la porte de droite.) il ne faut pas qu’il manque rien ici : et le jour où je n’aurais plus d’argent, elle s’en irait de son côté.

KURT.

Oh non !

LE CAPITAINE.

Non ? Je sais bien que si, moi. Croirais-tu qu’elle guette toujours les moments où je suis sans argent, uniquement pour avoir le plaisir de pouvoir me convaincre que je ne pourvois pas aux besoins de ma famille.

KURT.

Mais tu as de gros revenus, m’as-tu dit, si je me souviens bien ?

LE CAPITAINE.

Bien sûr, j’ai de gros revenus, mais cela ne suffit pas.

KURT.

Alors ils ne sont pas gros, au sens où on l’entend d’ordinaire…

LE CAPITAINE.

La vie est extraordinaire, et nous aussi. (Bruit du télégraphe.)

KURT.

Qu’est-ce que c’est ?

LE CAPITAINE.

Une indication d’heure, simplement.

KURT.

Vous n’avez pas le téléphone ?

LE CAPITAINE.

Si, dans la cuisine, mais nous employons le télégraphe parce que la jeune fille du téléphone raconte tout ce que nous disons.

KURT.

Ici, sur ce bord de mer, les relations, de société doivent être terribles.

LE CAPITAINE.

Oui, c’est tout simplement affreux. La vie tout entière, est épouvantable. Et, puisque tu crois à la survie penses-tu qu’après on aura la paix ?

KURT.

Il y aura sans doute aussi là-bas des luttes et des orages.

LE CAPITAINE.

Là-bas aussi,… s’il y a un là-bas. Alors, plutôt l’anéantissement.

KURT.

Sais-tu si l’anéantissement s’accomplira sans douleur ?

LE CAPITAINE.

Je mourrai tout d’un coup, sans douleur.

KURT.

Vraiment, tu sais cela ?

LE CAPITAINE.

Oui, je le sais.

KURT.

Tu ne parais pas très satisfait de ton existence ?

LE CAPITAINE, soupirant.

Satisfait ? Le jour où je pourrai mourir, je serai satisfait.

KURT, se levant.

Tu n’en sais rien… Mais, dis-moi : que se passe-t-il dans cette maison ? Que vous arrive-t-il ? Cela sent les tentures empoisonnées, et l’on éprouve un malaise dès que l’on entre. Je préférerais suivre mon chemin, si je n’avais promis à Alice de rester. Il y a un cadavre sous ce plancher, et il flotte ici tant de haine, qu’il est difficile d’y respirer. (Le capitaine s’affaisse et regarde fixement devant lui.) Qu’as-tu, Edgar ? (Le capitaine ne fait pas un mouvement. Kurt lui frappe sur l’épaule.) Edgar !

LE CAPITAINE, reprenant ses sens.

Tu disais quelque chose ? (Il jette les yeux autour de lui.) Je croyais que c’était… Alice… Ah, oui, c’est toi… Écoute… (Il retombe dans son hébétement.)

KURT.

C’est épouvantable ! (Il va à la porte de droite et l’ouvre.) Alice !

ALICE, rentrant, elle a mis un tablier.

Qu’y a-t-il ?

KURT.

Je ne sais pas, regarde-le.

ALICE, tranquillement.

Il a parfois des absences comme ça… Je vais jouer du piano, il se réveillera.

KURT.

Non, ne fais pas cela. Laisse-moi m’en aller. Est-ce qu’il entend ? Est-ce qu’il voit ?

ALICE.

En ce moment, il n’entend ni ne voit.

KURT.

Et tu dis cela avec ce calme ? Alice, que se passe-t-il ici ?

ALICE.

Demande-le-lui.

KURT.

À lui ? C’est pourtant ton mari.

ALICE.

Pour moi c’est un étranger ; il m’est aussi étranger qu’il y a vingt-cinq ans. Je ne sais rien de cet homme… rien, si ce n’est…

KURT.

Chut ! Il peut t’entendre.

