III

Même décor : il fait grand jour. Sur la batterie, la sentinelle continue son va-et-vient. Alice est assise dans le fauteuil de droite ; elle a les cheveux gris.

KURT entre par la gauche, après avoir frappé.

Bonjour, Alice.

ALICE.

Bonjour, mon ami, assieds-toi.

KURT s’assied dans le fauteuil de gauche.

Le vapeur arrive.

ALICE.

Alors je sais ce qui m’attend, s’il y a pris passage.

KURT.

Il y est : j’ai vu briller son casque. Qu’a-t-il été faire en ville ?

ALICE.

Je peux le deviner. Comme il s’est mis en grande tenue, il a été voir le colonel, et comme il a pris ses gants numéro un, il a été faire des visites.

KURT.

As-tu remarqué, hier, son calme ? Depuis qu’il a renoncé à boire et qu’il est devenu tempérant, il est un autre homme : tranquille, réservé, pleins d’égards.

ALICE.

Je connais cela. S’il avait toujours été sobre, ç’aurait été un homme terrible pour l’humanité. Peut-être est-ce un bonheur pour elle qu’avec son whisky il se soit rendu ridicule et inoffensif.

KURT.

L’esprit contenu dans les flacons l’a châtié. Mais as-tu remarqué que, depuis que la mort lui a fait signe, il a pris une dignité qui l’élève ; et il est possible qu’avec la croyance à l’immortalité qui s’est nouvellement éveillée en lui, il se soit fait une autre idée de la vie.

ALICE.

Tu te trompes. Il n’a que le mal en tête. Et ne crois pas ce qu’il dit, car il ment supérieurement. Et il possède l’art de l’intrigue comme pas un…

KURT, considérant Alice.

Alice, qu’est-ce que je vois ? Tes cheveux, en deux nuits, sont devenus gris.

ALICE.

Non, mon ami, ils le sont depuis longtemps. C’est uniquement parce que j’ai cessé de me teindre les cheveux depuis que mon mari est mort. Vingt-cinq ans de forteresse… Sais-tu que ce bâtiment a été autrefois une prison ?

KURT.

Une prison. Les murs en ont bien l’air.

ALICE.

Et mon teint ! Jusqu’à mes enfants qui ont pris un teint de prisonniers.

KURT.

J’ai peine à imaginer comment des enfants peuvent jouer ici, dans ces murs !

ALICE.

Aussi jouait-on rarement. Et les deux qui sont morts, ont péri par manque de lumière.

KURT.

Que crois-tu qui nous attende maintenant ?

ALICE.

Le coup décisif contre nous deux. J’ai vu un éclair, bien connu de moi, briller dans ses yeux pendant que tu lisais le télégramme de Judith. Il l’aurait naturellement atteinte, mais, tu sais, elle est en dehors de la ligne de tir, et la haine est retombée sur toi.

KURT.

À ton avis, que compte-il faire contre moi ?

ALICE.

C’est difficile à dire, mais il a une faculté incroyable pour flairer les secrets d’autrui… et tu as vu comme il a passé toute la journée d’hier dans ton lazaret, comme il a pris un profond intérêt à ton existence, comme il vivait pour tes enfants… l’ogre, vois-tu, je le connais. Sa vie à lui fuit, ou plutôt a fui…

KURT.

J’ai eu aussi l’impression qu’il est déjà de l’autre côté. Son visage est phosphorescent, comme s’il était déjà en décomposition… ses yeux flamboient, comme des feux-follets sur des tombes et sur des landes. Il va arriver. Dis-moi, as-tu pensé à la possibilité qu’il soit jaloux ?

ALICE.

Non, il est bien trop présomptueux pour cela. « Montre-moi l’homme dont je devrais être jaloux ». Voilà ses propres paroles.

KURT.

Tant mieux : ses défauts ont aussi leurs avantages. Ne devrais-je tout de même pas aller au devant lui ?

ALICE.

Sois impoli, autrement il te croira faux. Et quand il commencera à mentir, fais comme si tu le croyais : je sais si bien traduire ses mensonges ! Et, grâce à mon lexique, j’en tire toujours la vérité… Je soupçonne quelque chose de terrible… mais, Kurt, ne perds jamais le contrôle de toi-même. Ma seule supériorité dans nos longues luttes a été que j’ai toujours été sobre et que je gardais par conséquent ma présence d’esprit… Il succombait toujours à cause de son whisky… Ah, nous allons voir.

