IV

Même décor, le soir. Par la fenêtre on voit toujours, au fond, la sentinelle sur la batterie. Les couronnes de laurier sont accrochées à un fauteuil. La suspension est allumée.

Le capitaine, pâle et les yeux creux, avec quelques cheveux gris, dans une tenue d’uniforme usagée, en bottes, est assis devant son bureau et fait une patience. Il a son lorgnon. (La musique de l’entr’acte continue, une fois le rideau levé, jusqu’à l’entrée d’un second personnage.) Le capitaine, tout en maniant ses cartes, tressaille de temps à autre, lève anxieusement les yeux et prête l’oreille. La patience ne semble pas réussir, il donne des signes d’énervement et brouille les cartes. Puis il va à la fenêtre de gauche, l’ouvre, et jette le jeu de cartes par la fenêtre. Celle-ci reste ouverte, mais bat de temps à autre. – Il va à l’armoire, est effrayé par le bruit que fait la fenêtre, si bien qu’il se retourne pour voir ce qui se passe. Il prend deux flacons de whisky, flacons sombres et carrés, les examine soigneusement, et les jette par la fenêtre. Il prend des boîtes de cigares, en ouvre une qu’il sent, et les jette par la fenêtre. – Ensuite, il ôte son lorgnon, l’essuie et essaye comment il voit avec, puis il le jette par la fenêtre. Il trébuche entre les meubles comme s’il y voyait mal et pose sur le chiffonnier un candélabre à six bougies. Il remarque soudain les couronnes de laurier, les prend et se dirige vers la fenêtre, mais revient. Il saisit la housse du piano et y enveloppe soigneusement les couronnes ; il prend des épingles sur le bureau et ferme avec elles le paquet, qu’il pose sur un siège.

Il va au piano, frappe les touches avec le poing, puis il le ferme et jette la clef par la fenêtre. Ensuite il allume les lampes du piano, va à l’étagère, y prend le portrait de sa femme et le déchire en morceaux qu’il jette par terre. La fenêtre bat de nouveau et il est encore une fois effrayé. Après s’être rassuré, il prend les portraits de son fils et de sa fille, les baise vivement et les met dans une poche sur sa poitrine. Quant aux autres portraits, il les fait tomber à terre et du pied les met en tas.

Alors il s’assied, las, à son bureau, et se tient le cœur. Il allume la lampe du bureau et soupire, puis regarde fixement devant lui, comme s’il voyait des visages désagréables à regarder. Il se lève et va au chiffonnier, ouvre la tablette et prend un paquet de lettres attachées par un ruban de soie bleue ; il les jette dans le poêle, et ferme le chiffonnier.

À ce moment le télégraphe frappe une seule fois puis s’arrête. Le capitaine tressaute, dans une angoisse mortelle, et reste debout, écoutant, la main sur son cœur. Mais comme il n’entend plus rien au télégraphe, il prête l’oreille vers la porte de gauche. Il y va, l’ouvre et fait un pas dans la pièce voisine, puis rentre tenant sur le bras un chat dont il caresse le dos. – Enfin il sort par la droite. – C’est à ce moment que cesse la musique.

Alice entre par le fond, en toilette de ville, les cheveux noirs, avec un chapeau et des gants ; toilette élégante. Elle regarde avec étonnement les nombreuses lumières.

Kurt entre par la gauche, nerveux.

ALICE.

On se croirait la veille de Noël.

KURT.

Eh bien !

ALICE lui tend sa main à baiser.

Remercie-moi. (Il lui baise la main sans empressement.) Six témoins, dont quatre fermes comme des rocs. La déclaration est faite, et la réponse arrivera ici par le télégraphe… ici, en pleine forteresse.

KURT.

Ah !

ALICE.

Dis moi « merci » et non pas « ah ! »

KURT.

Pourquoi a-t-il allumé tant de lumières ?

ALICE.

Parce qu’il a peur dans l’obscurité, naturellement. Regarde cet appareil télégraphique, est-ce qu’il ne ressemble pas à un moulin à café : je mouds, je mouds, et les grains craquent… on dirait des dents qu’on arrache.

KURT.

Qu’a-t-il fait ici, dans cette pièce ?

ALICE.

Il semble qu’il veuille s’en aller. C’est en bas, là-dessous, que tu t’en iras.

KURT.

Alice, ne parle pas ainsi. Je trouve que c’est troublant : il a été mon ami dans notre jeunesse et il m’a mainte fois témoigné de la bienveillance dans mes moments difficiles. C’est malheureux pour lui…

ALICE.