ALICE.

En ce moment il n’entend rien. (Au dehors, une sonnerie de trompette.)

LE CAPITAINE, tressaute et saisit son sabre et sa casquette d’uniforme.

Pardon ! Il faut que je passe les postes en revue. (Il sort par le fond).

KURT.

Est-ce qu’il est malade ?

ALICE.

Je ne sais pas.

KURT.

Est-ce qu’il n’a pas sa raison ?

ALICE.

Je ne sais pas.

KURT.

Il boit.

ALICE.

Il s’en vante, plus qu’il ne le fait.

KURT.

Assieds-toi et parle-moi, mais tranquillement et en toute sincérité.

ALICE, s’asseyant.

Que veux-tu que je dise ? Que je suis restée toute une vie dans cette tour, enfermée, surveillée par un homme que j’ai toujours haï, et que je hais si profondément que le jour où il mourrait, je pousserais un éclat de rire.

KURT.

Et pourquoi ne vous êtes-vous pas séparés ?

ALICE.

Quelle question ! Nous nous sommes séparés deux fois pendant nos fiançailles, et depuis nous avons, tous les jours que Dieu fait, essayé de nous séparer… Mais nous sommes rivés l’un à l’autre et nous ne pouvons pas nous délivrer. Une fois nous sommes restés séparés, dans cette maison, pendant cinq ans. Maintenant il n’y a plus que la mort qui puisse rompre notre lien, et voilà pourquoi nous l’attendons, comme le libérateur.

KURT.

Pourquoi vivez-vous si seuls ?

ALICE.

Parce qu’il m’isole. D’abord il a expulsé de la maison mes sœurs – c’est lui qui dit expulser – puis mes amies et les autres…

KURT.

Mais ses parents à lui ? C’est toi qui les as chassés ?

ALICE.

Oui, car peu s’en est fallu qu’ils ne m’aient enlevé la vie après m’avoir ravi la considération et l’honneur. Enfin j’en ai été réduite à entretenir des relations avec le monde et les hommes au moyen de ce télégraphe – car le téléphone était surveillé par l’employée ; – j’ai appris à télégraphier moi-même, mais il n’en sait rien. Ne lui parle pas de ça, il me tuerait.

KURT.

Abominable ! Abominable !… Mais pourquoi me rend-il responsable de votre mariage ? Laisse-moi te raconter comment cela s’est fait : Edgar était mon ami d’enfance. Dès qu’il te vit par hasard, il s’éprit aussitôt de toi. Il vint me trouver et me demanda de lui servir d’intermédiaire. Je répondis immédiatement : Non ! Et, ma bonne Alice, je connaissais ton humeur tyrannique et cruelle… Aussi le mis-je en garde… et comme il ne renonça pas à son idée, je l’envoyai trouver ton frère pour qu’il obtienne son entremise.

ALICE.

Je crois ce que tu me dis, mais il s’est, depuis des années, tellement monté la tête là-dessus, que tu n’arriveras jamais à le faire changer d’avis.

KURT.

Alors laisse-le m’accuser, si cela peut atténuer son tourment.

ALICE.

Ah ! non, c’est trop…

KURT.

J’y suis habitué… Mais ce qui me fâche, c’est son accusation injuste : prétendre que j’aie abandonné mes enfants !…

ALICE.

Il est comme ça : il dit ce qu’il pense, et ensuite il y croit. Mais il paraît avoir un faible pour toi, surtout parce que tu ne le contredis pas… Tâche de ne pas te lasser de nous. Tu es arrivé, je crois à un moment heureux pour nous, je considère que tu nous es envoyé, par la providence… Kurt, il ne faut pas que tu te lasses de nous, car nous sommes certainement les êtres les plus malheureux qui existent sur la terre. (Elle pleure.)

KURT.

J’ai vu un autre ménage de plus près, et il était affreux, mais celui-ci est peut-être encore pire.

ALICE.

Tu trouves ?

KURT.

Oui.

ALICE.