LE CAPITAINE entre par la gauche, en grande tenue, casque, manteau, gants blancs. Calme, digne, mais pâle et les yeux creux. Il s’avance en trébuchant et s’assied, en gardant son casque et son manteau, à droite, loin d’Alice et de Kurt. Pendant le dialogue suivant il tient son sabre entre ses genoux.

Bonjour ! Excusez-moi de m’asseoir ainsi, mais je suis un peu fatigué.

ALICE et KURT.

Bonjour. Sois le bienvenu.

ALICE.

Comment vas-tu ?

LE CAPITAINE.

Parfaitement bien, un peu fatigué seulement.

ALICE.

Quoi de nouveau en ville ?

LE CAPITAINE.

Pas grand’chose, mais du bon. J’ai été chez le médecin, entre autres, et il m’a dit que je peux vivre encore vingt ans, si je me soigne.

ALICE, à Kurt.

Ça, c’est un mensonge. (Au capitaine.) Voilà une bonne nouvelle, mon cher.

LE CAPITAINE.

Oui, voilà ce qu’il a dit. (Un silence pendant lequel le capitaine regarde Alice et Kurt comme s’il voulait les prier de parler.)

ALICE, à Kurt.

Ne dis rien, laisse-le parler le premier, et il montrera son jeu.

LE CAPITAINE, à Alice.

Tu disais quelque chose ?

ALICE.

Non, je n’ai rien dit.

LE CAPITAINE, lentement.

Écoute, Kurt.

ALICE, à Kurt.

Tu vois, il va accoucher.

LE CAPITAINE.

Je… j’ai été en ville, comme tu sais. (Kurt fait un signe d’assentiment.) Oui, j’y ai fait des connaissances… entre autres, un jeune volontaire (Après une hésitation.) d’artillerie. (Un silence, pendant lequel Kurt montre de l’inquiétude.) Comme… nous manquons précisément de volontaires ici, je me suis entendu avec le colonel pour qu’il vienne ici… Cela devra te réjouir, toi tout particulièrement, quand je t’aurai dit que c’est… ton fils.

ALICE, à Kurt.

Le vampire, tu vois.

KURT.

Dans des circonstances ordinaires, cela réjouirait un père, mais, dans ma situation, cela m’est pénible.

LE CAPITAINE.

Je ne comprends pas pourquoi.

KURT.

Tu n’as pas besoin de comprendre. Il suffit que je ne veuille pas.

LE CAPITAINE.

Vraiment ? Tu crois… Alors sache que le jeune homme vient ici par ordre et qu’à dater de cette minute il est sous mon autorité.

KURT.

Alors je l’obligerai à chercher un autre régiment.

LE CAPITAINE.

Tu ne peux pas, car tu n’as aucun droit sur ton fils.

KURT.

Aucun droit ?

LE CAPITAINE.

Non, car le tribunal l’a confié à sa mère.

KURT.

Alors, je me mettrai en rapports avec sa mère.

LE CAPITAINE.

Ce n’est pas la peine.

KURT.

Pas la peine !

LE CAPITAINE.

Non : je m’en suis occupé. Là ! (Kurt se lève, mais retombe.)

ALICE, à Kurt.

Maintenant, il faut qu’il meure.

KURT.

Oui, c’est bien un ogre.

LE CAPITAINE.

Voilà la chose. (Directement à Alice et à Kurt.) Vous avez dit quelque chose ?

ALICE.

Non. Tu es donc dur d’oreille ?

LE CAPITAINE.

Oui, un peu… Mais si tu t’asseyais plus près, je te dirais quelque chose, entre quatre yeux.

ALICE.

Inutile… et il peut être préférable pour les deux parties d’avoir un témoin.

LE CAPITAINE.

Là tu as raison : il est toujours bon d’avoir des témoins… Mais avant tout : le testament est-il prêt ?

ALICE, lui tendant un papier.

Le notaire l’a rédigé lui-même.

LE CAPITAINE.

En ta faveur… bon. (Il lit le document puis le déchire soigneusement en petits morceaux qu’il jette par terre.) Là voilà l’affaire.

ALICE, à Kurt.

As-tu déjà vu un pareil homme ?

KURT.

Ce n’est pas un homme.

LE CAPITAINE.