Et pas pour moi, qui ne suis pas coupable, moi qui ai dû sacrifier ma carrière pour ce monstre ?

KURT.

Comment était-elle ta carrière ? Était-elle si brillante ?

ALICE, furieuse.

Que dis-tu ? Sais-tu qui je suis, qui j’étais ?

KURT.

Allons, allons !

ALICE.

Est-ce que toi aussi tu vas commencer, déjà ?

KURT.

Déjà ? (Alice lui saute au cou et l’embrasse. Il la prend dans ses bras et la mord à la faire crier.)

ALICE.

Tu me mords.

KURT, hors de lui.

Oui, je veux te mordre la gorge et sucer ton sang, comme un lynx. Tu as réveillé en moi l’animal sauvage que, pendant des années, j’ai essayé de tuer à force de renoncements et de tortures. Quand je suis venu ici, je croyais être un peu meilleur que vous, mais maintenant je suis le plus misérable. Depuis que je t’ai vue dans toute ton effrayante nudité, depuis que ma passion m’a aveuglé, je sens toute la puissance du mal : le haïssable devient beau, le bon devient haïssable et faible… Viens, je vais t’étouffer dans un baiser. (Il l’étreint dans ses bras.)

ALICE, lui montrant sa main gauche.

Vois-tu la trace de la chaîne que tu as brisée ? J’étais serve, me voilà libre.

KURT.

Mais je t’enchaînerai.

ALICE.

Toi ?

KURT.

Moi.

ALICE.

J’ai cru un moment que tu étais…

KURT.

Pieux ?

ALICE.

Oui, tu parlais de la chute…

KURT.

En ai-je réellement parlé ?

ALICE.

Et je croyais que tu étais venu pour prêcher…

KURT.

Tu te figurais cela ? En une heure nous pouvons être en ville… là tu verras qui je suis.

ALICE.

Alors, allons ce soir au théâtre pour nous montrer. C’est lui qui aura la honte de ma fuite. Comprends-tu ?

KURT.

Je commence à comprendre. La prison ne suffit pas…

ALICE.

Non, ce n’est pas suffisant. Il faut qu’il ait aussi la honte.

KURT.

Quel monde merveilleux. C’est toi qui commets l’acte honteux, et c’est sur lui que rejaillit la honte !

ALICE.

Puisque le monde est si absurde.

KURT.

Il semble que ces murs de prison se soient imprégnés de tous les vices des criminels et on n’a qu’à respirer ici pour les contracter à son tour. Tu as songé au théâtre, et à un souper, je présume. Je songeais, moi, à mon fils.

ALICE, le frappant sur la bouche avec son gant.

Rustre. (Kurt lève la main pour lui donner un soufflet. Elle se dérobe.) Tout beau !

KURT.

Pardonne-moi.

ALICE.

À genoux ! (Il se jette à genoux.) À plat ventre. (Il se prosterne, le front à terre.) Baise-moi le pied. (Il lui baise le pied.) Et ne recommence plus jamais. Debout.

KURT, se relevant.

Où suis-je tombé ! Où suis-je ?

ALICE.

Tu le sais.

KURT, jetant les yeux autour de lui avec épouvante.

Je croirais presque…

LE CAPITAINE entre par la droite, misérable, s’appuyant sur une canne.

Puis-je te parler, Kurt, à toi seul ?

ALICE.

S’agit-il de sortie avec les honneurs de la guerre ?

LE CAPITAINE, s’asseyant près de la table à ouvrage.

Veux-tu avoir la bonté, Kurt, de t’asseoir un moment près de moi ? Et veux-tu, Alice, pour un moment… nous laisser en repos ?

ALICE.

Qu’est-ce que cela signifie ?… Nouveaux signaux ! (À Kurt.) Assieds-toi, je t’en prie. (Il s’asseoit à contre-cœur.) Et écoute les paroles de la Vieillesse et de la Sagesse… Si le télégramme arrivait… préviens-moi. (Elle sort par la gauche.)

LE CAPITAINE, digne, après un silence.

Peux-tu comprendre une destinée comme la mienne, comme la nôtre ?

KURT.

Non, pas plus que je ne peux comprendre la mienne.

LE CAPITAINE.

Quel peut donc être le sens de ce ramassis d’êtres ?

KURT.

Dans mes meilleurs moments, j’ai cru que précisément le sens en était que nous ne pouvons pas en découvrir la signification et que nous devons pourtant nous courber…

LE CAPITAINE.