À qui la faute ?

KURT.

Alice, de l’instant où tu auras cessé de te demander à qui la faute, tu éprouveras un soulagement. Efforce-toi de considérer ta situation comme un fait, comme une épreuve qu’il faut supporter.

ALICE.

Je ne peux pas ! C’est trop. (Elle se lève.) Il n’y a rien à faire.

KURT.

Pauvre créature ! Sais-tu pourquoi vous vous haïssez ?

ALICE.

Non, c’est la haine la plus absurde, sans raison, sans but, mais aussi sans fin. Et figure-toi pour quelle raison surtout il redoute la mort : il a peur que je ne me remarie.

KURT.

Alors, il t’aime.

ALICE.

Probablement, mais cela ne l’empêche pas de me haïr.

KURT, pour lui-même.

C’est ce qu’on appelle un amour haineux, et cela vient de l’abîme… Aime-t-il que tu lui joues du piano ?

ALICE.

Oui, mais uniquement d’affreux morceaux… par exemple cette épouvantable « Entrée des Boyards ». Quand il l’entend, il est comme un possédé et il veut danser.

KURT.

Est-ce qu’il danse ?

ALICE.

Oui, il est parfois assez fou pour cela.

KURT.

Une chose encore… excuse-moi de t’interroger. Où sont les enfants ?

ALICE.

Tu ne sais peut-être pas que j’en ai perdu deux ?

KURT.

Tu as eu encore cette douleur-là à supporter…

ALICE.

Que n’ai-je pas eu à supporter !

KURT.

Mais les deux autres ?

ALICE.

En ville. Je n’ai pas pu les garder à la maison : il les élève contre moi.

KURT.

Et toi, contre lui ?

ALICE.

Oui, naturellement. Nous en étions venus à la formation de partis, au racolage des voix, à la corruption… et pour ne pas pourrir complètement nos enfants, nous nous sommes séparés d’eux. Ce qui aurait dû être un lien entre nous, a été une séparation, ce qui est la bénédiction d’une maison a été la malédiction de la nôtre… oui, je crois par moments que nous appartenons à une race maudite.

KURT.

Depuis la chute, oui, il en est bien ainsi.

ALICE avec un regard mauvais, d’une voix tranchante.

Quelle chute ?

KURT.

Celle du premier homme.

ALICE.

Ah, bien. Je croyais que tu voulais dire autre chose. (Un silence contraint, elle joint les mains.) Kurt ! Tu es mon parent, mon ami d’enfance. Je n’ai pas toujours été avec toi ce que j’aurais dû être. Mais maintenant je suis punie, et tu es vengé.

KURT.

Pas vengé. On ne se venge pas ici. Silence.

ALICE.

Te souviens-tu d’un dimanche, quand tu venais de te fiancer ? Je vous avais invités à dîner.

KURT.

Silence !

ALICE.

Il faut que je parle. Aie pitié de moi… Quand vous êtes arrivés à la maison, nous étions partis, et vous avez dû vous en retourner.

KURT.

Vous étiez vous-mêmes invités ailleurs, cela ne vaut pas la peine d’en parler.

ALICE.

Kurt, quand je t’ai invité à dîner, tout à l’heure, je croyais qu’il y avait quelque chose dans le garde-manger. (Elle se cache le visage dans ses mains.) Et il n’y a rien, rien, pas un morceau de pain.

KURT, avec des larmes.

Ma pauvre, pauvre Alice !

ALICE.

Mais quand il va rentrer et qu’il voudra avoir à manger, et qu’il n’y aura rien… il va se fâcher. Tu ne l’as jamais vu fâché !… Ô Dieu, quelle humiliation !

KURT.

Veux-tu me permettre d’aller arranger cela ?

ALICE.

Impossible de rien trouver ici, dans cette île.

KURT.