Je voudrais dire encore quelque chose à Alice…

ALICE, inquiète.

Je t’en prie.

LE CAPITAINE, toujours avec le même calme.

Conformément au désir que tu as depuis longtemps exprimé de mettre fin à cette vie misérable, conséquence d’une union malheureuse, par suite de l’indifférence avec laquelle tu traites ton mari et tes enfants, et par suite de la négligence avec laquelle tu as tenu ton ménage, je viens, dans mon voyage en ville, de déposer devant le tribunal une demande en divorce.

ALICE.

Vraiment ? Et la raison ?

LE CAPITAINE, toujours aussi calme.

En dehors des raisons sus-mentionnées, j’en ai de personnelles. Comme il est établi que je pense vivre encore vingt ans, j’ai songé à changer cette union malheureuse pour une autre qui me convienne mieux, je veux dire, j’ai songé à unir mon sort à celui d’une femme qui, sans parler du dévouement à son mari, puisse apporter dans le ménage de la jeunesse et, permets-moi de le dire, quelque beauté.

ALICE, ôtant sa bague et la jetant au capitaine.

Tiens !

LE CAPITAINE attrape la bague et la met dans son gousset.

Elle jette son alliance ! Le témoin veut-il avoir la bonté d’en prendre note ?

ALICE se lève, hors d’elle.

Alors, tu as l’intention de me chasser et d’installer une autre femme chez moi ?

LE CAPITAINE.

Tiens !

ALICE.

Eh bien ! alors, nous allons parler clair… Kurt, mon cousin, cet homme s’est rendu coupable d’une tentative de meurtre sur sa femme.

KURT.

Une tentative de meurtre ?

ALICE.

Oui, il m’a jetée dans la mer.

LE CAPITAINE.

Il n’y a pas eu de témoin.

ALICE.

Il ment. Judith l’a vu.

LE CAPITAINE.

Qu’est-ce que cela ferait ?

ALICE.

Elle peut en témoigner.

LE CAPITAINE.

Non, elle ne peut pas, car elle déclare qu’elle n’a rien vu.

ALICE.

Tu lui as appris à mentir.

LE CAPITAINE.

Je n’en ai pas eu besoin, car elle avait déjà reçu tes leçons à ce sujet.

ALICE.

Tu as vu Judith ?

LE CAPITAINE.

Parfaitement !

ALICE.

Ô Dieu, Dieu !

LE CAPITAINE.

La forteresse s’est rendue. On accorde libre sortie à l’ennemi, avec un délai de dix minutes. (Il pose sa montre sur la table.) Dix minutes, montre sur table. (Il se tient debout, la main sur le cœur.)

ALICE, allant vivement au capitaine, le prend par le bras.

Qu’y a-t-il ?

LE CAPITAINE.

Je ne sais pas…

ALICE.

Veux-tu quelque chose ? Veux-tu boire ?

LE CAPITAINE.

Du whisky ? Non, je ne veux pas mourir. Toi… (Il se redresse.) Ne me touche pas. Dix minutes, sinon la garnison est massacrée. (Il tire son sabre.) Dix minutes. (Il sort par le fond.)

KURT.

Qu’est-ce que cet homme-là !

ALICE.

C’est un démon, ce n’est pas un homme !

KURT.

Que veut-il faire de mon fils ?

ALICE.

Il veut l’avoir en otage, pour te dominer, il veut t’isoler des notabilités de l’île… Sais-tu que la population de cette île l’appelle « Le petit enfer » ?

KURT.

Non, je ne le savais pas… Alice tu es la première femme qui ait éveillé ma compassion ; toutes les autres me semblaient avoir mérité leur sort.

ALICE.

Ne m’abandonne pas maintenant, ne me quitte pas, sinon il me frappera… Il m’a frappée pendant vingt-cinq ans… et devant les enfants… il m’a jetée dans la mer.

KURT.

Maintenant que je sais cela, je me dresse absolument contre lui. Je suis venu ici sans animosité, sans souvenir des humiliations qu’il m’a infligées, de ses calomnies. Je lui ai même pardonné quand tu m’as raconté que c’est lui qui m’a séparé de mes enfants… car il était malade, mourant… Mais maintenant qu’il veut me prendre mon fils, il faut qu’il meure… ou ce sera moi.

ALICE.

Bon. La forteresse ne se rend pas. Mais nous la faisons sauter avec lui, quand nous devrions y passer aussi. Je me charge de trouver la poudre.