Nous courber ! Sans un solide point d’appui en dehors de moi, je ne peux pas me courber.

KURT.

Très juste, mais toi, comme mathématicien, tu dois pourtant être capable de trouver le point inconnu, quand on t’en donne plusieurs connus…

LE CAPITAINE.

Je l’ai cherché et… je ne l’ai pas trouvé.

KURT.

C’est que ton calcul était faux ; recommence.

LE CAPITAINE.

Je recommencerai. Mais dis-moi : d’où te vient ta résignation ?

KURT.

Je n’en ai pas du tout. Ne me surestime pas.

LE CAPITAINE.

Comme tu l’as peut-être remarqué, voici comment j’ai compris l’art de la vie : éliminer… autrement dit : effacer et continuer. Je me suis, de bonne heure, fait un sac où je mettais les humiliations. Et quand il était plein, je le jetais à la mer. Je ne crois pas que personne ait subi autant d’humiliations que moi. Mais quand je les avais rayées et que j’allais de l’avant, elles n’existaient plus.

KURT.

J’ai remarqué comment tu as remanié ta vie et ton entourage.

LE CAPITAINE.

Sans cela comment aurais-je pu vivre ? Comment aurais-je pu y tenir ? (Il se met la main sur le cœur.)

KURT.

Comment te sens-tu ?

LE CAPITAINE.

Mal. (Un silence.) Mais un moment vient où la faculté de « remanier », comme tu dis, cesse. Et alors la vérité est là, dans toute sa nudité. C’est épouvantable. (Il a parlé sur le ton larmoyant d’un vieillard, avec la mâchoire inférieure pendante.) Vois-tu, mon cher ami, (Se dominant, il reprend, de sa voix ordinaire.) quand je suis allé en ville récemment et que j’ai parlé au médecin, (Reprenant le ton larmoyant.) il m’a dit que j’étais un homme fini… (De sa voix ordinaire.) et que je ne pouvais plus vivre longtemps.

KURT.

Il t’a dit cela ?

LE CAPITAINE, des larmes dans la voix.

Oui, voilà ce qu’il m’a dit.

KURT.

Ce n’était donc pas vrai ?

LE CAPITAINE.

Quoi ? Ah, oui… non, ce n’était pas vrai. (Un silence.)

KURT.

Est-ce que le reste non plus n’était pas vrai ?

LE CAPITAINE.

Qu’a dit mon frère ?

KURT.

Que mon fils est envoyé ici d’office, comme volontaire ?

LE CAPITAINE.

Je n’ai jamais entendu parler de ça.

KURT.

Vois-tu, ta faculté de supprimer tes propres atrocités est prodigieuse.

LE CAPITAINE.

Je ne comprends pas ce que dit mon frère.

KURT.

Alors, c’en est fait de toi.

LE CAPITAINE.

Oui, il ne me reste plus beaucoup à vivre.

KURT.

Écoute : peut-être ne t’es-tu pas non plus occupé de ton divorce ?

LE CAPITAINE.

Mon divorce ? Non, il n’en a pas été question.

KURT, se levant.

Veux-tu reconnaître que tu as menti ?

LE CAPITAINE.

Mon frère emploie de bien grands mots. Nous avons tous besoin d’indulgence.

KURT.

Tu le reconnais ?

LE CAPITAINE, nettement, d’une voix claire.

Oui, je le reconnais. Pardonne-moi, Kurt, pardonne-moi tout.

KURT.

Voilà une parole d’homme. Mais je n’ai rien à te pardonner. Et je ne suis pas l’homme que tu crois. Je ne le suis plus. Et surtout je ne suis pas celui qui serait digne de recevoir ta confession.

LE CAPITAINE.

La vie a été si extraordinaire ! si hostile, si mauvaise, depuis mon enfance… et les hommes ont été si méchants que, moi aussi, je le suis devenu. (Kurt va et vient avec agitation, regarde l’appareil télégraphique.) Qu’est-ce que tu regardes ?

KURT.

Peut-on couper un télégramme ?

LE CAPITAINE.

Non, pas facilement.

KURT, avec une agitation croissante.

Qui est l’adjudant Ostberg ?

LE CAPITAINE.

C’est un honnête homme, un peu commerçant, cela s’entend.

KURT.

Et quel homme est le directeur des douanes ?

LE CAPITAINE.

C’est, à vrai dire, mon ennemi, mais je n’ai rien à lui reprocher.

KURT, regardant par la fenêtre à travers laquelle on voit se mouvoir une lanterne.