Pas pour moi, mais pour toi et pour lui,… laisse-moi imaginer quelque chose… n’importe quoi. Il faut lui annoncer la nouvelle en souriant quand il rentrera… je lui proposerai de boire… et cela me donnera le temps d’inventer quelque chose… Mets-le de bonne humeur, joue-lui n’importe quoi… Mets-toi au piano et tiens-toi prête.

ALICE.

Regarde mes mains et juge si on peut jouer avec ces mains-là ! Il faut que je récure les casseroles, que je lave les verres, allume le fourneau et fasse le ménage.

KURT.

Mais vous avez pourtant deux domestiques ?

ALICE.

Oui, en principe, parce qu’il est officier… mais les domestiques s’en vont à chaque instant, si bien que parfois nous n’en avons pas du tout… le plus souvent. Comment vais-je m’en tirer pour le souper ? Oh, si le feu pouvait prendre à la maison !

KURT.

Calme-toi, Alice, calme-toi.

ALICE.

Si la mer pouvait monter jusqu’ici et nous emporter !

KURT.

Non, non, non ! je ne peux pas entendre ça.

ALICE.

Que va-t-il dire ? Que va-t-il dire ? Ne t’en va pas, Kurt, ne me quitte pas.

KURT.

Non, ma pauvre amie, je ne m’en irai pas.

ALICE.

Oui, mais quand tu seras parti…

KURT.

Est-ce qu’il t’a frappée ?

ALICE.

Moi ? Oh non, car il sait qu’alors je m’en irais : il faut bien garder quelque fierté. (On entend au dehors : « Halte. Qui est-là ? – Ami. »)

KURT, se levant.

Est-ce lui ?

ALICE, effrayée.

Oui, c’est lui. (Un silence.)

KURT.

Qu’allons-nous faire, au nom du ciel ?

ALICE.

Je ne sais pas, je ne sais pas.

LE CAPITAINE, arrivant par le fond, gaîment.

Là, me voilà libre… Eh bien, elle a eu le temps de se plaindre. N’est-ce pas qu’elle est malheureuse ?

KURT.

Quel temps fait-il dehors ?

LE CAPITAINE.

C’est une demi-tempête… (Plaisantant, il ouvre un peu la porte.) Le seigneur Barbe-Bleue, est dans la tour avec la jeune femme ; dehors la sentinelle va et vient, sabre au clair, et surveille la jolie dame… sur quoi arrivent les frères, mais la garde est toujours là, voyez ! En cadence ! C’est une bonne garde. Voyez : mélitamtamta, melitalialei ! Si nous dansions la danse du sabre ? Il faut que Kurt voie ça.

KURT.

Non, au lieu de cela joue donc « L’entrée des Boyards » .

LE CAPITAINE.

Tu la connais ? Alice, viens, viens, en tablier de cuisine, et joue. Viens donc, te dis-je. (Alice va au piano à contre-cœur, il la pince au bras.) Tu viens de me calomnier.

ALICE.

Moi ? (Kurt se détourne. Alice joue l’Entrée des Boyards. Le capitaine exécute, derrière son bureau, une sorte de danse hongroise, et fait cliqueter ses éperons. Puis il s’affaisse par terre, sans que Kurt et Alice le remarquent ; cette dernière achève le morceau.)

ALICE, sans se retourner.

Reprenons-nous ? (Silence. Elle se retourne et voit le capitaine gisant sans connaissance, caché au spectateur par le bureau.) Seigneur Dieu ! (Elle reste debout, les bras croisés sur la poitrine et pousse un soupir, comme pleine de reconnaissance et de soulagement.)

KURT se retourne et se précipite vers le capitaine.

Qu’y a-t-il ? Qu’y a-t-il ?

ALICE, au comble de l’excitation.

Il est mort ?

KURT.

Je ne sais pas. Aide-moi.

ALICE.

Je ne peux pas le toucher… est-il mort ?

KURT.

Non, il vit. (Alice soupire. Kurt aide le capitaine qui se relève et s’asseoit sur une chaise.)

LE CAPITAINE.

Que s’est-il passé ? (Silence.) Que s’est-il passé ?