KURT.

Je n’étais pas en colère quand je suis arrivé ici, et j’ai songé à fuir quand j’ai senti à quel point votre haine me contaminait, mais maintenant je sens un besoin irrésistible de haïr cet homme, comme j’ai haï le mal. Que faire ?

ALICE.

Il m’a appris la tactique. Battre le rappel contre l’ennemi et chercher des alliés.

KURT.

Qu’il ait réussi à découvrir ma femme ! Pourquoi ces deux êtres ne se sont-ils pas rencontrés il y a beau temps ! Ç’aurait été une bataille à faire trembler le monde.

ALICE.

Mais maintenant ces deux belles âmes se sont retrouvées… et il faut les séparer. Je soupçonne où sont ses points vulnérables, car il y a longtemps que je le surveille…

KURT.

Quel est son meilleur ami ici, dans l’île ?

ALICE.

Le directeur du matériel.

KURT.

Est-ce un honnête homme ?

ALICE.

Oui. Et il sait ce que je… je le sais aussi… Il sait ce qui s’est passé entre le capitaine et l’adjudant d’artillerie.

KURT.

Ce qui s’est passé entre eux… que veux-tu dire ?

ALICE.

Des détournements.

KURT.

C’est épouvantable ! Non, je ne veux pas m’occuper de cela… je ne veux pas m’en mêler.

ALICE.

Hahaha ! mon pauvre ami, tu es incapable d’abattre un ennemi.

KURT.

J’en ai été capable autrefois… aujourd’hui, je ne peux plus.

ALICE.

Et pourquoi ?

KURT.

Parce que j’ai découvert… que la justice finit par triompher.

ALICE.

Compte là-dessus ! En attendant il t’a pris ton fils. Regarde mes cheveux gris… oui, tâte comme ils sont encore épais… Il a l’intention de se remarier, et je serai libre d’en faire autant ! – Je suis libre ! Et dans dix minutes il sera aux arrêts, là-dessous, là-dessous. (Elle frappe le sol du pied.) Là-dessous, et je danserai au-dessus de sa tête, je danserai « l’entrée des Boyards »… (Elle fait quelques pas de danse les poings sur les hanches.) … Hahaha ! Et je jouerai du piano pour qu’il l’entende ! (Elle frappe violemment sur le clavier.) Oh ! la tour ouvrira ses portes, et le poste, sabre au clair, ne me gardera plus, mais ce sera lui, mélitamtamta melitalialei… lui, lui, c’est lui qu’elle gardera !

KURT l’a considérée d’un regard ivre.

Alice, tu es donc un démon, toi aussi ?

ALICE saute sur une chaise et décroche les couronnes de laurier.

En m’en allant, je les emporterai avec moi… les lauriers du triomphe ! Et des rubans qui flotteront au vent ! Un peu de poussière, mais toujours verts ! Comme ma jeunesse ! Je ne suis pas vieille, Kurt.

KURT, les yeux étincelants.

Tu es un démon !

ALICE.

Du « petit enfer » ! Écoute, je vais faire toilette… (Elle dénoue ses cheveux.) Je m’habille en deux minutes… je vais trouver, en deux minutes, le directeur du matériel et puis… saute la forteresse !

KURT, même jeu.

Tu es un démon !

ALICE.

C’est ce que tu disais toujours quand nous étions enfants. Te rappelles-tu, quand nous étions enfants et que nous nous sommes fiancés ! Hahaha ! Naturellement, tu étais timide…

KURT, avec gravité.

Alice !

ALICE.

Oui, tu l’étais. Et cela te seyait ! Vois-tu, il y a des femmes hardies qui aiment les hommes timides… et il doit y avoir des hommes timides qui aiment les femmes hardies. Tu m’as bien un peu aimée dans ce temps-là, n’est-ce pas ?

KURT.

Je ne sais plus où je suis.

ALICE.

Chez une comédienne, qui a des manières libres, mais qui est d’ailleurs une femme très distinguée. Oui, oui… mais maintenant je suis libre, libre, libre… Tourne-toi, que je change de corsage… (Elle déboutonne son corsage. Kurt se jette sur elle, la prend dans ses bras et l’enlève de terre, puis lui mord le cou à la faire crier. Ensuite il la jette sur le divan et sort rapidement par la gauche.)

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