Que font-ils, là dehors, sur la batterie, avec une lanterne ?

LE CAPITAINE.

Est-ce qu’il y a une lanterne ?

KURT.

Oui, et des gens qui s’agitent.

LE CAPITAINE.

C’est sans doute un « coup de main », comme nous appelons ça.

KURT.

C’est-à-dire ?

LE CAPITAINE.

Un agent, avec quelques hommes : c’est probablement un pauvre diable qu’on va conduire en prison.

KURT.

Oh ! (Un silence.)

LE CAPITAINE.

Maintenant que tu connais Alice, que penses-tu d’elle ?

KURT.

Je ne saurais dire… je ne me connais pas en hommes. Elle est pour moi aussi inexplicable que toi et que moi-même. Je commence en effet à arriver à l’âge où la sagesse reconnaît : « Je ne sais rien, je ne comprends rien ». Mais quand je vois commettre un acte, je désire en connaître le mobile… Pourquoi l’as-tu jetée à la mer ?

LE CAPITAINE.

Je ne sais pas. Il m’a semblé tout naturel, tandis qu’elle se tenait sur le pont, qu’elle dût aller au fond.

KURT.

Et tu ne t’en es jamais repenti ?

LE CAPITAINE.

Jamais.

KURT.

C’est étrange.

LE CAPITAINE.

Oui, évidemment, c’est surprenant, si surprenant que je ne puis croire que ce soit moi qui aie commis une action si basse.

KURT.

Et tu n’as pas pensé qu’elle se vengerait ?

LE CAPITAINE.

Elle l’a fait, copieusement. Et je trouve cela tout naturel.

KURT.

Comment as-tu pu en arriver si vite à une résignation aussi cynique ?

LE CAPITAINE.

Depuis que j’ai regardé la mort en face, la vie s’est montrée à moi sous un autre angle… Écoute, si tu devais te prononcer entre Alice et moi, à qui donnerais-tu raison ?

KURT.

Ni à l’un ni à l’autre, mais à tous deux j’accorderais une pitié infinie, un peu plus à toi peut-être.

LE CAPITAINE.

Donne-moi ta main, Kurt.

KURT lui tend une main et pose l’autre sur son épaule.

Vieil ami !

ALICE, entrant de gauche, une ombrelle à la main.

Non, quelle touchante intimité ! Oh, l’amitié ! Le télégramme n’est pas encore arrivé ?

KURT, froidement.

Non.

ALICE.

Ce retard me rend impatiente et quand je suis impatiente, je précipite les événements. Regarde, Kurt, je lui donne maintenant le dernier coup… et il tombe. D’abord je charge, – je connais la méthode du fusil, la fameuse méthode, aux cinq mille exemplaires invendus – et je vise : feu. (Elle vise avec son ombrelle.) Comment va ta nouvelle femme ? cette jeune et belle inconnue ? Tu n’en sais rien. Mais je sais, moi, comment va mon amant. (Elle prend Kurt par le cou et lui donne un baiser : il la repousse.) Il va bien, mais il est encore timide. Malheureux, toi que je n’ai jamais aimé, toi qui étais trop orgueilleux pour être jaloux, tu n’as pas vu comme je t’ai trompé, à ton nez. (Le capitaine tire son sabre et se jette sur elle pour la frapper, mais il n’atteint que les meubles.) Au secours, au secours ! (Kurt reste immobile.)

LE CAPITAINE s’effondre, son sabre à la main.

Judith, venge-moi.

ALICE.

Hurrah ! Il meurt. (Kurt se retire au fond de la scène.)

LE CAPITAINE, se relevant.

Pas encore ! (Il remet son sabre au fourreau et va s’asseoir dans le fauteuil près de la table à ouvrage.) Judith ! Judith !

ALICE, allant à Kurt.

Maintenant je pars… avec toi.

KURT la repousse si violemment qu’elle tombe à genoux.

Va-t’en à l’abîme d’où tu es sortie. Adieu, pour toujours. (Il s’éloigne.)

LE CAPITAINE.

Ne m’abandonne pas, Kurt : elle me tuera.

ALICE.

Kurt, ne me quitte pas, ne nous quitte pas !

KURT.

Adieu ! (Il sort)

ALICE, se retournant contre Kurt.

Le misérable ! Et voilà ton ami !

LE CAPITAINE, avec douceur.

Pardonne-moi, Alice, et viens ici, viens vite.

ALICE, au capitaine.