KURT.

Tu es tombé.

LE CAPITAINE.

Qu’est-il arrivé ?

KURT.

Tu es tombé par terre. Comment te sens-tu maintenant ?

LE CAPITAINE.

Moi ? Je n’ai absolument rien. Je n’ai eu conscience de rien. Pourquoi restez-vous là, bouche bée ?

KURT.

Tu es malade.

LE CAPITAINE.

Que me racontez-vous là ? Joue, Alice… Ah ! voilà que ça me reprend. (Il se tient la tête.)

ALICE.

Tu vois bien que tu es malade ?

LE CAPITAINE.

Ne crie pas. Ce n’est qu’un évanouissement.

KURT.

Il faut appeler un médecin… Je cours au téléphone.

LE CAPITAINE.

Je ne veux pas de médecin.

KURT.

Il faut en appeler un. Il le faut, au moins pour nous, autrement nous serions responsables.

LE CAPITAINE.

S’il vient, je le chasse… je l’abats comme un chien… Ah voilà que cela me reprend… (Il se tient la tête.)

KURT, allant à la porte de droite.

Je vais au téléphone. (Il sort, Alice enlève son tablier.)

LE CAPITAINE.

Veux-tu me donner un verre d’eau ?

ALICE.

Je ne puis faire autrement. (Elle lui donne un verre d’eau.)

LE CAPITAINE.

Comme c’est aimable à toi !

ALICE.

Es-tu malade ?

LE CAPITAINE.

Pardonne-moi de ne pas me sentir bien.

ALICE.

Tu veux donc te soigner ?

LE CAPITAINE.

Tu ne voudrais sans doute pas ?

ALICE.

Tu peux en être persuadé.

LE CAPITAINE.

La voici venue, l’heure que tu as si longtemps attendue.

ALICE.

Oui, celle qui, à ce que, tu croyais, ne devait jamais venir.

LE CAPITAINE.

Il ne faut pas m’en vouloir.

KURT, rentrant par la droite.

C’est désolant…

ALICE.

Qu’a-t-il répondu ?

KURT.

On a sonné et… c’est tout.

ALICE, au capitaine.

Voilà le résultat de ton orgueil insensé.

LE CAPITAINE.

Je crois que cela va plus mal… Tâchez d’obtenir qu’un médecin vienne de la ville.

ALICE, allant au télégraphe.

Par télégraphe alors.

LE CAPITAINE, se levant à demi, ébahi.

Tu sais… télégraphier ?

ALICE, télégraphiant.

Oui, je sais.

LE CAPITAINE.

Ah !… très bien… Ce qu’elle est fausse ! (À Kurt.) Viens t’asseoir près de moi. (Kurt s’assied à côté du capitaine.) Tiens-moi par la main… Je suis assis, et je tombe par terre… imagine-t-on cela ? C’est extraordinaire.

KURT.

As-tu déjà eu des attaques de ce genre ?

LE CAPITAINE.

Jamais.

KURT.

En attendant la réponse de la ville, je vais aller parler au docteur. Il t’a déjà soigné ?

LE CAPITAINE.

Oui, il m’a soigné.

KURT.

Alors il connaît ton tempérament. (Il se dirige vers la gauche.)

ALICE.

Nous allons avoir la réponse dans un instant. C’est gentil à toi, Kurt, mais reviens vite.

KURT.

Aussi vite que je pourrai. (Il sort.)

LE CAPITAINE.

Il est gentil, Kurt, et si changé !

ALICE.

Oui, et à son avantage. Cependant je le plains d’avoir eu à pénétrer dans notre misère, et précisément en ce moment.

LE CAPITAINE.

… Pour nous féliciter !… Je voudrais savoir où il en est exactement. As-tu remarqué qu’il ne voulait pas parler de sa famille ?

ALICE.

Oui, je l’ai remarqué… mais je crois qu’aussi personne ne le lui a demandé.

LE CAPITAINE.

Songe donc… sa vie ! Et la nôtre ! Je voudrais bien savoir si la vie de tout le monde ressemble à cela ?

ALICE.

Peut-être, bien que les autres n’en parlent pas autant que nous.

LE CAPITAINE.

J’ai pensé parfois que le malheur attire le malheur, et que les gens heureux effarouchent le malheur. Voilà pourquoi nous ne verrons jamais autre chose que de la misère.

ALICE.

As-tu connu une famille heureuse ?

LE CAPITAINE.

Laisse-moi réfléchir… Non… pourtant… celle d’Enmark ?

ALICE.

Allons donc ! La femme a été opérée l’année dernière.

LE CAPITAINE.

C’est vrai… oui… alors je ne sais pas… pourtant, celle de Kraft ?

ALICE.

Oui, la famille tout entière vivait une idylle : elle était dans l’aisance, jouissait de la considération, avait des enfants raisonnables, les a bien mariés, et cela dura ainsi pendant quinze ans. Alors arriva l’histoire de cette cousine qui commit un crime, d’où la prison et ce qui s’en suit… et c’en fut fait de leur tranquillité. Le nom de la famille fut déshonoré dans tous les journaux… le procès Kraft empêcha cette famille, autrefois si fêtée, de se montrer ; il fallut retirer les enfants de leurs écoles… Ah Dieu !

LE CAPITAINE.

Je voudrais bien savoir quelle maladie je puis avoir.

ALICE.

Qu’est-ce que tu crois ?

LE CAPITAINE.

C’est le cœur… ou le cerveau. C’est comme si mon âme voulait s’envoler et se dissoudre en un nuage de fumée.

ALICE.

As-tu de l’appétit ?

LE CAPITAINE.

Oui. Où en est ce souper ?

ALICE, marchant avec agitation dans la pièce.

Je vais demander à Jenny.

LE CAPITAINE.

Mais elle est partie.

ALICE.

Oui, oui, oui.

LE CAPITAINE.

Sonne Christel ; je voudrais de l’eau fraîche.

ALICE sonne.

Comment… (Elle resonne.) Elle n’entend pas.

LE CAPITAINE.

Va voir si elle ne serait pas partie elle aussi.

ALICE va ouvrir la porte de gauche.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Sa malle est toute prête, dans le corridor.

LE CAPITAINE.

Alors elle est partie.

ALICE.

Oh ! c’est un enfer. (Elle éclate en sanglots, se jette à genoux et pose sa tête sur un siège.)

LE CAPITAINE.

Et tout à la fois ! Et il a fallu que Kurt vienne et voie notre misère. S’il y a encore une humiliation à subir, qu’elle arrive maintenant, tout de suite.

ALICE.

Oh ! sais-tu ce que je prévois ? Kurt ne reviendra pas.

LE CAPITAINE.

Je l’en crois bien capable.

ALICE.

Oui, nous sommes maudits.

LE CAPITAINE.

Que veux-tu dire ?

ALICE.

Tu ne vois donc pas quelle horreur nous inspirons à tout le monde ?

LE CAPITAINE.

Je m’en moque bien. (Bruit du télégraphe.) Voici la réponse. Silence… Je l’entends. Aucun docteur n’a le temps… Malédiction !… Tas de canailles !

ALICE.

Voilà ce que c’est d’avoir méprisé tes médecins… et négligé de régler leurs honoraires.

LE CAPITAINE.

Ce n’est pas exact…

ALICE.

Même quand tu le pouvais, tu ne voulais pas leur payer leurs honoraires, parce que tu n’as guère d’estime pour leur travail, de même que tu méprises mon travail et celui de tous les autres. Ils ne veulent pas venir… Et, au téléphone, on nous a coupé la communication, parce que tu prétendais qu’il ne marchait pas. Rien n’a de valeur que tes fusils et tes canons.

LE CAPITAINE.

Ne reste pas là à bavarder.

ALICE.

Tout s’écroule !

LE CAPITAINE.