Le plus grand misérable et le plus bel hypocrite que j’aie jamais rencontré de ma vie. Tu sais, tu es tout de même un homme.

LE CAPITAINE.

Alice, écoute-moi. Je n’ai plus longtemps à vivre.

ALICE.

Vraiment !

LE CAPITAINE.

Le médecin l’a dit.

ALICE.

Alors, le reste non plus n’était pas vrai ?

LE CAPITAINE.

Non.

ALICE, hors d’elle.

Oh ! qu’ai-je fait !

LE CAPITAINE.

Tout peut se réparer.

ALICE.

Non, c’est irréparable.

LE CAPITAINE.

Rien n’est irréparable, pourvu que l’on efface et que l’on reprenne sa route.

ALICE.

Mais le télégramme, le télégramme !

LE CAPITAINE.

Quel télégramme ?

ALICE, à genoux, près du capitaine.

Sommes-nous des réprouvés ? Était-ce donc notre destinée ? Je me suis… je nous ai fait sauter tous deux. Pourquoi m’as-tu considérée comme une folle ? Et pourquoi faut-il que cet homme soit venu et m’ait tentée… Nous sommes perdus ! Tout aurait été réparé, tout aurait été pardonné, grâce à ta grandeur d’âme.

LE CAPITAINE.

Qu’y a-t-il qui ne puisse être pardonné ? Qu’est-ce que je ne t’ai pas pardonné ?

ALICE.

Tu as raison… mais cette seule chose ne peut être réparée.

LE CAPITAINE.

Il m’est impossible de deviner, bien que je connaisse ta fertilité en fait de méchancetés…

ALICE.

Oh, si je pouvais me tirer de là ! Oh, si je m’en tirais, je te soignerais… Edgar, je t’aimerais.

LE CAPITAINE.

Écoute… Où en suis-je ?

ALICE.

Crois-moi, personne ne peut nous aider… non, pas un être humain ne le peut.

LE CAPITAINE.

Alors, qui donc le pourrait ?

ALICE, regardant le capitaine dans les yeux.

Je ne sais pas ! Songe un peu… que deviendront les enfants avec un nom déshonoré ?

LE CAPITAINE.

Tu as déshonoré notre nom ?

ALICE.

Pas moi, pas moi… Ils seront obligés de quitter leur école. Et quand ils entreront dans la vie, ils seront isolés comme nous, et aussi méchants que nous. Et puis, tu n’as pas vu Judith, à ce que je comprends maintenant !

LE CAPITAINE.

Non. Mais efface donc ! (Le télégraphe se fait entendre. Alice bondit sur ses pieds.)

ALICE, criant.

Le malheur est sur nous. (Au capitaine.) N’écoute pas.

LE CAPITAINE, avec calme.

Je n’écouterai pas, chère enfant, calme-toi.

ALICE, se tient debout près de l’appareil et se lève sur la pointe des pieds pour voir par la fenêtre.

N’écoute pas ! N’écoute pas !

LE CAPITAINE, se bouchant les oreilles.

Je me bouche les oreilles, Lisa, mon enfant.

ALICE, à genoux, les mains au ciel.

Dieu, viens à notre secours ! Voici la patrouille qui vient ! (Pleurant.) Dieu du ciel ! (On la voit remuer les lèvres pour une prière muette. Le télégraphe fait encore entendre son tic tac et une longue bande de papier se déroule : puis tout se tait. Elle se relève, arrache la bande de papier et lit tout bas. Puis elle lève les yeux au ciel, va au capitaine et lui met un baiser sur le front.) Le malheur est évité ! Ce n’est rien ! (Elle s’assied et pleure violemment, la figure dans son mouchoir.)

LE CAPITAINE.

Quels secrets as-tu donc ?

ALICE.

Ne me le demande pas. C’est passé maintenant.

LE CAPITAINE.

Comme tu voudras, mon enfant.

ALICE.

Tu n’aurais pas parlé ainsi il y a trois jours : comment cela se fait-il ?

LE CAPITAINE.

C’est vrai, mon amie. Quand je suis tombé, la première fois, je n’étais qu’une masse inerte au delà de la tombe. Ce que j’ai vu, je l’ai oublié, mais l’impression m’en est restée.

ALICE.

Qu’était-ce donc ?

LE CAPITAINE.

L’espérance… en quelque chose de mieux.

ALICE.

Quelque chose de mieux ?

LE CAPITAINE.

Oui. Que ceci fût la véritable vie, je ne l’ai, en somme, jamais cru… ceci, c’est la mort. Ou quelque chose de pire…

ALICE.