En voilà des superstitions ! C’est digne d’une vieille femme.

ALICE.

Tu verras… Sais-tu que nous devons six mois de gages à Christel ?

LE CAPITAINE.

Elle nous a assez volés.

ALICE.

Sans compter que j’ai dû lui emprunter de l’argent.

LE CAPITAINE.

Je m’en rapporte à toi.

ALICE.

C’est là toute ta reconnaissance. Tu sais très bien que j’ai emprunté cet argent pour le voyage des enfants à la ville.

LE CAPITAINE.

Il est bien revenu, Kurt ! Un coquin, lui aussi, et un lâche. Il n’a pas osé dire qu’il avait assez de nous et qu’il se trouverait mieux au bal du docteur. Il s’attendait sans doute à faire un mauvais souper chez nous. Le misérable, toujours le même !

KURT, rentrant par la gauche.

Oui, mon cher Edgar… C’est bien ce que je disais. Le docteur connaît ton cœur à fond.

LE CAPITAINE.

Mon cœur ?

KURT.

Oui, tu as depuis longtemps un cœur dur…

LE CAPITAINE.

Un cœur de pierre ?

KURT.

Et…

LE CAPITAINE.

C’est dangereux ?

KURT.

Oui, c’est-à-dire…

LE CAPITAINE.

C’est dangereux !

KURT.

Oui.

LE CAPITAINE.

La mort ?

KURT.

Il faut que tu fasses très attention. D’abord : plus de cigares. (Le capitaine jette son cigare.) Et puis, plus de whisky… Ensuite, le lit.

LE CAPITAINE, avec angoisse.

Non, ça je ne veux pas. Pas de lit. Autrement tout est fini : on ne se relève plus jamais. Je m’étendrai cette nuit sur le divan. Qu’a-t-il dit encore ?

KURT.

Il s’est montré très aimable et il viendra immédiatement, si tu le fais appeler.

LE CAPITAINE.

Il s’est montré aimable, l’hypocrite ? Je ne veux pas le voir… Mais, puis-je manger ?

KURT.

Pas ce soir. Et pendant quelques jours, uniquement du lait.

LE CAPITAINE.

Du lait ? Je ne peux pas en avaler une goutte.

KURT.

Il faudra bien t’y habituer.

LE CAPITAINE.

Non, je suis trop vieux pour m’y habituer. (Il se prend la tête.) Oh ! voilà que les douleurs me reprennent. (Il reste assis, immobile, les yeux fixes.)

ALICE, à Kurt.

Qu’a dit le docteur ?

KURT.

Qu’il peut mourir.

ALICE.

Dieu soit loué !

KURT.

Voyons, Alice, voyons !… Maintenant va chercher un coussin et une couverture, je vais l’étendre sur le divan. Et je le veillerai, dans un fauteuil, toute la nuit.

ALICE.

Et moi ?

KURT.

Tu iras te reposer. Ta présence semble aggraver son état.

ALICE.

Ordonne, j’obéis, car tu n’as que de bonnes intentions pour nous deux. (Elle sort par la gauche.)

KURT.

Pour vous deux, remarque-le bien : je ne prendrai pas parti entre vous. (Il prend une carafe et sort par la droite. On entend souffler le vent au dehors ; la porte du fond s’ouvre sous sa poussée et une vieille, d’aspect pauvre et rébarbatif, regarde du seuil.)

LE CAPITAINE s’éveille, se soulève et jette les yeux autour de lui.

Voilà, ils m’ont abandonné, les misérables ! (Il aperçoit la vieille et manifeste de l’inquiétude.) Qui est là ? Que voulez-vous ?

LA VIEILLE.

Je voulais simplement fermer la porte, mon bon monsieur.

LE CAPITAINE.

Pourquoi ça… pourquoi ?

LA VIEILLE.

Parce que le vent l’a ouverte au moment où je passais.

LE CAPITAINE.

Tu entrais pour voler.

LA VIEILLE.

Il n’y aurait pas grand’chose à prendre, à ce que dit Christel.

LE CAPITAINE.

Christel !

LA VIEILLE.

Bonne nuit, monsieur. Dormez bien. (Elle ferme la porte et s’en va. Alice rentre par la gauche avec un coussin et une couverture.)

LE CAPITAINE.

Qui était là, à la porte ? Y avait-il quelqu’un ?

ALICE.

Oui, la vieille Maja, de l’Asile, est passée.

LE CAPITAINE.

Tu en es sûre ?

ALICE.

Tu as donc peur ?

LE CAPITAINE.

Moi, peur ? Oh non.

ALICE.

Puisque tu ne veux pas te mettre au lit, étends-toi.

LE CAPITAINE va s’étendre sur le divan.

C’est ici que je veux me coucher. (Il veut prendre la main d’Alice, mais elle la retire. Kurt rentre avec la carafe pleine.) Kurt, ne me quitte pas.

KURT.

Je resterai près de toi toute la nuit. Alice ira se coucher.

LE CAPITAINE.

Alors, bonne nuit, Alice.

ALICE, à Kurt.

Bonne nuit, Kurt.

KURT.

Bonne nuit. (Il prend un siège et s’asseoit près du divan.) Tu ne veux pas retirer tes bottes ?

LE CAPITAINE.

Non, un guerrier doit toujours être sous les armes.

KURT.

Tu t’attends donc à une bataille ?

LE CAPITAINE.

Peut-être ! (Il se dresse sur son lit.) Kurt, tu es le seul homme devant lequel je me sois mis à nu. Écoute : si je meurs cette nuit… pense à mes enfants.

KURT.

J’y penserai.

LE CAPITAINE.

Merci. Je compte sur toi.

KURT.

Peux-tu expliquer pourquoi tu comptes sur moi ?

LE CAPITAINE.

Nous n’avons pas été des amis, car je ne crois pas à l’amitié, et nos deux familles étaient ennemies-nées et se sont toujours fait la guerre…

KURT.

Et malgré cela tu comptes sur moi ?

LE CAPITAINE.

Oui, et je ne sais pas pourquoi. (Un long silence.) Crois-tu que je vais mourir ?

KURT.

Tu mourras comme nous tous. Il ne sera pas fait d’exception pour toi.

LE CAPITAINE.

Éprouves-tu de l’amertume ?

KURT.

Oui. As-tu peur de la mort ? La brouette et la plate-bande…

LE CAPITAINE.

Songe donc, si tout n’était pas fini à la mort ?

KURT.

Beaucoup ont cette conviction.

LE CAPITAINE.

Et après ?

KURT.

De pures surprises, je suppose.

LE CAPITAINE.

Mais on ne sait rien de précis.

KURT.

Non, c’est justement cela. Voilà pourquoi il faut être prêt à tout.

LE CAPITAINE.

Tu n’as pourtant pas l’enfantillage de croire à… l’enfer ?

KURT.

Tu n’y crois pas, et tu vis en plein enfer !

LE CAPITAINE.

Ce n’est qu’au figuré.

KURT.

Tu as dépeint le tien avec tant de vérité que cela exclut toute idée d’image, poétique ou autre. (Un silence.)

LE CAPITAINE.

Si tu savais quelles tortures j’endure !

KURT.

Des tortures physiques ?

LE CAPITAINE.

Non, pas physiques.

KURT.

Alors, elles sont morales. Il n’y a pas de troisième possibilité. (Un silence.)

LE CAPITAINE, se dressant sur son lit.

Je ne veux pas mourir.

KURT.

Tout à l’heure tu souhaitais l’anéantissement.

LE CAPITAINE.

Oui, s’il s’accomplit sans souffrances.

KURT.

Mais il n’en est pas ainsi.

LE CAPITAINE.

Est-ce donc cela l’anéantissement ?

KURT.

C’en est le commencement.

LE CAPITAINE.

Bonne nuit.

KURT.

Bonne nuit !

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