Et nous…

LE CAPITAINE.

Nous avions vraisemblablement pour tâche de nous torturer mutuellement… C’est ce qu’il semble.

ALICE.

Nous sommes-nous suffisamment torturés ?

LE CAPITAINE.

Oui, je le crois… nous avons fait assez de ravages. (Il regarde autour de lui.) Veux-tu que nous mettions de l’ordre ? Et que nous nettoyions ?

ALICE, se relevant.

Oui, si c’est possible.

LE CAPITAINE, examinant la pièce.

Ce ne sera pas l’affaire d’un jour… cela ne se pourrait pas.

ALICE.

Alors de deux… de beaucoup de jours.

LE CAPITAINE.

Espérons ! (Un silence. Il se rassied.) Ainsi tu ne t’es pas libérée encore cette fois. Mais tu ne m’as pas eu non plus. (Alice paraît déconcertée.) Oui, je savais que tu voulais me faire mettre en prison… Mais je passe l’éponge. Tu as déjà fait pire que cela. (Alice reste sidérée.) Et je suis innocent du détournement.

ALICE.

Et maintenant ton intention est que je devienne ta garde-malade ?

LE CAPITAINE.

Si tu veux ?

ALICE.

Que pourrais-je faire d’autre ?

LE CAPITAINE.

Je ne sais pas.

ALICE s’assied, abattue, désespérée.

Ce sont toujours les éternelles tortures. Il n’y a donc pas de fin ?

LE CAPITAINE.

Si, pourvu que nous nous prenions en patience. Peut-être est-ce quand vient la mort que commence la vie.

ALICE.

Si cela pouvait être ! (Un silence.)

LE CAPITAINE.

Tu crois que Kurt est un hypocrite ?

ALICE.

Certes oui, je le crois.

LE CAPITAINE.

Eh bien ! moi, pas. Mais tous ceux qui nous approchent deviennent méchants et suivent leur chemin… Kurt était faible, et le mal est fort. (Un silence.) Regarde comme la vie est devenue banale. Autrefois on frappait, maintenant on ne fait que menacer… Je suis sûr que dans trois mois, nous célébrerons nos noces d’argent… avec Kurt pour témoin… Et le docteur et Gerda eux aussi y assisteront… Le directeur des douanes fera un discours et l’adjudant donnera le signal des hurrahs. Si je connais bien le colonel, il s’invitera lui-même. Oui, tu ris, mais souviens-toi des noces d’argent d’Adolphe… celui qui est dans les chasseurs. La mariée était obligée de porter sa bague à la main droite, parce que le mari, dans une tendre circonstance, lui avait tranché l’annulaire gauche avec un sabre. (Alice tient son mouchoir devant sa bouche pour étouffer son rire.) Tu pleures ? Non, je crois plutôt que tu ris. – Oui, mon enfant, tantôt nous rions, tantôt nous pleurons. Quand avons-nous raison ? Je lisais dernièrement dans un journal qu’un homme avait divorcé sept fois, par conséquent s’était marié sept fois – finalement, à quatre-vingt-dix ans, il se sauva et se remaria… avec sa première femme. Voilà ce que c’est que l’amour ! La vie est-elle sérieuse, ou bien n’est-elle qu’une farce, je n’en sais trop rien. Si c’est une plaisanterie, elle peut être des plus pénibles, et le sérieux est, au fond, ce qu’il y a de plus agréable et de plus tranquille… Mais quand finalement on se conduit avec sérieux, alors arrive quelqu’un qui vous joue des tours… par exemple Kurt… Veux-tu célébrer nos noces d’argent ! (Alice ne bronche pas.) Allons, dis oui. On rira de nous. Mais qu’importe ! Nous rirons avec eux. Ou bien nous garderons notre sérieux, comme cela se trouvera.

ALICE.

Oui, soit.

LE CAPITAINE, avec sérieux.

Ainsi donc, nous célébrerons nos noces d’argent ! (Il se lève.) Passer l’éponge et continuer… Allons, continuons !

RIDEAU

Avant-hier je vous ai envoyé un manuscrit sans titre. Il devait s’intituler « Le Vampire », mais maintenant il doit s’ajouter comme partie intégrante à la « Danse de Mort ». Ou bien pensez-vous que tout l’ouvrage devrait s’appeler « Le Vampire » ?

STRINDBERG à l’un de ses traducteurs.

4 Janvier 1901.

Share on Twitter Share on Facebook